LES images reçues sur l’écran téléphonique sont trompeuses. Kralick m’avait paru agréablement souple et agile ; en fait il mesurait presque deux mètres et cet air intellectuel qui rendait sa laideur intéressante était complètement éteint et enterré par l’impression de lourdeur massive qu’il projetait en réalité. Nous nous rencontrâmes à dix heures du matin à l’aéroport (heure de Washington) à mon arrivée, alors que j’avais pris un avion décollant de Los Angeles à 10 heures 10, heure locale. Qui osera encore prétendre que la réversibilité du temps est une utopie ?
Pendant le voyage en voiture jusqu’à la Maison Blanche, il me parla sans cesse de l’importance de ma mission et de sa gratitude à mon égard, mais ne me donna aucune précision sur ce qu’il attendait de moi. Nous prîmes un embranchement spécial qui nous conduisit directement vers l’entrée privée de la Maison Blanche. Pour passer ainsi, sans contrôles, il fallait qu’un ordinateur, enfoui dans un des nombreux sous-sols, ait vérifié ma vie et mes pensées dans leurs moindres détails et m’ait déclaré admissible. Nous pénétrâmes dans le célèbre bâtiment. Je me demandais si le président lui-même serait présent à la séance de travail. En fait, je ne le vis pas une fois. On m’emmena dans la salle de réunions, qui était entièrement hérissée d’engins de télécommunications. Une capsule de cristal posée sur la grande table contenait un spécimen vénusien zoologique, une sorte de plasmoïde violacé remuant paresseusement des pseudopodes amiboïdes. Une inscription à la base de la capsule signalait que cette pâle imitation de la vie avait été rapportée par la seconde expédition. Cela me surprenait ; d’après mes renseignements, les différentes expéditions n’avaient pas été à ce point fructueuses pour qu’on utilise leurs maigres récoltes comme presse-papier pour bureaucrates.
Un petit homme vif, avec une chevelure grise coupée en brosse et portant un costume flamboyant entra dans la pièce. Il courait presque. Les épaules étaient rembourrées comme s’il portait une tenue de joueur de football américain et une rangée de boutons chromés et brillants agrémentait ridiculement sa veste. Cet homme, de toute évidence, se croyait très élégant.
« Marcus Kettridge, se présenta-t-il. Je suis l’assistant particulier du président. Heureux de vous voir parmi nous, docteur Garfield.
— Et notre visiteur ? demanda Kralick.
— Il est à Copenhague. Nous avons reçu quelque chose sur lui, il y a à peine une demi-heure. Voudriez-vous le voir avant que nous passions à la discussion ?
— Ce serait une idée. »
Kettridge ouvrit la main et inséra la bobine qu’il tenait précieusement dans son poing. Un écran que je n’avais pas encore remarqué s’alluma. Je vis Vornan-19 se promener sous les immenses dômes protégeant la reconstitution baroque des Jardins de Tivoli contre le climat hivernal danois. Des éclairs lumineux zébraient le ciel sombre et traçaient d’étranges dessins. Vornan-19 se déplaçait comme un danseur, contrôlant chaque muscle pour qu’il fournisse le maximum d’impulsions. À ses côtés, marchait une immense fille blonde, âgée d’une vingtaine d’années, couronnée par une somptueuse crinière dorée. Son joli visage semblait être perdu dans un rêve merveilleux. Elle portait un short ultracourt et un étroit bandeau noué autour de sa généreuse poitrine essayait vainement de cacher les bouts de ses seins ; elle aurait pu tout aussi bien être nue. Vornan passa son bras autour de sa taille puis, nonchalamment glissa le bout de son doigt dans une des deux profondes fossettes situées juste au-dessus de ses fesses monumentales.
« La fille est une Danoise, me dit Kettridge. Elle s’appelle Ulla Quelque chose. Il l’a rencontrée hier au zoo de Copenhague et ils ont passé la nuit ensemble. Il fait cela partout, savez-vous, comme un empereur, attirant les femmes dans son lit par décret royal.
— Pas seulement des femmes, grommela Kralick.
— Oui, c’est vrai. C’est vrai. À Londres, il y a eu ce jeune coiffeur… »
Je suivais Vornan-19 dans ce lieu public et j’étais étonné de voir la foule se ruer sur lui. Quand la caméra recula, je compris pourquoi : une douzaine de policiers danois particulièrement costauds l’entouraient, armés de baguettes neurales, plus quelques personnes qui semblaient être des officiels et une demi-douzaine d’autres qui étaient manifestement des reporters.
« Comment se fait-il qu’il y ait si peu de journalistes ? demandai-je.
