LE lendemain à midi, nous six plus Kralick, nous embarquions dans le métro direct pour New York. Nous arrivâmes une heure plus tard, juste à temps pour assister à une démonstration apocalyptiste en tête de ligne. Ils avaient appris que Vornan-19 devait débarquer sous peu à New York et ils commençaient les premières escarmouches.
Un ascenseur nous emmena jusqu’à l’immense hall d’arrivée, inondé d’une foule houleuse d’énergumènes hirsutes et transpirants. Des bannières de lumière vive flottaient en l’air, proclamant des slogans incompréhensibles ou simplement des obscénités d’une grande banalité. La milice de la station essayait désespérément de maintenir l’ordre. Noyant tous les bruits, résonnait la mélopée lugubre d’un chant apocalyptiste, désordonné et incohérent, une sorte de cri anarchique où je ne reconnaissais que quelques mots psalmodiés inlassablement : « La fin… le feu… la fin ! »
Helen McIlwain était fascinée. Ces Apocalyptistes lui semblaient au moins aussi intéressants que les sorciers des tribus qu’elle avait visitées et elle se précipita vers la meute pour visualiser cette expérience de plus près. Quand Kralick eut le réflexe de lui crier de revenir, il était déjà trop tard : elle avait pénétré dans l’enceinte des fauves. Un prophète barbu de la destruction finale se rua vers elle, l’attrapa et déchira l’espèce de cotte de mailles constituée de petits disques en plastique qu’elle portait ce matin. Les disques sautèrent et roulèrent dans toutes les directions, dénudant presque tout le buste d’Helen. Un sein jaillit orgueilleusement, étonnamment ferme pour une femme de son âge et étonnamment bien développé pour sa silhouette aussi mince et presque maigre. Les yeux brillant d’excitation, Helen contemplait son nouveau soupirant. Elle s’accrochait à lui, essayant d’extraire de lui l’essence même de l’Apocalyptisme pendant que lui la secouait, la griffait et la bourrait de coups de poing. Trois miliciens solidement bâtis se dirigèrent vers elle pour lui porter secours, sur les injonctions pressantes de Kralick. Helen accueillit le premier d’un coup de pied monumental dans le bas-ventre qui l’envoya rouler au loin ; le malheureux disparut sous une marée de fanatiques hystériques et nous ne le vîmes pas réapparaître. Les deux autres sortirent et déployèrent leurs baguettes neurales qu’ils utilisèrent pour disperser leurs assaillants. Des hurlements infernaux et des cris perçants de douleur trouèrent la psalmodie qui continuait toujours : « … la fin… le feu… la fin… » Une troupe de filles à moitié nues, les mains sur les hanches défilèrent devant nous comme des majorettes lubriques, nous bouchant la vue. Quand je pus enfin apercevoir le lieu du combat, je me rendis compte que les miliciens s’étaient frayé un chemin jusqu’à Helen et qu’ils la ramenaient en faisant le vide autour d’eux. Helen semblait transfigurée par son expérience. « Merveilleux, merveilleux ! » n’arrêtait-elle pas de dire. « C’est merveilleux ! Une frénésie aussi orgasmique ! » Pendant ce temps, les mots « fin » et « feu », éternellement repris, résonnaient toujours entre les hauts murs du hall.
Kralick offrit sa veste à Helen, mais elle la refusa fermement. C’était le genre de femme qui se fichait qu’une partie de son anatomie fût exposée à la vue, on peut même dire qu’elle y tenait. Finalement, les miliciens parvinrent à nous faire sortir de cet enfer. Comme nous passions les dernières portes, j’entendis un atroce hurlement de douleur, émergeant au-dessus de toutes les autres vociférations. J’imaginai que seul un homme que l’on écartelait avant de le débiter pouvait crier aussi horriblement. En fait, je n’ai jamais su qui avait hurlé ainsi, ni pourquoi.
« … la fiiiin… » Sur ce dernier cri, les portes se refermèrent derrière moi.
