X

 

LES choses se passèrent beaucoup plus simplement à la maison de prostitution automatisée de Chicago. À mon avis, c’était un peu risqué de la part de Kralick de faire visiter à Vornan un tel endroit, mais c’était lui-même qui l’avait réclamé et il était difficile de lui opposer un refus sans craindre des retombées explosives. D’ailleurs ces maisons étaient légales, certaines même étaient très chics, et il eût été stupide de tout gâcher à cause d’un puritanisme hors de propos.

Vornan, nous le savions déjà, n’avait rien d’un puritain. Cela était très clair. D’ailleurs, Helen McIlwain s’était vantée devant nous d’avoir subi de sa part, pendant la troisième nuit, des outrages qui ne seraient certainement pas les derniers. Inutile de dire qu’elle s’était montrée totalement consentante et coopérative, comme cela s’était passé avec Aster. À propos de celle-ci, nous n’en savions toujours pas plus, ni elle ni Vornan ne se montrant très loquaces à ce sujet. Ayant démontré une si insatiable curiosité pour nos mœurs sexuelles, Vornan refusait d’être tenu à l’écart de ce bordel automatisé dont il avait mystérieusement entendu parler. Il avait présenté sa requête à Kralick très diplomatiquement en arguant que cette visite contribuerait à son enseignement des mystères du système capitaliste. Comme Kralick n’était pas venu avec nous à la Bourse de New York, il ne comprit pas l’humour de cette formule.

Je fus désigné pour servir de guide à Vornan. Kralick sembla embarrassé de me le demander, mais c’eût été une pure folie de laisser Vornan sortir sans un chaperon et Kralick connaissait assez de choses sur moi pour savoir que je ne refuserais pas cette mission. D’ailleurs j’étais le seul candidat possible ; Kolff était trop sensuellement impétueux, et Fields et Heyman ne convenaient pas à cause de leur moralité excessive. Nous partîmes, Vornan et moi, pour le labyrinthe érotique vers la fin de l’après-midi, quelques heures après notre arrivée à Chicago.

Le bâtiment était à la fois somptueux et sévère : une tour en ébène sur la rive nord du lac. La façade qui devait bien avoir trente étages ne comportait aucune ouverture et était décorée de motifs abstraits incrustés. Rien à l’extérieur ni sur la porte ne pouvait laisser supposer l’usage qui était fait de l’immeuble. L’esprit chargé de pressentiments, je poussai Vornan devant moi, me demandant quel genre de désordre il allait créer.

C’était la première fois que je pénétrais dans un tel lieu. Ma modestie naturelle dût-elle en souffrir, je n’avais jamais eu besoin de payer pour trouver une compagnie amoureuse ; il s’était toujours trouvé des âmes et des corps compatissants qui ne demandaient en échange que ma propre participation. Cela dit, j’avais applaudi de tout cœur la loi habilitant et autorisant de semblables établissements. Pourquoi le sexe ne serait-il pas une denrée achetable comme la nourriture ou la boisson ? N’est-il pas aussi essentiel, ou presque, pour des êtres sains ?

Et l’État devait-il se priver de l’immense source de revenus que représentait la prostitution, soigneusement réglementée et lourdement taxée ? D’ailleurs, je suppose que cette raison avait dû prévaloir sur le puritanisme traditionnel dans l’esprit des législateurs ; il était beaucoup plus populaire d’autoriser les bordels que d’augmenter les impôts.

Bien entendu, je n’essayai pas d’expliquer à Vornan ces subtilités économiques. Le concept d’argent le déconcertait déjà assez ; il eût été inutile de chercher à lui faire comprendre l’idée que le sexe pouvait justement s’acheter avec de l’argent et que l’on pouvait taxer de telles transactions pour le bénéfice de la société dans son ensemble.

Sur le seuil, il me demanda gaiement : « Pourquoi les citoyens ont-ils besoin de tels endroits ?

— Pour satisfaire leurs besoins sexuels.

— Et ils donnent de l’argent pour obtenir cette satisfaction ? N’est-ce pas, Leo ? De l’argent qu’ils ont reçu en rendant d’autres services ?

— Oui.

— Pourquoi ne pas rendre des services directement en retour des satisfactions sexuelles ? »

Je lui fis un bref résumé du rôle de l’argent comme moyen d’échange et de ses avantages sur le troc. Vornan souriait.