— C’est un accord passé entre lui et la presse ! aboya Kettridge. Six d’entre eux représentent toute la profession. Ils changent chaque jour. C’est Vornan-19 qui a eu cette idée ; il prétend aimer la publicité mais il ne veut pas être pris dans la cohue. »
Le visiteur était arrivé devant un pavillon où des jeunes gens et des jeunes filles étaient en train de danser. Malheureusement pour mes tympans, les bruits et les éclats stridents des instruments étaient parfaitement bien retransmis. Sur cette musique – encore un euphémisme – cette belle jeunesse se déhanchait activement, lançant bras et jambes de tous côtés. C’était un de ces endroits où le plancher est constitué d’une série de trottoirs roulants s’entrecroisant les uns les autres. Ainsi, tandis que vous dansez, le mouvement giratoire des différentes pistes vous lance dans une orbite autour de l’immense salle et vous vous trouvez à tout instant devant un nouveau ou une nouvelle partenaire. Vornan contempla pendant un moment ce spectacle avec un sourire amusé et légèrement admiratif. Quand le manège se fut arrêté, il entra sur la piste avec sa compagne bovine. Je vis un des officiels se précipiter pour glisser des pièces dans la machine ; il était évident que Vornan ne daignait pas toucher l’argent lui-même, et il était nécessaire que quelqu’un le suive perpétuellement pour payer la note.
Face à face, Vornan et la fille prirent rapidement le rythme de la danse. Ce n’était pas très difficile ; cela consistait en une suite de mouvements heurtés du bassin combinés à des crispations et des étirements spasmodiques des membres. En fait elle était parfaitement comparable à toutes les autres danses qui étaient à la mode depuis une quarantaine d’années.
La fille se posa bien à plat sur ses pieds, plia les genoux, écarta ses jambes, renversa la tête en arrière, les cônes géants de ses seins pointant vers les miroirs à facettes du plafond. Vornan semblait s’amuser prodigieusement. Il adopta la position des garçons, c’est-à-dire les genoux rentrés et les coudes écartés du corps, et il commença à bouger. Après un très rapide moment d’hésitation, il trouva le truc et se mit à exécuter parfaitement les mouvements érotiques précis comme s’il connaissait cette danse depuis des années. Puis le mécanisme en dessous du plancher l’emporta dans son tourbillon.
Presque toutes les filles devant lesquelles il se trouvait à tour de rôle semblaient savoir qui était leur partenaire provisoire. Leurs halètements et leur émotion en étaient les meilleures preuves. Qu’une célébrité mondiale soit entrée dans la ronde créa une certaine confusion générale. Les jeunes filles perdaient le rythme, d’autres simplement s’arrêtaient tout net et contemplaient dans une sorte d’extase l’idole qui se remuait devant elles pendant quatre-vingt-dix secondes avant de passer à une autre. Mais rien de sérieux ne se déclara pendant les premiers tours. C’est au septième ou huitième que les choses commencèrent à tourner mal. Une petite brunette assez jolie fut soudain prise d’une crise catatonique alors qu’elle se trouvait devant Vornan. Elle se tordait et se convulsait hystériquement tant et si bien qu’elle fit quelques pas en arrière, dépassant les limites de sécurité. La sonnerie du système électronique de protection résonna pour l’avertir mais elle n’entendait plus rien. Un moment plus tard elle se trouvait à cheval sur deux bandes roulantes, glissant dans des sens opposés. Ses pieds dérapèrent et elle bascula lourdement, sa jupe courte se relevant et découvrant une paire de cuisses rondes et roses. Dans sa frayeur, la pauvre fille agrippa la jambe du garçon qui passait par là.
Naturellement, il tomba lui aussi et les autres suivirent. L’instant d’après, j’eus la vision de la chute d’un château de cartes. À peu près tous les danseurs étaient en déséquilibre et s’accrochaient les uns aux autres pour ne pas tomber. L’immense salle fut balayée par une vague de corps. Au-dessus de la mêlée, riant à gorge déployée, Vornan-19, toujours debout, regardait la catastrophe. Sa maîtresse junonienne était elle aussi sur ses pieds, à l’autre bout de la piste ; c’est alors qu’une main vint enserrer sa cheville et elle tomba comme un chêne coupé, entraînant avec elle deux ou trois autres personnes. La scène avait une allure dantesque et ridicule à la fois ; des bras et des jambes s’emmêlant lamentablement, des corps étalés et rampants, incapables de se relever. Finalement le tourbillon ralentit dans un long grincement et ne put s’arrêter définitivement que quelques minutes plus tard. Plusieurs jeunes filles pleuraient. Il y avait une multitude de genoux écorchés et de postérieurs endoloris ; une fille avait même trouvé le moyen de perdre sa robe dans cette aventure et restait couchée sur le sol, ramassée sur elle-même en chien de fusil dans une vaine tentative pour préserver sa pudeur. Où était passé Vornan ? Il était déjà au bord de la piste, sautant agilement en marche avant même l’arrêt définitif des bandes roulantes. La déesse blonde le suivit quelques instants après.
« Ce type a vraiment le don de provoquer la pagaille où qu’il aille », dit amèrement Kettridge.
Kralick riait de bon cœur. « Ça n’a pas été aussi grave qu’hier à Stockholm quand il a appuyé sur le mauvais bouton dans un restaurant très chic et que toutes les tables se sont redressées, renversant la nourriture sur tous les clients. »
L’écran s’éteignit. Kettridge, le visage sévère, se tourna vers moi.