Des voitures nous attendaient qui nous emmenèrent dans un hôtel situé en plein centre de Manhattan. Du 125e étage, nous avions une bonne vue sur les chantiers et les travaux de cette zone de la ville en voie de rénovation. Sans la moindre pudeur, Helen et Kolff prirent une chambre double ; les autres n’ayant droit qu’à une chambre pour une personne. Kralick fournit à chacun de nous une épaisse liasse de bandes enregistrées dans lesquelles nous trouverions quelques conseils à propos de la conduite à tenir vis-à-vis de Vornan-19. Je les posai sur une commode sans prendre la peine des les écouter et m’intéressai au spectacle qui se déroulait tout en bas sous mes pieds. Je voyais des silhouettes petites comme des fourmis se déplacer à une allure folle sur des trottoirs roulants. Au hasard des mouvements de la foule, des formes géométriques vues de haut se formaient et se déformaient ; de temps en temps une collision, des petits bras qui gesticulaient absurdement. La fourmilière semblait peu à peu devenir agitée et coléreuse. Parfois, des groupes plus colorés venaient chahuter et s’enfonçaient comme un coin dans la masse houleuse de la foule. Des Apocalyptistes, pensai-je. Depuis combien de temps cela durait-il ? J’étais resté si longtemps à l’écart du monde ; je n’avais pas réalisé que n’importe quelle ville était à présent vulnérable à la force du chaos. Je me détournai de la fenêtre.
Morton Fields entra dans ma chambre. Il accepta le verre que je lui offris et nous nous assîmes, sirotant tranquillement nos rhums.
Je craignais un peu qu’il ne m’entreprenne dans le jargon habituel des psychologues. Mais Fields n’était pas du genre bavard, à parler pour ne rien dire ; son style était direct, incisif et tout à fait compréhensible.
« On croit rêver, vous ne trouvez pas ? me demanda-t-il tout à coup.
— Quoi ? Ce soi-disant homme du futur ?
— Tout cet environnement culturel qui est le nôtre. Cette ambiance générale fin de siècle.
— Vous savez, Fields, nous arrivons au bout d’un siècle qui a été long. Peut-être le monde est-il heureux d’en voir la fin ? Peut-être que toute cette pagaille à laquelle nous assistons est une manière de célébration ? Qu’en dites-vous ?
— Cela se pourrait, admit-il. Vornan-19 serait donc une sorte de guide revenu en arrière pour remettre notre monde sur son axe.
— Vous le pensez vraiment ?
— C’est une possibilité.
— Jusqu’à présent il n’a pas été très utile, pourtant. Il semble déclencher des troubles partout où il passe.
— Ce n’est pas délibéré de sa part. Il n’est pas encore accoutumé à nos mœurs primitives. Si nous lui laissons le temps de nous comprendre et d’assimiler nos vieux tabous, il commencera alors à accomplir des merveilles.
— Pourquoi dites-vous cela ? »
Fields se toucha solennellement l’oreille gauche.
« Garfield, cet homme est doté de pouvoirs charismatiques. Numen. La puissance divine. C’est parfaitement lisible dans son sourire. Ne l’avez-vous pas remarqué ?
— Oui. Oui. Bien sûr. Mais qu’est-ce qui vous fait penser qu’il utilisera ces dons spirituels extraordinaires rationnellement ? Pourquoi ne se contenterait-il pas de se servir de ce charisme pour s’amuser un peu et déclencher quelques émeutes ici ou là ? Est-il venu ici comme un sauveur ou comme un touriste ?
— Dans quelques jours, ce sera à nous de le découvrir. Vous permettez que je commande un autre verre ?
— Commandez-en trois, si vous le désirez, dis-je d’un ton dégagé. Ce n’est pas moi qui paie. »
Il me regarda de plus près. Ses yeux pâles semblaient avoir des difficultés de mise au point, comme s’il portait des lentilles de contact auxquelles il n’était pas encore habitué. Après un long silence, il reprit : « Connaissez-vous quelqu’un qui ait déjà couché avec Aster Mikkelsen ?
— Non. Pourquoi ? Je devrais être au courant ?
— Non, je me posais simplement la question. Elle pourrait être lesbienne à mon avis.
— J’en doute, répondis-je. De toute façon, cela n’a aucune importance. »
Fields étouffa un petit rire. « J’ai essayé de la séduire hier soir.
— C’est bien ce que j’avais cru remarquer.
— J’étais complètement soûl.
— Je l’avais aussi remarqué.