« C’est un système très intéressant, Leo. À mon retour dans mon temps, j’en discuterai longuement. Mais pourquoi donner de l’argent en échange du plaisir sexuel ? Cela me semble injuste. Les femmes qu’on loue ici reçoivent de l’argent en plus du plaisir sexuel. Elles sont donc payées deux fois.

— Elles ne prennent aucun plaisir sexuel, lui dis-je. Seulement l’argent.

— Mais elles participent à l’acte sexuel. Leur bénéfice, c’est leur plaisir.

— Non, Vornan. Elles se laissent seulement utiliser passivement. Il n’y a aucun échange de plaisir. Elles doivent être disponibles pour tout le monde et pour cela il leur faut dissocier le plaisir physique de… ce qu’elles font.

— Peut-être, mais le plaisir vient certainement quand leur corps est uni à un autre corps. Quels que soient les motifs !

— Non, cela ne se passe pas ainsi. Pas chez nous. Il faut que vous compreniez… »

Je me tus subitement. Son expression prouvait indubitablement qu’il ne me croyait pas. Non, c’était pire. Il était profondément choqué par ce que je lui avais dit. Jamais encore il ne m’avait paru si authentiquement étranger à notre monde. Il était sincèrement heurté par mes révélations sur notre éthos sexuel[2] ; il avait laissé tomber son masque habituel d’amusement mitigé et maintenant je voyais le vrai Vornan-19, stupéfié et répugné par nos mœurs barbares. Je me sentis bizarrement gêné et presque honteux. Que fallait-il faire ? Reprendre depuis le début de l’humanité et essayer de le convaincre que c’était déjà bien beau que nous en soyons là ? Au lieu de cela, je suggérai confusément que nous commencions notre visite de l’établissement.

Vornan accepta. Nous avançâmes dans une immense salle circulaire dont le sol était constitué de dalles mauves et souples. Devant nous s’étendait un mur sécant, brillant et absolument nu, comportant à sa base une multitude de portes. D’après la documentation que j’avais feuilletée avant notre visite, je savais que chacune de ces portes s’ouvrait sur une petite cabine de réception. Vornan entra dans l’une d’elles. Je choisis celle située à gauche de la sienne.

Un petit écran s’alluma au moment où je passai le seuil. Je lus : Répondez, s’il vous plaît, à toutes les questions à haute et intelligible voix. Une pause, puis : Si vous avez lu et compris ces instructions, indiquez-le en répondant « oui ».

« Oui », dis-je.

Tout à coup, je me demandai si Vornan était capable de comprendre des instructions écrites. Il parlait couramment l’anglais, mais il ne le lisait pas nécessairement. Je songeai un instant à aller l’aider, mais l’ordinateur de l’établissement me parlait et je devais garder les yeux sur l’écran.

Il me questionnait sur mes préférences physiques.

Femme ?

« Oui. »

Âge en dessous de trente ans ?

Je réfléchis une seconde. « Oui. »

Couleur de cheveux préférée ?

J’hésitai. « Roux », dis-je, par fantaisie.

Type physique préféré : choisissez en pressant le bouton correspondant sous l’écran.

Sur l’écran apparurent trois silhouettes féminines : une élégamment mince et un peu petit garçon ; l’autre évoquant la fille bien roulée qui pourrait être votre voisine d’appartement, et finalement le type hypermammaire aux seins énormes prometteurs de l’ultra-volupté. Ma main se promenait irrésolument sur les boutons. J’étais tenté de choisir la plus opulente mais, pensant que les circonstances étaient tout de même un peu particulières, j’optai finalement pour la silhouette garçonnière qui me rappelait Aster Mikkelsen.

Puis l’ordinateur s’occupa de savoir comment je désirais faire l’amour. Il m’informa froidement qu’il y avait des suppléments à payer pour les perversions. La liste défila sur l’écran avec les prix écrits en face. C’était à la fois fascinant et effrayant. Je notai que la sodomie coûtait cinq fois plus cher que la fellation, et que le sadisme supervisé était considérablement plus onéreux que le masochisme. Je laissai passer les fouets et les bottes, ainsi que les orifices non génitaux. Que d’autres hommes prennent leur plaisir dans une oreille ou un nombril si cela leur plaît ; moi, je suis conservateur dans ce domaine.