« Dans trois jours, docteur Garfield, cet homme sera l’invité des États-Unis. Nous ne savons pas pour combien de temps. Nous avons l’intention de le garder sous étroite surveillance afin d’éviter autant que possible la pagaille et la confusion qu’il semble créer à plaisir. Notre idée est la suivante : former une sorte de comité composé de cinq ou six sommités scientifiques, que nous rétribuerons bien entendu, et qui serviront de… euh… de guides à notre visiteur. En fait, ces hommes seront des surveillants, des chiens de garde et aussi des… espions.
— Est-ce à dire que le gouvernement des États-Unis le reconnaît comme un envoyé de l’an 2999 ?
— Officiellement, oui, avoua Kettridge. Du moins nous le traiterons comme tel.
— Mais… » balbutiai-je.
Kralick m’interrompit. « En fait, docteur Garfield, nous pensons qu’il n’est qu’un charlatan. Du moins moi je le pense et je crois que Mr. Kettridge partage mon opinion. Pour nous c’est un mystificateur particulièrement intelligent et entreprenant. Seulement, pour des raisons d’opinion publique nous avons choisi d’accepter ce Vornan-19 pour ce qu’il prétend être, sauf preuve du contraire.
— Mais pourquoi ?
— Vous connaissez le mouvement Apocalyptiste, docteur Garfield ? me demanda Kralick.
— Un peu, oui. Je ne suis pas un spécialiste, mais…
— Eh bien, jusqu’à présent, à part les conséquences fâcheuses de son charme sur les genoux et les fesses des jeunes danseuses danoises, Vornan-19 n’a pas encore causé trop de mal. Par contre, les Apocalyptistes, eux, sont dangereux. Ils fomentent des émeutes, ils pillent et ils détruisent. Ils constituent dans notre société une force négative menant au chaos. Nous voulons les contenir avant qu’ils cassent et brisent tout.
— Et en tendant les bras à ce faux ambassadeur du futur, dis-je, vous comptez désamorcer l’arme principale des Apocalyptistes qui prétendent que la fin du monde arrivera le 1er janvier prochain ?
— Exactement.
— Parfait, dis-je. Je m’en étais douté. Maintenant vous me le confirmez comme une politique officielle. Mais, à votre avis, est-il correct d’utiliser une tromperie délibérée pour essayer de vaincre une folie généralisée ? »
Kettridge me répondit en détachant bien ses mots. « Docteur Garfield, la mission de notre gouvernement consiste à maintenir la stabilité d’une société gouvernée. Quand cela est possible, nous essayons de la remplir en obéissant aux Dix Commandements. Quand cela n’est pas possible, nous nous réservons le droit de lutter contre toute menace à nos structures sociales par n’importe quel moyen, quitte à procéder à l’anéantissement massif des forces hostiles. Vous avouerez que cela est nettement plus grave qu’une question de tromperie. Je ne vous apprendrai rien en vous disant qu’en plus d’une occasion ce gouvernement a déjà utilisé ce moyen. En bref, si nous pouvons éteindre la folie apocalyptiste en conférant à Vornan-19 des marques d’authenticité, nous pensons que cela vaut un léger compromis moral.
— De plus, ajouta Kralick, nous ne sommes pas absolument sûrs, pour l’instant, qu’il soit un truqueur. S’il n’en est pas un, nous ne tromperons personne.
— Une telle possibilité a de quoi apaiser vos âmes tourmentées », dis-je amèrement.
Aussitôt, je regrettai cette remarque acide. Kralick eut l’air blessé et je ne l’en blâmai pas. Ce n’était pas lui qui avait échafaudé cette politique. Les uns après les autres, les gouvernements humains apeurés avaient décidé de court-circuiter les Apocalyptistes en prétendant croire à l’authenticité de Vornan-19 et les États-Unis emboîtaient le pas. La décision avait été prise en haut lieu ; Kralick et Kettridge étaient chargés de l’appliquer et je n’avais aucun droit de mettre en doute leur moralité. Et puis, comme l’avait dit Kralick, il se pouvait qu’une telle réception officielle de Vornan soit non seulement efficace, mais aussi juste et bien fondée.
Kettridge jouait nerveusement avec les nombreux boutons accrochés à sa veste et me parla sans me regarder. « Nous comprenons très bien, docteur Garfield, que chez les universitaires il y ait cette notion de la finalité morale, parce qu’ils travaillent sur l’abstrait, mais nous…
— D’accord, d’accord, dis-je d’un ton las, je me rends compte que j’avais tort. Je suis navré de vous avoir dit une telle bêtise. N’en reparlons plus. Bon, Vornan-19 va débarquer aux États-Unis et nous allons dérouler le tapis rouge pour lui. Très bien. Maintenant… que voulez-vous de moi ?
— Deux choses, monsieur, répondit Kralick. Premièrement, vous êtes mondialement reconnu comme la plus haute autorité en ce qui concerne les problèmes de réversibilité temporelle. À ce titre, nous désirerions que vous nous donniez votre opinion sur les possibilités théoriques de faire voyager un homme à rebours dans le temps, comme le prétend Vornan-19, et comment à votre avis cela aurait pu être accompli.