— Aster m’a dit une chose bizarre quand j’essayais presque de la violer. Elle m’a dit qu’elle ne couchait jamais avec des hommes. Mais elle a dit cela sur un ton tellement définitif et ferme, comme si cela devait être évident pour tout le monde, sauf un crétin comme moi, que j’ai aussitôt abandonné. C’est pourquoi je me demandais si d’autres personnes savaient quelque chose sur elle que j’ignorais.
— Vous devriez demander cela à Sandy Kralick, lui dis-je. Il a un dossier sur chacun de nous.
— Non. Je ne ferai pas une chose pareille. Cela serait… comment dire ?… très moche de ma part.
— De vouloir coucher avec Aster ?
— Non, d’aller voir ce bureaucrate pour essayer de lui tirer des renseignements. Je préfère que ceci reste entre nous.
— Entre professeurs ? demandai-je en souriant.
— Oui, dans un certain sens. » Fields essaya de me rendre mon sourire, ce qui dut lui coûter beaucoup. « Écoutez, mon vieux, je ne voulais pas vous mêler à mes histoires. J’avais pensé simplement que… peut-être vous saviez quelque chose de… de… ses… ses… euh… de…
— Ses penchants ?
— Oui. C’est cela.
— Non. Rien du tout. Je sais qu’elle est une brillante biochimiste, dis-je. Et qu’elle semble être une personne assez réservée. C’est tout ce que je puis vous dire. »
Il partit quelques instants plus tard. J’entendis résonner l’énorme rire lubrique de Kolff dans le couloir. Je me sentais comme un prisonnier. Et si j’appelais Kralick pour lui demander de m’envoyer Martha/Sidney au plus vite ? Je me déshabillai et me glissai sous la douche. Je restai ainsi un long moment, laissant les molécules couler sur moi, me lavant de la saleté et de la fatigue accumulées depuis notre départ de Washington. Puis je lus le dernier livre de Kolff qu’il m’avait donné. C’était une anthologie de poèmes lyriques d’amour métaphysique qu’il avait traduits des manuscrits phéniciens trouvés à Byblos. J’avais toujours imaginé les Phéniciens comme des commerçants levantins aux cheveux crépus n’ayant pas de temps à perdre pour la poésie, l’érotisme ou tout autre plaisir de la vie. Pourtant ces textes contenaient une charge foudroyante, férocement licencieuse. Je n’avais jamais cru qu’il existait autant de manières différentes pour décrire le sexe de la femme. Les pages brillaient de longues listes de termes érotiques, crus, savants, aimables et pornographiques. C’était un répertoire complet, un inventaire exhaustif. La plus petite zone érogène donnait lieu à d’interminables descriptions, toutes aussi précises et luxuriantes. Je me demandai si Kolff avait donné un exemplaire à Aster Mikkelsen.
J’avais dû m’assoupir. Vers cinq heures de l’après-midi je fus réveillé par le bruit de quelques feuilles s’imprimant sur le clavier électronique du téléscripteur de ma chambre. Kralick ventilait l’itinéraire prévu pour Vornan-19. Il n’y avait rien là-dessus que de très banal : la bourse de New York, le Grand Canyon du Colorado, quelques usines, une ou deux réserves d’indiens, et soulignée – comme pour en montrer le caractère expérimental – la Cité Lunaire. Je me demandai s’il était prévu que nous accompagnions Vornan sur la Lune au cas où il irait. Probablement.
Le soir, au dîner, Helen et Aster tinrent un long conciliabule entre elles à propos d’un sujet auquel nous ne fûmes pas priés de nous mêler.
Bêtement, je m’étais assis à côté de Heyman et je dus subir jusqu’à la fin un long discours sur les interprétations spengleriennes du mouvement apocalyptiste. Lloyd Kolff raconta à Fields des histoires scabreuses en plusieurs langues. Son auditeur l’écoutait la mine triste et but à nouveau plus que de raison. Kralick nous rejoignit au dessert pour nous annoncer que Vornan-19 embarquait le lendemain matin sur une fusée pour New York et qu’il serait à midi (heure locale) parmi nous. Il nous souhaita bonne chance.