Ayant choisi un rapport normal, j’avais maintenant à définir quelle position je désirais adopter. L’écran s’illumina et me montra une scène sortie tout droit du Kama Soutra : une vingtaine d’hommes et de femmes s’accouplaient devant mes yeux papillotants dans les positions les plus inimaginablement extravagantes. J’avais vu les temples de Konarak et Khajurao, ces splendides monuments témoins de l’exubérance et de la fertilité hindoues aujourd’hui disparus ; ces fresques merveilleuses d’hommes virils et de femmes aux seins ronds, incarnations de Krishna et de Çiva, dans toutes les combinaisons et les permutations possibles entre l’homme et la femme. La mêlée confuse qui se déroulait sur l’écran avait quelque chose de cette intensité fiévreuse, mais je n’y trouvais pas la volupté, ni cette sensualité saine dégagée par les sculptures de pierre étincelant sous le soleil de l’Inde. Je contemplai ces images pendant un moment et finalement je sélectionnai une position qui souriait à ma fantaisie.

En dernier vinrent les questions les plus délicates : l’ordinateur voulait savoir mon nom et mon numéro d’identification.

Certains prétendaient que cette obligation avait été imposée par des législateurs pudibonds et vindicatifs, menant un combat désespéré d’arrière-garde pour saborder tout le programme de légalisation de la prostitution.

Leur raisonnement était le suivant : personne n’oserait se présenter dans un tel établissement sachant que son identité serait enregistrée dans les mémoires de l’ordinateur, pour resurgir peut-être plus tard comme élément accablant d’un dossier d’accusation. Les officiels qui avaient mis au point la loi sur les maisons de prostitution se défendaient contre cet argument en annonçant à grands renforts de publicité que tous les renseignements accumulés dans l’ordinateur resteraient définitivement confidentiels. Je suppose pourtant que beaucoup de personnes doivent se priver d’entrer ici uniquement à cause de ce règlement puritain et rétrograde. Moi, qu’avais-je à craindre ? Mes fonctions académiques ne peuvent m’être retirées que pour fautes professionnelles ou pour turpide morale, or ce n’était ni l’une ni l’autre que d’utiliser une commodité comme celle-ci, mise sur pied et gérée par le gouvernement. Je donnai mon nom et mon numéro d’identification.

Pendant un court instant, je me demandai comment passerait Vornan, qui n’avait pas de numéro d’identification, mais je me dis que l’ordinateur avait certainement dû être averti de sa visite et s’était programmé spécialement pour lui.

Un tiroir s’ouvrit en dessous de l’écran. Il contenait une sorte de masque que, m’informa-t-on, je devais passer sur mon visage. Je sortis le masque, l’étirai et le mis en place. La matière thermoplastique s’adapta parfaitement sur mes traits comme une seconde peau.

Une épaisseur aussi mince ne pouvait rien cacher, pensai-je, mais j’aperçus une seconde mon reflet sur l’écran momentanément sombre, et je compris. L’image qui m’était apparue n’appartenait à personne. Mystérieusement, le masque m’avait rendu anonyme.

L’ordinateur m’ordonna de m’avancer vers le fond de ma cabine. J’obéis. La paroi devant laquelle je me tenais disparut subitement et je passai sur une rampe hélicoïdale qui m’emmena vers un niveau supérieur. À ma droite et à ma gauche, d’autres hommes, eux aussi le visage masqué et le corps tendu, s’élevaient sur d’autres rampes ascendantes, tels des esprits grimpant vers on ne sait quel ciel portés par de silencieux escaliers mécaniques. Tout en haut, un gigantesque réservoir de lumière irradiait sur nous sa froide brillance. Sur une rampe contiguë à la mienne, quelqu’un me fit de grands signes. C’était Vornan, indubitablement ; malgré le masque je reconnaissais sa silhouette mince et petite, sa posture insouciante et décontractée, et une certaine aura d’étrangeté qui semblait l’envelopper, que ses traits fussent cachés ou non. Il me dépassa et disparut, englouti dans la radiance perlée qui nous dominait. Quelques secondes plus tard, j’entrai moi aussi dans cette zone radiante et rapidement je fus entraîné dans une cabine guère plus grande que celle où l’ordinateur m’avait questionné.