— Eh bien, dis-je, je suis obligé de me montrer sceptique. Voyez-vous, jusqu’à présent nous n’avons réussi qu’à envoyer individuellement des électrons en arrière dans le temps. Ce mouvement les convertit en positrons, c’est-à-dire l’antiparticule de l’électron, identique en masse mais de charge opposée, et le résultat est une annihilation virtuellement instantanée. Je ne vois aucun moyen pratique de contrarier cette conversion rédhibitoire de matière en antimatière qui bouche toute possibilité de réussite à un retour en arrière. Dans le cas de ce prétendu voyage effectué par Vornan-19, il faudrait d’abord expliquer comment une telle masse a pu être convertie et alors pourquoi ce présumé composé d’antimatière n’a pas été touché par cet effet d’annihila… »
Kralick se racla longuement la gorge. Je m’arrêtai de parler. Il s’excusa. « Je suis navré, professeur, mais je m’étais mal expliqué. Nous ne vous demandons pas une réponse immédiate. Nous voudrions un exposé sur le papier que vous aurez le loisir de rédiger pendant les prochaines quarante-huit heures. Nous vous fournirons toute assistance que vous jugerez nécessaire. Le président est anxieux de lire vos idées sur ce sujet.
— Très bien. Et deuxièmement ?
— Nous désirerions que vous fassiez partie du comité chargé de guider Vornan-19 pendant son séjour ici.
— Moi ? Mais pourquoi ?
— Vous êtes une célébrité scientifique chez nous et les gens associent votre nom aux problèmes de voyages dans le temps, dit Kettridge. N’est-ce pas une assez bonne raison ?
— Qui d’autre sera dans ce comité ?
— Il m’est interdit de citer les noms, même à vous, professeur.
— Mais je peux vous donner ma parole qu’ils sont tous des hommes dont la renommée dans le monde des sciences est égale à la vôtre, ajouta Kralick.
— Ce qui veut dire, poursuivis-je en souriant, qu’aucun encore n’a donné son accord et que vous espérez bien leur forcer la main. »
Kralick eut encore l’air peiné.
« Excusez-moi », dis-je.
Kettridge, toujours aussi sérieux et sévère, repartit à l’attaque. « Nous avions pensé qu’en vous mettant en contact direct avec notre visiteur, vous pourriez peut-être lui soutirer quelques informations sur le procédé de voyage dans le temps qu’il prétend avoir fait. Nous croyions que cela aurait pu présenter un énorme intérêt scientifique pour vous, tout en étant très utile à la nation.
— Oui, c’est vrai. J’aimerais bien lui poser quelques questions à ce sujet.
— Alors, demanda Kralick, pourquoi vous montrer hostile à cette mission ? Nous avons choisi un éminent historien pour tenter de lui extirper des renseignements concernant notre futur, un psychologue chargé de vérifier l’authenticité de toute cette histoire, un anthropologue pour étudier les changements éventuels des structures culturelles, et ainsi de suite. Simultanément, le comité examinera la légitimité des preuves fournies par Vornan-19 et essaiera d’apprendre de lui tout ce qui pourrait offrir une valeur pour nous, à condition qu’il soit vraiment ce qu’il prétend être. À l’heure actuelle, je ne vois pas quelle tâche pourrait présenter une plus grande importance pour notre pays et l’humanité. »
Je restai un moment les yeux fermés. J’étais complètement déboussolé. Kralick était sincère à sa manière, Kettridge aussi malgré son élocution rapide et ses phrases lourdes d’homme politique. Ils avaient honnêtement besoin de moi. Et moi, n’avais-je pas de bonnes raisons personnelles de vouloir soulever une fois pour toutes le masque de ce charlatan ? Jack m’en avait prié, bien qu’il n’eût jamais osé rêver que ce me serait aussi facile de l’atteindre.
Pourquoi hésitais-je alors ?
Je savais pourquoi. C’était à cause de mes propres recherches et de la crainte de découvrir que Vornan-19 était véritablement et indubitablement un voyageur du temps. Le pauvre type qui essaie péniblement d’inventer la roue n’a pas vraiment envie d’apprendre les détails d’une voiture à turbine fonçant à huit cents kilomètres à l’heure. J’étais à peu près dans la même situation ; j’avais usé la moitié de ma vie à tenter de lancer quelques malheureux électrons vers le passé et voilà que maintenant débarquait cet homme, racontant des fables extraordinaires de sauts fabuleux par-delà les siècles. Au fond de moi, je préférais ne pas y penser de peur de… D’autre part, Kralick et Kettridge avaient raison : je devais appartenir à ce comité, même mes doutes en étaient une preuve.
Je leur dis que j’acceptais.