Sur les instructions de Kralick qui craignait des troubles à l’aéroport, nous ne nous y rendîmes pas pour accueillir Vornan. Sur les écrans de notre hôtel, nous pûmes constater à quel point Kralick avait eu raison. Deux groupes rivaux s’étaient rendus là-bas pour l’arrivée de l’homme du futur, mais chacun pour des raisons totalement différentes. Il y avait d’abord une masse compacte d’Apocalyptistes, mais cela n’avait rien d’étonnant vu que ces temps derniers il y avait partout des masses d’Apocalyptistes. Ce qui était plus surprenant était la présence d’un groupe d’un millier de personnes que, faute d’un terme plus approprié, le reporter appelait les « disciples » de Vornan. Eux étaient venus pour adorer et célébrer. Les caméras panoramiquaient lentement sur leur visage. Eux n’étaient pas des lunatiques peinturlurés ; non, la majorité d’entre eux appartenaient à la classe moyenne. Ils étaient tendus, mais conservaient leur calme ; ils n’étaient pas des hystériques dionysiens comme les autres. Leurs traits étaient tirés, leurs lèvres serrées, mais leur maintien restait décent et sobre… et cela m’effraya. Les Apocalyptistes représentaient la lie de la société, ils étaient des épaves sans racines. Au contraire, ceux qui étaient venus se prosterner devant Vornan constituaient l’épine dorsale du système de vie américain. Eux, ils déposaient leurs économies dans des Caisses d’Épargne, ils rentraient se coucher tôt dans leurs petits appartements de banlieue pour repartir au travail le lendemain matin. J’en fis la remarque à Helen McIlwain.
« Bien sûr, me répondit-elle. Ils sont la contre-révolution, la réaction aux excès des Apocalyptistes. Ces braves gens voient l’homme du futur comme l’apôtre de l’ordre restauré. »
Fields, lui aussi, m’avait dit à peu près la même chose.
La vision de corps chutant comme un château de cartes et de cuisses roses dénudées dans une salle du Tivoli me revint à l’esprit. « Ils risquent d’être passablement désappointés, dis-je, s’ils pensent que Vornan vient pour les aider. D’après ce que j’ai pu voir, il ne semble pas être désireux d’agir sur l’entropie de notre système.
— Peut-être changera-t-il quand il constatera quelle emprise il a sur eux. »
De toutes les choses effrayantes que j’avais vues ou entendues pendant ces derniers jours, ces mots prononcés d’une voix calme par Helen McIlwain furent, quand je regarde en arrière, les plus terrifiants.
Inutile de préciser que le gouvernement avait une longue expérience des réceptions d’hôtes célèbres. L’arrivée de Vornan fut annoncée sur une piste et il débarqua sur une autre, à l’autre bout de l’aéroport, tandis qu’une fusée-appât venue de Mexico atterrissait là où l’homme du futur était censé faire son apparition. La police contenait la foule du mieux qu’elle pouvait, mais quand les deux groupes brisèrent les barrages et se précipitèrent vers la piste d’atterrissage, ce fut la confusion totale. En effet, dans leur précipitation commune les Apocalyptistes et les « disciples » de Vornan se mêlèrent et tout à coup, il devint impossible de savoir qui était qui. Les caméras plongèrent dans cet indicible bouillonnement humain et se reculèrent presque aussitôt en découvrant qu’un viol était en train de se perpétrer au milieu de la confusion. Des milliers de vociférateurs hystériques se ruèrent à l’assaut de la fusée dont les flancs d’acier bleuté brillaient agréablement sous le faible soleil de janvier. Pendant ce temps, à plus d’un kilomètre de là, Vornan sortait tranquillement de son propre véhicule. Kralick nous téléphona pour nous dire que Vornan arriverait par hélicoptère jusqu’à notre hôtel que nous utilisions comme quartier général à New York. Les écrans nous montraient encore les policiers déversant des réservoirs de mousse sédative sur les grappes humaines qui assaillaient la fusée bleue.
Vornan-19 approchait de nous ! Une soudaine panique m’envahit.
Comment exprimer avec des mots l’intensité de ce sentiment ? Suffit-il de dire que, pendant un instant, il me sembla que la Terre avait rompu ses amarres et qu’elle flottait, perdue dans le vide ? Ou dire que soudain je me sentis errant, affolé, dans un monde dépourvu de raison, de structures et de cohérence ? Je parle très sérieusement : ce fut en moi un moment de peur totale. Mes défenses telles que l’ironie, le rire, la moquerie et le détachement me désertaient, me laissant seul, dépourvu de mon armure de cynisme. J’étais nu, submergé par un affolement irrépressible. Dans quelques instants, j’allais me trouver face à face avec un voyageur venu des temps futurs.