Un autre écran était encastré dans la paroi gauche. Le centre de l’alcôve était occupé par un chaste lit double fraîchement fait et le fond contenait un lavabo et un nettoyeur moléculaire. Tout le décor était grotesquement antiseptique. Si c’est cela la prostitution légalisée, pensai-je, je préfère les tapineuses… s’il en existe encore.

Je me tenais à côté du lit, les yeux fixés sur l’écran qui restait muet. J’étais seul. La toute infaillible machine s’était-elle déréglée ? Où était l’amoureuse que je m’étais choisie ?

Mais l’auscultation n’était pas terminée. L’écran s’alluma et me demanda poliment : Vous êtes prié d’enlever vos vêtements pour l’examen médical.

Je me déshabillai avec obéissance et fourrai mes affaires dans un placard tournant qui se referma aussitôt sur lui-même. Je supposai que mes vêtements allaient être désinfectés et aseptisés. Je sus par la suite que je ne m’étais pas trompé. Comme il me l’avait été commandé, je me tenais intégralement nu, excepté mon masque, sous le rayon verdâtre venu du plafond qui sondait et auscultait minutieusement mon corps à la recherche de quelque chancre vénérien. L’examen dura à peu près soixante secondes. Puis l’écran m’invita à tendre mon bras dans un soufflet qui s’ouvrit dans le mur. Une aiguille descendit au bout d’un bras articulé et me prit un échantillon de mon sang. Des analyseurs invisibles fouillèrent dans cette parcelle de vie liquide pour y chercher quelques symptômes de corruption et naturellement ne trouvèrent rien qui pouvait constituer une menace pour la santé du personnel de l’établissement. Un moment plus tard, l’écran me fit comprendre que j’avais passé les tests et que rien ne s’opposait à ce que mes désirs fussent satisfaits. La paroi du lavabo glissa et une fille apparut.

« Bonjour, dit-elle. Je m’appelle Esther, et je suis enchantée de faire votre connaissance. Je suis sûre que nous allons très bien nous entendre. »

Elle portait une tunique très très légère à travers laquelle je distinguais les contours de son corps mince et gracile. Ses cheveux étaient roux, ses yeux verts, et elle n’avait pas l’air bête. Même son sourire avait une sorte de sincérité qui pouvait laisser croire qu’il n’était pas totalement mécanique. Dans mon innocence, je m’étais imaginé que toutes les prostituées étaient vulgaires ; des espèces de créatures déjetées avec des visages maussades, aigris et irrités. Esther ne correspondait pas du tout à cette image naïve. Sur le campus de l’Université, j’avais vu beaucoup de filles lui ressemblant ; il était même possible que je l’aie vue elle-même. Je me refusais à lui poser la question que l’on pose dans ces cas-là dans les mauvais romans : Qu’est-ce qu’une gentille fille comme vous fait dans un endroit pareil ? Mais j’en avais bien envie.

Esther me détaillait du regard. Peut-être n’était-ce pas tant pour juger de ma virilité que pour y découvrir quelque tare médicale qui serait passée inaperçue à l’examen électronique. Puis l’expression de ses yeux se fit moins clinique et le regard devint carrément provocant. Je me sentais curieusement gêné, peut-être parce que je ne suis pas habitué à me trouver ainsi exposé devant une jeune femme dès la première rencontre. Quand plus aucune partie de mon corps ne lui fut étrangère, Esther traversa la chambre et vint appuyer sur un bouton de contrôle placé sous l’écran.

« Nous ne voulons pas qu’ils se rincent l’œil, n’est-ce pas ? » demanda-t-elle, en me souriant effrontément.

L’écran s’assombrit. En moi-même, j’avais la certitude que cela faisait partie de la routine habituelle. C’était seulement un artifice pour convaincre le pauvre client que l’œil omniprésent de l’ordinateur n’espionnerait pas ses ébats, mais j’étais absolument sûr que malgré le geste adroit d’éteindre l’écran devant moi, l’alcôve resterait surveillée et contrôlée pendant toute la durée de mon séjour ici. La conception d’un tel établissement impliquait de ne pas laisser les filles à la merci de leurs compagnons de passage. J’éprouvais quelques réticences à faire l’amour avec quelqu’un sachant que j’allais être observé et que chacun de mes gestes serait enregistré, codé et classé. Je surmonterais cette inhibition en me disant que tout ceci n’était qu’une farce imposée à moi par une mission gouvernementale. Ce bordel n’était vraiment pas un endroit pour un homme raffiné. Il laissait place à trop de soupçons et de doutes. Mais je voulais bien admettre qu’il devait convenir parfaitement à ceux qui avaient de tels besoins.