Ils m’exprimèrent chaleureusement leur gratitude puis, tout d’un coup, ils stoppèrent brutalement les effusions, comme s’ils jugeaient inutile de perdre du temps avec quelqu’un qui avait déjà signé. Kettridge disparut et Kralick me donna un bureau quelque part dans l’annexe souterraine de la Maison Blanche. Des petites bulles de lumière réelle flottaient au plafond, procurant un éclairage absolument naturel. J’avais toute liberté d’utiliser pour mon propre compte les services de secrétariat de direction. Kralick me montra les tableaux de programmation des ordinateurs. Je pouvais passer tous les appels téléphoniques que je désirais et demander toute aide qui me semblerait nécessaire pour préparer ma communication écrite sur les problèmes de voyages dans le temps destinée au président.
« Nous avons tout arrangé pour que vous soyez le mieux possible, me dit Kralick. Vous serez logé dans une suite, juste de l’autre côté du parc.
— J’avais envisagé de retourner ce soir en Californie pour mettre mes affaires en ordre.
— Cela ne serait pas très pratique. Rappelez-vous, Vornan-19 arrivera à New York dans soixante-douze heures. Nous devons utiliser le mieux possible ce court laps de temps qui nous reste.
— Mais je viens de rentrer de vacances, protestai-je. J’étais à peine arrivé qu’il m’a fallu repartir aussitôt, et cela à cause de vous ! Je dois absolument laisser des instructions à mon équipe… établir un programme pour le laboratoire…
— Vous pouvez passer ces ordres par téléphone, n’est-ce pas, docteur Garfield ? Ne vous en faites pas pour les dépenses. Nous préférons payer deux ou trois heures de communication avec la Californie plutôt que de perdre encore du temps. »
Il sourit et je répondis à son sourire.
« D’accord ? me demanda-t-il.
— D’accord. »
Tout devenait clair. À partir du moment où j’avais accepté d’être membre du comité, je n’avais plus le droit de choisir. J’étais un des éléments du Projet Vornan, et mes seules libertés d’action seraient celles que le gouvernement serait assez bon pour m’accorder, mais rien de plus. Du moins tant que cette mission ne serait pas arrivée à son aboutissement. Ce qui était étrange, c’est que je l’acceptais sans rechigner, moi qui étais toujours le premier à signer des pétitions contre toute restriction des libertés et qui me considérais plus comme un franc-tireur vaguement affilié à l’Université que comme un enseignant fonctionnaire. Sans un murmure, je me laissais envahir par les impératifs du service. Je suppose que cette attitude était une manière de sublimer mon appréhension d’avoir à retourner dans mon laboratoire et me retrouver à nouveau confronté avec toutes mes questions restées sans réponses.
Le bureau dans lequel je me trouvais était agréable. Le plancher était composé de dalles de verre spongieuses et souples, les murs étaient des miroirs argentés et le plafond brillait de toutes les couleurs du prisme. Il était encore trop tôt pour trouver quelqu’un au laboratoire. Je réveillai le censeur de l’Université et lui appris que j’avais été appelé au service du Gouvernement. Il me répondit qu’il s’en fichait et retourna se coucher. Ma secrétaire, elle, était déjà au travail. Je l’avertis que mon absence allait se prolonger encore pendant une durée indéterminée et je lui donnai mes instructions pour préparer les programmes de mon équipe et les projets de recherches de mes élèves. Ensuite, je composai le numéro de l’entreprise de gardiennage et d’entretien qui s’occupait de ma maison et sur l’écran apparut une liste détaillée sur laquelle je devais cocher les services que je désirais. C’était une longue liste :
Tondre la pelouse.
Surveiller l’étanchéité et la climatisation d’air.
Faire suivre le courrier et les messages.
Jardinage.
Réparer les dégâts provoqués par les orages.
Payer les notes.
Et ainsi de suite. Je pris l’entretien total, le plus cher, et fis envoyer la facture au gouvernement des États-Unis. Déjà, je venais d’apprendre une bonne chose grâce à Vornan-19 : ne rien payer avec mes propres deniers tant qu’ils ne m’auraient pas libéré.
Quand j’eus réglé mes affaires personnelles, je téléphonai en Arizona. Ce fut Shirley qui me répondit. Elle semblait tendue et énervée, mais elle parut s’apaiser quelque peu quand elle vit mon visage sur l’écran.
« Je suis à Washington, dis-je.
— Pour quoi faire, Leo ? »
Je relatai les événements des deux derniers jours. Au début, elle crut que je lui racontais une blague mais je lui assurai que c’était l’exacte vérité.
« Attends, me dit-elle. Je vais chercher Jack. »
Elle s’éloigna du téléphone. Avec le recul, le plan de vision devenait plus large. Au lieu de voir seulement le visage et les épaules, je recevais maintenant l’image de la silhouette entière de Shirley, vue de trois quarts. Elle se tenait sur le seuil de la porte, tournant le dos à la caméra, s’appuyant contre le montant de telle manière que le globe plein d’un de ses seins apparaissait sous son bras. Je me souvins d’un seul coup qu’il était plus que probable que mes communications soient espionnées et je devins furieux à la pensée que quelque fonctionnaire du gouvernement devait se régaler en contemplant l’adorable nudité de Shirley. Je me penchai pour couper la vision, mais il était trop tard : Shirley avait disparu et le visage de Jack apparut sur l’écran.