Cette peur était la crainte fondamentale de voir l’abstraction devenir réalité. J’étais capable abstraitement de faire de longs exposés sur la réversibilité du temps ou même de lancer quelques électrons dans le passé, mais je n’avais jamais rencontré un électron et je ne sais pas où se trouve réellement le passé. Maintenant, l’ordre cosmique que je connaissais était bouleversé. Venu du futur, un petit vent frais me fit frissonner. J’essayais en vain de recouvrer mon vieil et rassurant scepticisme. Dieu me pardonne, mais je croyais à l’authenticité de Vornan. Son charisme le précédait, me convertissant à l’avance. Quelle valeur avaient donc mes anciens préjugés auxquels je m’étais si longtemps attaché ? J’étais liquéfié avant même que Vornan pénétrât dans la pièce. Mes confrères n’étaient guère mieux. Helen McIlwain était dans un état extatique ; Fields s’agitait nerveusement ; Kolff et Heyman semblaient troublés ; même la froide et imperturbable Aster avait perdu sa tranquille assurance. Quoi que je puisse ressentir, eux le ressentaient aussi.
Vornan-19 entra.
Je l’avais vu si souvent sur les écrans pendant ces deux dernières semaines que j’avais l’impression de le connaître ; mais quand il fut devant nous, je me trouvai en présence d’un être tellement « autre » que j’eus du mal à le reconnaître. Des fragments de cette impression première subsistèrent pendant les mois qui suivirent, ce qui fait que Vornan resta toujours quelqu’un d’étranger.
Il était encore plus petit que je ne l’imaginais ; il ne devait pas dépasser de plus de deux ou trois centimètres de plus la taille d’Aster Mikkelsen. Dans cette pièce où les hommes étaient plutôt grands, sans compter l’immense Kralick et l’énorme Kolff, il semblait complètement écrasé. Pourtant, il dominait parfaitement la situation. Son regard balaya doucement notre groupe et il nous dit : « Vous êtes très aimables de vous donner tout ce mal pour moi. Je suis très flatté. »
Et je veux bien être damné, mais je le croyais !
Nous sommes, chacun de nous, la somme des événements de notre existence, petits et grands. Nos formes de pensée, nos préjugés, nos structures morales sont déterminés pour nous par un processus de distillation de tout ce que nous recevons à chaque souffle de notre vie. J’ai été modelé par les petites guerres que j’ai vécues, même de loin, par les explosions des armes atomiques pendant mon enfance, par le traumatisme laissé par l’assassinat de Kennedy, par l’extinction des huîtres de l’Atlantique, par les mots murmurés par la première femme que j’ai su faire jouir, par le règne des ordinateurs, par la brûlante caresse du soleil de l’Arizona sur ma peau nue, et par tant et tant d’autres petites choses. Quand je rencontre un de mes contemporains, je sais que nous sommes frères ; peut-être pas totalement, mais qu’il a été marqué par quelques-uns des faits historiques ayant façonné à la fois mon âme et la sienne, et que nous avons au moins certains points de référence communs.
Quels événements avaient modelé Vornan ?
En tout cas, aucun de ceux qui m’avaient modelé moi-même. Cette pensée était terrifiante. Le moule dans lequel il avait été coulé était entièrement différent du mien. Cet homme venait d’un monde où l’on parlait d’autres langages, qui avait vécu dix siècles d’Histoire à venir, qui avait subi d’inimaginables altérations de culture et de motivations. Mon imagination me montra ce monde futur, cette planète idéalisée d’étendues vertes ponctuées d’immenses tours étincelantes sous un climat obéissant aux contrôles humains, des vacances dans les étoiles, des concepts incompréhensibles et d’inconcevables prouesses scientifiques et technologiques. J’eus conscience que tout ce que je pouvais imaginer serait encore tellement loin de la réalité. Je n’avais aucun point de référence que je puisse partager avec lui.
Je me traitais de fou de me laisser envahir par de telles inquiétudes.