L’écran était maintenant complètement noir.

« J’éteins la lumière ? me demanda Esther.

— Je m’en fiche.

— Alors, je l’éteins. » Elle appuya sur quelque chose et la pièce s’assombrit. Puis, avec un geste rapide et leste, elle enleva sa blouse. Son corps était doux et pâle avec des hanches étroites et rondes et des petits seins dont la peau transparente laissait apercevoir un réseau de fines veines bleues. Elle me rappelait de plus en plus Aster Mikkelsen telle qu’elle m’était apparue sous la douche avec Vornan quelques jours plus tôt lorsque je l’avais espionnée. Aster… Esther… Pendant un très court instant, je confondis les deux femmes. Je rêvai d’une biochimiste mondialement célèbre quittant le soir son laboratoire pour faire des passes telle une vulgaire tapineuse. Esther me souriait aimablement. Elle s’étendit sur le lit et se coucha sur le côté en repliant ses genoux serrés sur le ventre ; c’était une posture pudique et amicale, une position de conversation. Je lui en fus reconnaissant. J’avais craint, dans un tel lieu, de me trouver face à face avec une fille s’étalant toute ouverte devant moi et me lançant un gaillard : « Allez, gars, à cheval ! » J’étais en train de remercier mentalement Esther de sa délicatesse quand il me vint à l’esprit que grâce au premier questionnaire l’ordinateur avait dû tracer un portrait de ma personnalité, découvrant en moi un membre de la classe universitaire si inhibée. Esther avait dû recevoir une sorte de mémorandum sur moi pour se préparer à sa tâche et lui conseillant de me traiter délicatement avec un soupçon de dignité.

Je m’assis à côté d’elle.

« Veux-tu parler un peu avant ? me demanda-t-elle. On a tout notre temps.

— D’accord. Vous savez, c’est la première fois que je viens ici.

— Je sais.

— Comment ?

— L’ordinateur me l’a dit. L’ordinateur nous dit tout.

— Tout ? Mon nom ?

— Oh ! non. Pas ton nom ! Je veux dire, toutes les choses personnelles.

— Alors, que savez-vous sur moi, Esther ?

— Tu vas voir tout à l’heure », dit-elle. Ses yeux brillaient malicieusement. Après un certain silence, elle me demanda : « As-tu vu l’homme du futur quand tu es entré ?

— Celui qui se fait appeler Vornan-19 ?

— Oui. Il doit venir ici aujourd’hui, vers cette heure-ci. On a reçu une petite note sur lui pour nous prévenir. Je l’ai vu à la télévision. Il est merveilleusement beau. Je voudrais tant le rencontrer.

— Comment savez-vous que vous n’êtes pas avec lui en ce moment ? »

Elle rit. « Oh ! non. Je le sais bien !

— Mais je suis masqué. Je pourrais…

— Non, tu n’es pas lui. Tu te moques de moi. Si tu étais lui, ils me l’auraient dit.

— Peut-être pas. Peut-être préfère-t-il l’incognito ?

— Oui, ça se peut, mais de toute façon tu n’es pas l’homme du futur. Masqué ou pas masqué, tu ne me trompes pas. »

Je posai ma main sur sa cuisse et caressai la douceur satinée de sa peau.

« Que penses-tu de lui, Esther ? Crois-tu qu’il est réellement venu de 2999 ?

— Et toi ?

— Je te demande ce que tu penses, toi. »

Elle haussa les épaules. Elle me prit le poignet et le monta doucement vers sa poitrine jusqu’à ce que ma main emprisonne le petit globe tendre de son sein gauche, comme si elle cherchait à éluder mes questions qui la troublaient en m’entraînant vers le plaisir. Elle fit une petite moue. « Je sais pas, moi. Ils disent tous qu’il est vrai. Le président et tout le monde. On dit qu’il a des pouvoirs spéciaux, qu’il peut vous donner une sorte de décharge électrique s’il le veut. » Elle gloussa nerveusement. « Je me demande s’il peut… s’il peut filer un choc à une fille quand il… euh… ben, tu sais, quand il est avec elle.