« Que se passe-t-il ? Shirley me dit que…
— Dans quelques jours je vais parler de vive voix avec Vornan-19.
— Oh ! Leo. Tu n’aurais pas dû me prendre au sérieux. Tu sais, j’ai réfléchi à notre conversation de l’autre jour. Tout cela était stupide. Je t’ai soûlé de… comment dire… de puérilités, parce que je m’étais senti déprimé un instant, mais je ne voulais pas vraiment que tu laisses tout tomber pour aller à Washington et…
— Cela ne s’est pas exactement passé ainsi, Jack. On m’a appelé ici pour remplir une mission. On m’a servi les grandes phrases ronflantes comme quoi cela était vital pour notre sécurité nationale, et cætera, et cætera. Tu vois ce que je veux dire. Je voulais simplement que tu saches que j’en profiterai pour t’aider le plus possible.
— Je te remercie, Leo.
— C’est tout. Essaie de te détendre. Ce serait peut-être une bonne idée que Shirley et toi alliez faire un petit voyage.
— Peut-être plus tard, dit-il. On verra comment les choses vont se passer. »
Je lui fis un clin d’œil d’adieu et coupai la communication. Sa gaieté forcée ne me trompait pas une seconde. Tous ses tourments qui bouillaient en lui il y avait quelques jours n’avaient pas disparu, même s’il essayait de me faire croire que ce n’avait été qu’un moment éphémère de dépression. Mon ami avait besoin d’être aidé.
Il me restait encore un dernier boulot. Je mis en route un ordinateur et entrepris de lui dicter mon mémoire sur la réversibilité du temps. Je ne savais pas combien ces messieurs du gouvernement désiraient de copies, mais après tout cela n’avait guère d’importance. Je commençai. Des petits faisceaux argentés glissaient sur l’écran luminescent de la machine, laissant imprimés derrière eux les mots que je venais de prononcer. Cette technique permettait de se relire au fur et à mesure. Je dictais entièrement de mémoire, sans prendre la peine d’utiliser les textes et articles déjà écrits sur ce sujet, dont la plus grande partie d’ailleurs était de moi. Mon exposé était très résumé et aussi peu technique que possible. Essentiellement, je prétendais que si nous avions réussi une réversibilité temporelle au niveau subatomique (et encore…), il me semblait impossible, étant donné les théories actuelles de physique venues à ma connaissance, de faire voyager un être humain à rebours dans le temps de telle manière qu’il arrive vivant, sans même tenir compte de la source de puissance fabuleuse qui serait nécessaire pour une telle expérience. J’appuyai mes assertions avec quelques réflexions sur l’accumulation de la force d’impulsion temporelle, l’extension des masses dans un continuum inverse et l’annihilation provoquée par la création immédiate d’antimatière. Ma conclusion était que ce Mr. Vornan-19 était de toute évidence un simulateur.
Je restai quelques instants à considérer mes derniers mots qui brillaient et scintillaient sur l’écran électronique. Le président des États-Unis, par décision gouvernementale avait choisi de reconnaître Vornan-19 comme un envoyé véritable du futur. Était-il bien adroit et serait-ce vraiment efficace de lui dire ouvertement qu’en agissant ainsi, il devenait complice de cette mystification ? Mon débat intérieur fut de courte durée ; prostituer ma propre intégrité scientifique pour éviter à ce cher président d’avoir des remords de conscience ? Il n’en était pas question ! J’ordonnai à la machine d’imprimer ce que j’avais dicté et de le faire passer aux bureaux présidentiels.
Une minute plus tard, ma copie personnelle, proprement tapée, calibrée et brochée, glissa dans le réceptacle. Je la relus une dernière fois, la pliai et la mis dans ma poche. Puis j’appelai Kralick.
« J’ai terminé, dis-je. Maintenant j’aimerais bien sortir d’ici. »
Il vint me chercher. Mon métabolisme était encore branché sur les horaires californiens et mon estomac réclamait douloureusement.
Je demandai à Kralick où je pouvais aller déjeuner. Il eut l’air assez ahuri devant ma question. Finalement, il réalisa que ma confusion reposait sur un problème de décalage horaire.
« Pour nous ici, c’est presque l’heure de dîner, dit-il. Écoutez, pourquoi n’irions-nous pas boire un verre ensemble de l’autre côté de la rue et je vous montrerai vos quartiers. Après, si cela vous convient, vous irez manger. Ce sera un dîner avancé ou, si vous préférez, un déjeuner tardif.
— Parfait pour moi », dis-je.
Il me guida à travers le labyrinthe enfoui sous la Maison Blanche et nous émergeâmes à l’air libre, à la tombée du jour. Une petite chute de neige avait recouvert la ville d’un léger tapis cotonneux pendant que j’étais resté enterré dans le blockhaus gouvernemental. Déjà, la neige blanche se transformait en une gadoue qui rendait les trottoirs glissants, mais les robots nettoyeurs municipaux sillonnaient les rues, aspirant la boue grisâtre avec leurs longs tuyaux mobiles. Bientôt la ville serait propre, comme si rien ne s’était passé. Quelques rares flocons tombaient encore. Les lumières des gratte-ciel de Washington scintillaient tels des diamants sur le ciel bleu-noir du crépuscule. Nous quittâmes les jardins de la Maison Blanche par une sortie latérale et nous coupâmes Pennsylvania Avenue pour nous rendre dans un petit bar à l’éclairage tamisé et intime. Kralick eut un certain mal à caser ses jambes trop longues sous la table.