Cet homme était de mon temps. Il n’était qu’un charlatan un peu plus intelligent que les autres.
Je luttai pour récupérer mes armes de défense, mais ce fut en vain. Je n’arrivais pas même à douter.
Nous nous présentâmes nous-mêmes à Vornan. Il se tenait au milieu de la pièce, nous écoutant d’un air légèrement lointain réciter nos spécialités respectives. Le philologue, la biochimiste, l’anthropologiste, l’historien et le psychologue passés, vint mon tour.
« Je suis physicien. Je m’intéresse particulièrement aux phénomènes concernant la réversibilité du temps, dis-je.
— Remarquable, répliqua-t-il. Vous avez découvert la réversibilité temporelle aussi tôt dans l’histoire de la civilisation ? Remarquable ! Il faudra que nous parlions de cela un de ces jours, docteur Garfield. »
Heyman s’avança et aboya : « Que voulez-vous dire par “aussi tôt dans l’histoire de la civilisation” ? Si vous pensez que nous sommes une bande de sauvages arriérés, vous vous…
— Franz », grogna Kolff en l’attrapant par le bras.
Je comprenais enfin la raison d’être de ce F majuscule dans F. Richard Heyman. Heyman se figea. Kralick le fixait sévèrement, ce qui le rendait encore plus laid. On n’accueille pas un hôte, aussi suspect qu’il soit, en lui criant sa méfiance au visage.
« Hum, hum… euh… nous avons prévu pour vous une visite du quartier des affaires, demain matin, dit Kralick en se raclant la gorge. Le reste de la journée vous pourrez vous reposer en toute liberté, si vous le désirez. Cela vous convient-il ? »
Vornan ne lui prêtait plus du tout attention. Il s’était déplacé dans la pièce, de sa démarche étrange qui ressemblait presque à une glissade, et maintenant il se tenait devant Aster Mikkelsen. Il était tout près d’elle, les yeux dans les yeux. D’une voix très douce il dit : « Je déplore que mon corps soit sali par ces longues heures de voyage. J’aimerais me nettoyer. Voudriez-vous me faire l’honneur de m’accompagner dans mon bain ? »
Nous restâmes tous bouche bée. Nous savions que Vornan avait l’habitude de faire des propositions scandaleusement outrageantes et nous nous y étions préparés, mais nous ne nous attendions pas à ce qu’il passe à l’attaque aussi tôt, et surtout pas que ce soit Aster qui en fasse l’objet. Morton Fields se tourna et se raidit, prêt à bondir pour protéger Aster contre cet importun. Mais Aster ne désirait aucune aide. Gracieusement et sans aucune hésitation, elle accepta l’invitation. Helen sourit largement, Kolff cligna de l’œil et Fields s’étrangla. Vornan s’inclina légèrement, fléchissant le dos et les genoux comme s’il n’était pas très habitué à cette forme de salut et entraîna vivement Aster vers la porte. Tout s’était passé si rapidement que nous restâmes sans réaction.
C’est Fields, finalement, qui récupéra le premier.
« Nous ne pouvons pas le laisser faire cela !
— Aster n’a pas fait d’objection, ricana Helen. C’est elle-même qui a pris sa décision. »
Heyman frappa violemment ses deux mains l’une contre l’autre.
« J’abandonne ! explosa-t-il. Tout ceci est une absurdité ! Je me retire totalement ! »
Kolff et Kralick se tournèrent vers lui et parlèrent en même temps.
« Franz, calmez-vous ! rugit Kolff.
— Docteur Heyman, je vous prie de… commença Kralick.
— Supposez que ce soit à moi qu’il ait fait cette proposition ? le coupa Heyman. Sommes-nous censés accéder au moindre de ses désirs ? Non, je refuse de participer à cette idiotie !
— Personne ne vous demande cela, docteur Heyman, répondit Kralick. C’est à vous de juger si ses requêtes sont trop… excessives. Miss Mikkelsen n’a subi aucune pression, d’aucune part. Elle a accepté dans une volonté de… hum… d’harmonie, de… euh… eh bien, pour des raisons scientifiques. Je suis fier d’elle. Et je vous rappelle qu’elle n’était pas obligée de dire oui. Je ne voudrais pas que vous pensiez… »
Helen McIlwain intervint dans la discussion. Elle s’adressa à Heyman d’un ton sirupeux.