— Certainement. S’il est réellement ce qu’il prétend être.

— Pourquoi ne crois-tu pas en lui ?

— Parce que toute cette histoire me semble fausse. Qu’un homme descende du ciel – littéralement – et qu’il raconte venir du futur. De mille ans ! Où sont les preuves ? Y a-t-il une seule évidence qui me montre qu’il dit la vérité ?

— Eh bien, y’a son regard. Et son sourire. Et puis, il a quelque chose d’étrange, ce type. Tout le monde le dit. Et t’as vu comment il parle ; c’est pas exactement un accent, mais sa voix est bizarre, pas comme nous. Oui, je crois en lui. J’aimerais faire l’amour avec lui. Même pour rien.

— Peut-être auras-tu cette chance. »

Elle me fit un petit sourire triste. Mais elle semblait s’énerver quelque peu, comme si cette conversation dépassait la durée habituelle de ce genre d’entretien dilatoire. J’étais fasciné de constater l’effet produit par Vornan sur cette fille cloîtrée dans son bordel et je me demandais ce qu’il pouvait bien faire en ce moment quelque part dans cette maison. J’espérais surtout qu’un membre de l’équipe de Kralick le surveillait de près. J’étais censé le faire moi-même, mais comme ils auraient dû le savoir, il m’était impossible de garder le contact avec Vornan une fois que nous étions entrés dans les cabines de réception. Je craignais la faculté anormale de notre invité pour créer la pagaille et le chaos partout où il mettait les pieds. Quoi qu’il en fût, à présent je n’y pouvais rien. Mes mains glissèrent le long des lignes gracieuses de la femme étendue devant moi. Son corps réagissait et ondulait sur les rythmes passionnés qu’elle connaissait si bien, mais visiblement son esprit était perdu dans des rêves lointains d’étreintes extraordinaires avec l’homme du futur. L’ordinateur l’avait bien préparée à sa mission ; quand nos corps s’unirent, elle prit la position que j’avais choisie et elle accomplit son devoir avec énergie et une imitation assez réussie du désir.

Après, nous nous séparâmes. Son rôle ne s’arrêtait pas là ; elle joua pour moi le personnage de la femme satisfaite et reconnaissante à son partenaire. Puis elle m’indiqua le lavabo et le nettoyage moléculaire pour que je me purifie des souillures du péché de chair. Elle me signala qu’il nous restait encore un peu de temps.

« Rien que pour savoir ; tu n’aimerais pas rencontrer Vornan-19 ? Simplement pour te convaincre qu’il est réel ? » demanda-t-elle.

Dans mon for intérieur, je me demandai si je devais lui avouer la vérité. Finalement j’optai pour le mensonge.

« Euh, oui, dis-je gravement, je crois que j’aimerais le rencontrer. Mais il y a bien peu de chances que cela m’arrive.

— Tu ne trouves pas que c’est excitant de penser qu’il est là, dans le même immeuble que nous ? Tu te rends compte, il est peut-être dans la chambre à côté ! Peut-être qu’il viendra ici après… si jamais il en redemande. »

Elle se leva, traversa l’alcôve et vint m’entourer de ses bras. Ses grands yeux étincelaient et ils plongèrent dans les miens.

« Je ne devrais pas parler autant de lui. Je ne sais pas comment on a commencé. Il nous est recommandé de ne pas mentionner d’autres hommes quand… quand… on… euh… Dis, je t’ai rendu heureux ?

— Énormément, Esther. Je voudrais pouvoir… » dis-je en cherchant ma carte de crédit.

Elle m’arrêta. « Les pourboires sont interdits, me dit-elle rapidement, mais en sortant, l’ordinateur te demandera peut-être un rapport sur moi. Ils font des sondages comme ça, en choisissant un client sur dix. J’espère que tu seras gentil.

— Tu sais bien que oui. »

Elle s’éleva sur la pointe des pieds et m’embrassa doucement, presque chastement, sur les lèvres. « Je t’aime bien, me dit-elle. Non, vraiment, je le pense. Ce n’est pas du baratin. Si tu reviens, j’espère que tu me demanderas.

