MAINTENANT, c’est fini, et pourtant tout ne fait que commencer. La disparition de Vornan nous stabilisera-t-elle ou bien nous détruira-t-elle ? Peut-être la réponse ne viendra-t-elle pas tout de suite.
Il y a six semaines que je vis à Rio, dans un tel isolement que je pourrais aussi bien être sur la Lune. Quand les autres partirent, je choisis de rester. J’habite dans un petit appartement de deux pièces, pas très loin de l’endroit où Vornan joua son dernier acte. Depuis un mois, je ne suis pas sorti de chez moi. La nourriture m’est livrée à domicile ; je ne prends pas d’exercice ; je n’ai pas non plus d’amis dans cette ville. Je ne comprends même pas la langue de ce pays.
J’ai commencé ce mémoire le 5 décembre et il sera bientôt terminé. Je n’ai absolument pas l’intention de le faire éditer. J’ai essayé de rapporter aussi fidèlement que mes souvenirs me le permettent l’histoire du séjour de Vornan-19 parmi nous et comment je me suis trouvé mêlé à tous ces événements. Je scellerai la bande magnétique et la ferai placer dans un coffre, avec comme instruction qu’elle ne soit pas ouverte avant un siècle. Je n’ai aucun désir d’ajouter quoi que ce soit au concert de publications qui fleurissent en ce moment un peu partout ; peut-être mon témoignage offrira-t-il quelque intérêt dans une centaine d’années, mais je ne veux surtout pas qu’il nourrisse les passions qui embrasent le monde de nos jours. J’espère seulement que, lorsque le moment sera venu de rompre le sceau de mon silence, toute cette histoire sera depuis longtemps oubliée. Malheureusement, je doute que ce soit le cas.
Tant d’ambiguïtés demeurent. Vornan a-t-il péri digéré par la foule de ses adorateurs ou est-il retourné dans son temps ? Ce géant noir était-il un messager venu le chercher ? Ou Vornan s’est-il transporté lui-même dans le futur à l’instant où sa cuirasse est tombée en panne ? On pourrait épiloguer indéfiniment. Et pourquoi sa cuirasse était-elle tombée en panne ? Kralick m’avait juré que l’appareil ne pouvait se détraquer que s’il était saboté. Était-ce Kralick lui-même qui avait détruit le module de secours parce qu’il craignait trop la puissance expansive et galopante de Vornan ? Et dans ce cas m’avait-il utilisé comme appât, me persuadant de coopérer pour mieux attirer Vornan dans le guet-apens qui lui coûterait la vie ? Dans ce cas, quelle attitude dois-je adopter, moi qui ai toujours abhorré la violence ? Mais je ne suis pas sûr que Vornan ait été assassiné ; je ne suis même pas sûr que Vornan soit mort. Tout ce que je sais avec certitude c’est qu’il nous a quittés.
Je crois qu’il est mort. Nous ne pouvions pas prendre le risque de le garder plus longtemps parmi nous. Les conspirateurs qui poignardèrent César avaient eux aussi conscience de commettre un acte d’utilité publique. Vornan parti, toutes les questions subsistent : survivrions-nous à sa disparition ?
Nous avions mis nous-mêmes le point final à l’élaboration du mythe. Quand un jeune dieu descend parmi nous, nous le mettons à mort. Maintenant Vornan a rejoint Osiris, Tammuz et Baldur dans l’Olympe. Et nous, il nous reste à attendre l’heure de la rédemption et de la résurrection, et je la crains terriblement. Vornan vivant aurait pu se ruiner lui-même, se révélant aux hommes aussi insensé, vain, ignorant et amoral qu’il l’était, un mélange de coq et de loup. Vornan parti, cela n’est plus possible. Maintenant que nous l’avons martyrisé, il n’appartient plus à notre contrôle. Ceux qui avaient besoin de lui attendront son successeur, celui qui saura combler le vide laissé par sa disparition. Je ne crois pas que nous manquerons de successeurs. Nous entrons dans un âge de prophètes. Nous entrons dans une ère de nouveaux dieux. Nous entrons aussi dans une époque de feu et de flammes. Je crains de vivre trop vieux pour voir ce Temps du Grand Nettoyage dont parlait Vornan.
Assez. Il est presque minuit et ce soir nous sommes le 31 décembre. Quand l’aiguille passera le cap, le siècle basculera, excepté pour les puristes comme F. Richard Heyman. Il y a des réjouissances dans les rues. Des gens dansent et chantent. De mon appartement j’entends des cris vulgaires et les lugubres détonations des feux d’artifice. Le ciel est éclaboussé et sali de lumière. S’il reste encore des Apocalyptistes, ils doivent être en ce moment dans l’épouvante ou la béatitude, attendant l’anéantissement imminent. Dans quelques minutes ce sera l’an 2000. Je n’arrive pas très bien à m’y habituer.
Il est enfin temps de quitter mon appartement. Je vais aller dans les rues, me mêlant aux foules et célébrant la naissance de la nouvelle année. Je n’ai pas besoin de cuirasse électronique ; je ne suis plus en danger, excepté le seul danger fondamental avec lequel il nous faut vivre. À présent le vieux siècle va mourir. Je vais sortir.
FIN