« Franz chéri, je suis navrée que vous ayez choisi de résilier votre engagement aussi rapidement. Maintenant, il me semble que ce sera difficile pour vous de discuter avec Vornan de l’histoire des prochains dix siècles à venir. Je doute que Mr. Kralick vous laisse le questionner à votre guise, si vous ne coopérez pas avec nous. Cela dit, je suis certaine que parmi vos collègues il n’en doit pas manquer qui seront ravis de vous remplacer. N’est-ce pas, Franz chéri ? »
Son argumentation diabolique se montra efficace. L’idée de laisser sa place à quelque rival abhorré traumatisait notre distingué historien. Bientôt il murmura qu’il ne s’était pas retiré, mais qu’il avait simplement menacé de le faire. Kralick le laissa frétiller quelques instants au bout de cet hameçon avant d’accepter d’oublier ce fâcheux incident. Finalement, Heyman promit du bout des lèvres d’adopter une attitude plus modérée vis-à-vis des fantaisies de notre visiteur.
Pendant ce temps, Fields ne quittait pas des yeux la porte par laquelle Aster et Vornan étaient sortis.
« Enfin, vous ne croyez pas que nous devrions nous inquiéter de ce qu’ils font ? demanda-t-il d’un ton énervé.
— Ils prennent un bain, j’imagine, répondit tranquillement Kralick.
— C’est tout l’effet que cela vous fait ? s’emporta Fields. Et si vous l’aviez envoyée avec un maniaque criminel ? Hein ? Ce type a un maintien et une expression faciale qui me laissent penser qu’il ne faut pas lui faire confiance. »
Kralick haussa un de ses sourcils broussailleux. « Ah ! vraiment, docteur Fields ? Peut-être voudrez-vous dicter un rapport à ce propos ?
— Non, pas encore, dit Fields d’un air renfrogné. Mais j’estime que Miss Mikkelsen devrait être protégée. Il est encore trop tôt ; nous n’avons aucune certitude que cet homme du futur obéit aux codes moraux de notre société. Il se pourrait…
— Vous avez raison, s’écria Helen. Il se pourrait qu’il soit habitué, par exemple, à sacrifier une vierge aux cheveux noirs chaque jeudi matin. Pour nous, il est essentiel que nous gardions à l’esprit que cet homme ne pense pas comme nous, pour les choses mineures comme pour les choses importantes. »
À son ton définitivement affirmatif, il était impossible de savoir si elle pensait ce qu’elle disait, bien que je fusse convaincu du contraire. Quant à la détresse de Fields, elle était parfaitement compréhensible : après avoir essuyé un échec cinglant de la part d’Aster, il était bouleversé de constater que Vornan l’avait séduite dès son arrivée. Il était bouleversé à un tel point qu’il finit par exaspérer Kralick, poussant celui-ci à nous révéler quelque chose qu’il semblait bien avoir eu l’intention de nous taire.
« Mon équipe ne perd pas de vue Vornan une seconde, se fâcha-t-il. Nous avons des détecteurs auditifs, visuels et tactiles branchés en permanence sur lui. Je pense qu’il l’ignore et je vous serai reconnaissant de ne pas le lui apprendre. Miss Mikkelsen ne craint absolument rien, quoi qu’il arrive. Voilà, êtes-vous content ? »
Fields ouvrit la bouche mais aucun son ne sortit. Nous étions tous sidérés, ahuris.
« Vous… vous voulez dire que vos hommes les surveillent… en ce moment ?
— Regardez », laissa froidement tomber Kralick d’un ton ennuyé. Il composa un numéro sur le cadran et donna quelques ordres à un correspondant inconnu. Aussitôt, un des murs de la pièce s’alluma et nous reçûmes la transmission des détecteurs. Sur l’écran apparut l’image en couleurs et en trois dimensions d’Aster Mikkelsen et de Vornan-19.
Ils étaient complètement nus. Vornan était tourné de dos à la caméra ; il n’en était pas de même pour sa compagne. Elle avait un corps mince, souple et gracile avec des hanches étroites et une fragile poitrine d’adolescente.
Ils étaient ensemble sous la douche moléculaire. Selon toute apparence, ils ne s’ennuyaient pas.