— Si jamais je reviens, c’est juré, dis-je sincèrement. C’est une promesse solennelle. »

Elle m’aida à me rhabiller. Puis la cloison par laquelle elle était entrée glissa à nouveau et elle disparut dans les profondeurs de cet immense labyrinthe pour y accomplir quelques rituels purificateurs avant de reprendre une nouvelle mission. L’écran se ralluma et me notifia que mon compte serait débité du tarif standard, puis il me demanda de quitter l’alcôve par la porte de derrière. J’enjambai un autre trottoir roulant qui m’emmena dans une galerie voûtée délicieusement parfumée dont le haut plafond ruisselait de lumière miroitante. L’endroit était inexplicablement beau, presque magique. À tel point que ce n’est qu’assez tard que je découvris que je descendais une fois de plus vers un vestibule aussi vaste que celui par lequel j’étais entré, mais du côté opposé du bâtiment.

Vornan ? Où était Vornan ?

J’émergeai, légèrement étourdi, dans la pâle lumière l’un après-midi hivernal. Je ne me dissimulais pas le caractère un peu ridicule de cette situation ; la visite avait été éducative et récréative en ce qui me concernait, mais l’aspect de surveillance avait été complètement oublié et quasiment nul. Je restais immobile sur la place déserte, me demandant si je devais rentrer à l’intérieur pour aller chercher Vornan. Était-il possible de demander à l’ordinateur des informations sur un client ? J’allais faire demi-tour quand une voix m’appela dans mon dos. « Leo ? »

C’était Kralick, assis dans une immense limousine gris-vert dont la carrosserie était hérissée d’une forêt d’antennes de toutes sortes. Je m’avançai vers la voiture.

« Vornan est toujours à l’intérieur, dis-je. Je ne sais pas ce que…

— C’est très bien. Montez. »

L’homme du gouvernement me tenait la portière ouverte et je me glissai à l’intérieur. Je fus assez gêné de découvrir Aster Mikkelsen assise dans le fond, la tête penchée sur des graphiques compliqués. Elle me sourit brièvement et se replongea dans ses analyses. La situation m’apparut assez embarrassante de me retrouver à côté de la pure Aster juste en sortant du bordel où j’avais justement choisi une fille qui…

« Nous suivons notre bonhomme pas à pas, me dit Kralick. Cela vous intéressera peut-être de savoir qu’il en est en ce moment à sa quatrième femme et qu’il ne donne aucun signe de fatigue. Voulez-vous le voir ?

— Non, merci, je ne suis pas voyeur, lui dis-je, alors qu’il allumait l’écran encastré devant lui. À combien s’élèvent les dégâts ?

— Vous vous trompez, Leo. Il n’a rien provoqué aujourd’hui ou du moins pas dans sa manière habituelle. Il se contente d’épuiser les filles les unes après les autres, en essayant toutes les positions possibles, viril comme un bouc. »

Tout à coup, Kralick se tut. Je vis ses mâchoires se contracter nerveusement. Il se tourna vers moi. « Leo, il y a maintenant presque deux semaines que vous connaissez ce type. Quelle est votre opinion ? Sincère ou charlatan ?

— Honnêtement, je ne sais pas, Sandy. Il y a des moments où j’ai la conviction qu’il est absolument authentique. Puis, soudain je me pince, je reprends mes esprits et je me dis qu’il est scientifiquement impossible de voyager en arrière dans le temps, donc que Vornan ne peut être qu’un truqueur particulièrement doué.

— Un chercheur, me dit Kralick en appuyant sur les mots, doit construire une hypothèse à partir d’une évidence qui le mènera à une conclusion. C’est bien cela, n’est-ce pas ? Il ne doit pas tabler sur une hypothèse et juger l’évidence en fonction d’elle.

— Vous avez raison, admis-je, mais quelle est cette évidence dont vous me parlez ? J’ai une certaine expérience des phénomènes de réversibilité temporelle, et je sais qu’il est impossible d’envoyer une particule en arrière dans le temps sans qu’elle inverse sa charge aussitôt. C’est là-dessus que je me base pour juger de l’authenticité de Vornan.