C’était un de ces endroits qui avaient tellement été à la mode il y a quelques années. Sur chaque table était fixée une console de contrôle comportant un clavier dont chaque touche représentait une boisson différente, commandant électroniquement un doseur-mélangeur caché dans la réserve, et plusieurs robinets. Pour moi, Kralick appuya sur la touche rhum pur et, pour lui, scotch avec soda. Une petite ampoule rouge s’alluma et il glissa sa carte de crédit dans la fente. Un instant plus tard, nos boissons coulaient des robinets.
« À votre santé, dit-il.
— À la vôtre. »
Je vidai mon verre d’un coup et laissai le chaud breuvage descendre dans ma gorge. Je n’avais rien absorbé depuis longtemps et les vapeurs d’alcool s’infiltrèrent aussitôt dans mon système nerveux. Sans aucune honte, je demandai à Kralick de me faire remplir à nouveau mon verre, alors que le sien était encore à moitié plein. Il me jeta un coup d’œil inquiet, repassant en mémoire mon dossier où pourtant rien ne mentionnait mes tendances à l’alcoolisme. Il me commanda tout de même un second verre.
« Vornan est à Hambourg en ce moment, dit-il tout à coup. Il étudie la vie nocturne dans le quartier interdit.
— Mais je croyais que ce quartier avait été démoli depuis longtemps.
— Oui, mais maintenant c’est devenu un centre d’attractions pour touristes, avec de faux marins débarquant à terre et se bagarrant pour la frime. Je ne sais absolument pas comment il a été au courant qu’un tel endroit existait, mais je parie tout ce que j’ai qu’il va y avoir une belle bagarre là-bas ce soir. Et ce sera pour de bon, pas du chiqué, je vous l’assure. » Kralick regarda sa montre. « D’ailleurs, les hostilités doivent déjà être commencées, puisqu’ils ont six heures d’avance sur nous. Demain il sera à Bruxelles. Après il va à Barcelone pour voir une corrida… Et puis… New York…
— Que Dieu nous vienne en aide.
— Dieu va tout foutre en l’air dans exactement onze mois et… euh… seize jours. » Il rit lourdement. « Mais ce n’est pas assez tôt. Non, pas assez tôt. Il aurait dû faire ça demain, comme cela Il nous aurait épargné d’avoir un casse-pieds comme ce Vornan-19 sur les bras.
— Ne me dites pas que vous êtes un crypto-Apocalyptiste !
— Je suis un crypto-ivrogne, bredouilla-t-il. J’ai pas arrêté de picoler depuis midi et j’ai la tête qui me tourne dans tous les sens. Garfield, j’vais vous dire une chose : saviez-vous que j’étais avocat dans le temps ? J’étais jeune, brillant, ambitieux et je me débrouillais pas trop mal. Pouvez-vous me dire pourquoi j’ai été me fourrer dans ce bord… ?
— Peut-être feriez-vous bien de prendre quelque chose pour vous calmer.
— Vous voulez que j’vous dise : vous avez raison ! »
Il demanda une pilule, puis après avoir longuement réfléchi, il commanda un troisième rhum pour moi. Je me sentais très légèrement étourdi. Trois verres en dix minutes… Enfin, je pouvais toujours prendre un sédatif moi aussi. La pilule arriva et Kralick l’avala ; l’effet du produit concentré combattant puissamment les effets de l’alcool dans son métabolisme le fit grimacer. Il resta un long moment frissonnant nerveusement, puis il se secoua et reprit ses esprits.
« Je suis navré. Cela m’a pris tout d’un coup. Le verre de trop.
— Vous sentez-vous mieux ?
— Beaucoup mieux, dit-il en souriant. Ai-je révélé quelque secret d’État ?
— J’en doute. Simplement, vous désiriez que la fin du monde arrive demain.
— Une dépression momentanée de poivrot. Rien de religieux là-dessous. Cela vous dérange-t-il que je vous appelle Leo ?
— Non, au contraire.
— Bien. Écoutez, Leo, à présent je suis sobre et je pense sincèrement ce que je vais vous dire. Je vous ai entraîné dans un sale boulot et je m’en excuse auprès de vous. S’il y a quoi que ce soit que je puisse faire pour vous rendre la vie agréable, pendant que vous servirez de nurse à notre charlatan futuriste, demandez-le-moi. Ce n’est pas mon argent que vous dépensez, ne craignez rien. Je sais que vous aimez vivre confortablement et je m’arrangerai pour que vous soyez bien.
— Je vous remercie beaucoup, Sanford.
— Sandy.
— D’accord, Sandy.