— Très bien. Mais l’homme de 999 était sûr lui aussi qu’il était impossible d’aller sur Mars. Il nous est difficile de deviner ce qui sera possible ou non dans un millier d’années. De plus, il se trouve qu’aujourd’hui nous avons acquis quelques nouvelles évidences.

— Lesquelles ?

— Dans cet établissement dont vous sortez, Vornan a subi comme vous une prise de sang. Il n’avait pas vu le piège que nous lui tendions. Bref, l’ordinateur a analysé son sang et des tas d’autres choses auxquelles je ne comprends rien et il nous a retransmis ses observations ici même dans la voiture. Ce sont ces graphiques qu’Aster étudie en ce moment. Elle dit qu’il a du sang d’un groupe qu’elle n’a encore jamais vu et qui contient des masses d’anticorps mystérieux inconnus de la science moderne. Ce n’est pas tout ; l’examen médical a découvert cinquante autres anomalies physiques chez Vornan. L’ordinateur a aussi repéré des traces d’une activité électrique inhabituelle dans son système nerveux ; ce doit être ce truc qui lui permet d’assommer les personnes qui lui déplaisent. Ce type est construit comme une anguille électrique. Maintenant, je ne crois plus du tout que ce… cet homme vient du même siècle que nous. Et à vous, Leo, je peux avouer combien cela me coûte de dire une chose pareille. »

Du fond de la voiture, nous parvint l’adorable voix flûtée d’Aster.

« Avouez, Leo, qu’il est ironique que nous ayons fait des découvertes aussi étranges grâce à une maison de prostitution. Mais le résultat est là. Voulez-vous voir les graphiques ?

— Non merci, Aster, je ne saurais pas les interpréter. »

Kralick nous regarda avec de grands yeux ahuris. « Vornan en a terminé avec la quatrième. Il… il… il en veut une cinquième !

— Pouvez-vous me rendre un service, Sandy ? Là-dedans il y a une petite rouquine adorable. Elle s’appelle Esther. Voudriez-vous arranger les choses avec votre copain l’ordinateur pour qu’Esther soit la prochaine compagne de Vornan ? »

Kralick donna les ordres dans son micro. Vornan avait demandé une grande et pulpeuse brunette et il dut être surpris en découvrant la petite Esther, mais il accepta la substitution en la mettant sur le compte, je suppose, d’une erreur pardonnable de notre technologie électronique médiévale. Je me penchai pour regarder l’écran posé devant Kralick. Je vis Esther, le regard éperdu de timidité, soudain débarrassée de toute pose ou affectation professionnelles, figée devant l’homme de ses rêves. Vornan lui parla poliment et doucement. Quand il l’eut apaisée et calmée, il lui enleva sa petite blouse transparente et l’entraîna vers le lit. Je demandai à Kralick de couper la transmission.

Vornan resta très longtemps avec elle. Sa virilité insatiable semblait confirmer son origine différente de la nôtre. Je restais assis, le regard perdu, ruminant et essayant d’accepter les révélations que m’avait faites Kralick. Pourtant mon esprit refusait de franchir l’obstacle. Je n’arrivais pas à croire à l’authenticité de Vornan, malgré ce que j’avais ressenti plusieurs fois devant lui et les nouveaux renseignements que nous venions de recevoir.

« Ça y est, c’est terminé ! s’écria soudainement Kralick.

— Il arrive ! Aster, rangez tous ces papiers, en vitesse. »

Aster s’exécuta pendant, que Kralick se précipitait hors de la voiture pour attraper Vornan et le ramener vers nous. Le rigoureux climat hivernal avait tenu à l’écart les disciples trop empressés et les Apocalyptistes enragés, ce qui fait que pour une fois notre départ ne fut pas précipité et se passa calmement.

Vornan rayonnait. « Vos coutumes sexuelles sont fascinantes, nous dit-il pendant que nous roulions. Fascinantes ! Si merveilleusement primitives ! Tellement pleines de vigueur et de mystères ! »

Il joignit ses mains, dos contre dos, à sa manière habituelle. À nouveau je ressentis l’étrange frisson fulgurer à travers mes membres, et le froid extérieur n’y était pour rien, je le savais. J’espère qu’Esther est heureuse maintenant, pensai-je. Ainsi, elle aura un merveilleux souvenir à raconter à ses petits-enfants. C’était bien la moindre des choses que j’avais pu faire pour elle.