— Par exemple, pour ce soir. Vous êtes venu à toute vitesse et je suppose que vous n’avez pas eu le temps de prévenir des amis ici. Voudriez-vous avoir une compagnie pour dîner… et pour après ? »
C’était une gentille pensée. S’occuper ainsi des besoins d’un homme de science d’âge mûr et célibataire de surcroît.
« Merci, dis-je, mais je crois que je préfère rester seul ce soir. Je rassemblerai mes idées et il faut que je m’adapte au décalage horaire.
— Enfin, si vous changez d’avis, dites-le-moi. Il n’y en aura pas pour longtemps. »
Je changeai de sujet et nous parlâmes de choses et d’autres. Ce fut surtout Kralick qui fit les frais de la conversation, moi je me goinfrais pendant ce temps de biscuits salés aux algues en me laissant bercer par la musique douce diffusée par les haut-parleurs du bar. Mon jeune compagnon mentionna les noms de quelques-uns des autres membres du comité. L’historien était F. Richard Heyman, l’anthropologiste était Helen McIlwain et le psychologue était le professeur Morton Fields de Chicago. J’approuvais entièrement ce choix.
« Nous avons tout vérifié avec le plus grand soin, dit Kralick. Nous ne voulions surtout pas faire entrer dans le comité deux personnes entre lesquelles existerait une inimitié ou quelque chose de semblable. Nous avons dû éplucher toutes les vies une à une pour connaître les relations entre elles. Vous pouvez me croire, c’était un drôle de casse-tête. Nous avons été obligés de rejeter deux candidats parfaitement valables parce qu’ils… euh… enfin… parce que ça ne collait pas avec un autre membre du comité.
— Parmi tous vos renseignements, avez-vous des dossiers sur les mœurs et les habitudes sexuelles de vos candidats ?
— Nous essayons d’avoir des dossiers sur tout, Leo. Vous seriez surpris. Enfin, nous avons finalement réussi à mettre sur pied un comité, trouvant des remplaçants pour ceux qui refuseront d’y entrer et aussi pour ceux qui se sont révélés incompatibles avec un seul des autres membres. Nous avons fait et refait nos listes des milliers de fois.
— Cela n’aurait-il pas été plus simple de refuser son visa à Vornan et de l’oublier purement et simplement ?
— Êtes-vous au courant du rassemblement des Apocalyptistes qui a eu lieu hier soir à Santa Barbara ? me demanda-t-il.
— Non.
— Une foule de cent mille personnes s’est réunie sur la place. En chemin, avant d’arriver au rassemblement, ils ont commis des dégâts un peu partout, estimés à deux millions de dollars. Après les orgies habituelles, ils ont commencé à avancer dans l’eau comme des lémn… euh… des lemm…
— Des lemmings.
— C’est cela, comme des lemmings. »
Les doigts épais de Kralick effleurèrent quelques instants les touches du clavier aux alcools, mais finalement il retira sa main.
« Imaginez-vous cent mille Apocalyptistes, venus de toutes les régions du pays, entrant dans le Pacifique, nus et psalmodiant des chants étranges, au mois de janvier, en plein hiver. Certains noyés n’ont pas encore été identifiés. Il y en a une centaine au moins et je ne sais combien de pneumonies. Plus dix filles qui sont mortes, écrasées sous le flot humain. Vous comprenez, Leo, des choses pareilles se passent en Asie, mais pas ici. Pas ici. Vous voyez ce à quoi nous devons nous opposer ? Vornan va écraser cette hystérie. Il nous racontera son époque future et les gens arrêteront de croire en cette Dernière Nuit. Les Apocalyptistes seront vaincus et le mouvement s’éteindra de lui-même. Un autre rhum ?
— Non. Je préfère rentrer à mon hôtel.
— D’accord. »
Nous nous levâmes et quittâmes le bar. Tandis que nous longions les allées extérieures du parc La Fayette, Kralick me dit : « Je pense que je dois vous avertir que les moyens d’information sont au courant de votre arrivée ici et vont bientôt commencer à vous bombarder de demandes d’interviews. Nous vous protégerons autant que cela nous sera possible, mais ils réussiront tout de même à arriver jusqu’à vous. La réponse à toutes leurs questions est…
— Pas de commentaires.
— Parfait. Vous êtes vraiment une grande vedette, Leo. »
La neige tombait à nouveau, mais nettement plus fort. Les résistances chauffantes noyées dans la chaussée étaient saturées. Des petites congères se formaient çà et là sur les trottoirs et dans les rues. Le Parc en un instant était devenu tout blanc. Les plaques de neige glacée scintillaient sur le sol. De lourds nuages sombres bouchaient le ciel et cachaient les étoiles. Il semblait que plus rien n’existait ; nous étions les deux seuls survivants, Kralick et moi, d’un cataclysme cotonneux et silencieux. Un profond sentiment de tristesse et de solitude m’envahit. À cette heure, le soleil de l’Arizona devait briller.
En entrant dans l’immense palace où m’avait été réservée une suite, je me tournai vers Kralick.
« Finalement, je crois que je vais accepter votre offre d’une compagnie pour mon dîner », dis-je.