CE soir-là, pour la première fois de ma vie, je me rendis vraiment compte de l’étendue réelle de la puissance du gouvernement américain. Vers sept heures on frappa à la porte de ma suite et une fille pénétra chez moi. Elle était grande et auréolée d’une magnifique chevelure blond-doré. Ses yeux étaient bruns, pas bleus, ses lèvres pleines et sa silhouette était superbe. En bref, elle était le sosie parfait de Shirley Bryant.
Cette ressemblance me donnait une autre preuve que ma vie était épluchée dans ses moindres détails. Ces messieurs, depuis longtemps, devaient observer et enregistrer sur mon dossier quel genre de femmes je préférais et, au moment propice, ils avaient su faire sortir de leur chapeau magique l’oiseau rare. Mais pourquoi cette ressemblance ? Croyaient-ils que Shirley était ma maîtresse ? Ou grâce à leurs renseignements avaient-ils dessiné un portrait-robot de mon idéal féminin dont les traits rappelaient incroyablement ceux de Shirley ? Ce qui prouverait que j’avais tendance à choisir (inconsciemment) des succédanés de la femme de mon ami.
La fille s’appelait Martha.
« Vous n’êtes pas une vraie Martha, lui dis-je. Les Martha sont petites, brunes avec un visage intense et passionné, et un menton qui avance légèrement. En général, elles fument aussi beaucoup.
— Mon vrai prénom est Sidney, dit-elle en souriant, mais le gouvernement craignait que vous ne refusiez une fille s’appelant ainsi. »
Quoi qu’il en soit, Sidney ou Martha, elle était merveilleuse. Elle était trop parfaite pour être réelle et je la soupçonnais d’avoir été chimiquement créée dans quelque laboratoire gouvernemental uniquement pour convenir parfaitement à mes désirs. Je lui demandai si elle n’était pas une sorte de robot électronique imitant incroyablement bien l’apparence d’une femme.
« Oui, me répondit-elle. Plus tard, je vous montrerai où l’on me branche.
— Faut-il souvent vous recharger ?
— Deux ou trois fois par nuit. Pas toujours. Cela dépend. »
Elle devait avoir à peine vingt ans et elle me rappelait les étudiantes que je voyais sur le campus de l’Université. Peut-être était-elle un robot, ou une call-girl, mais rien en elle ne le laissait supposer. Elle agissait comme un être intelligent, vivant et spirituellement mûr, qui faisait un métier l’appelant parfois pour des missions comme celle-ci. Je n’osai pas lui demander si cela se présentait souvent.
À cause de la neige, nous dînâmes dans la salle à manger de l’hôtel. C’était une salle décorée à l’ancienne mode, avec des chandeliers sur les tables, de lourdes draperies et des maîtres d’hôtel en smoking qui nous tendirent à chacun un menu imprimé. J’étais heureux de pouvoir lire ainsi la longue liste de plats, tandis que des serveurs humains s’activaient autour de notre table et que le maître d’hôtel inscrivait cérémonieusement notre commande avec un crayon. Quelle différence avec les nouveaux restaurants !
Nous établîmes notre menu avec soin et sans regarder à la dépense, puisque nous étions en quelque sorte des invités du gouvernement. Le repas fut délicieux. Du caviar frais, des cocktails d’huîtres, de la soupe à la tortue, un châteaubriand pour deux et un dessert succulent. Les huîtres étaient de petites Olympias venues des parcs de Puget Sound. Leur chair est très délicate mais elles n’ont pas le même goût que les vraies huîtres de mon enfance. La dernière fois que j’en ai mangé, c’était en 1976, pour la Commémoration du Bicentenaire. La pollution de l’eau avait détruit presque tous les parcs et elles valaient très cher : cinq dollars la douzaine, je me souviens. Je suis un savant, et en tant que tel je pense que l’humanité doit toujours aller de l’avant sans craindre de balayer ses vieilleries, mais je ne lui pardonne pas d’avoir détruit ces petites choses qui constituaient le charme de la vie.
Bien rassasiés, nous remontâmes dans mon appartement. La perfection de cette soirée fut un instant gâchée par une petite scène dans le hall où je fus tout à coup coincé par quelques journalistes en mal de copie.
« Professeur Garfield…
— … est-ce vrai que…
— … quelques mots sur votre théorie de…
— … Vornan-19… »
Tirant Martha par la main, je l’entraînai dans l’ascenseur en répétant : « Pas de commentaires. Pas de commentaires. Pas de commentaires. »
Je fermai le verrou de la porte derrière moi et nous fûmes seuls.
Son regard vers moi était à la fois provocant et pudique, mais bien vite sa timidité disparut. Elle était svelte et douce, une symphonie de rose et de doré. Elle n’était absolument pas un robot, quoique je découvrisse où il fallait la brancher. Dans ses bras, j’oubliai les hommes de l’an 2999, les Apocalyptistes noyés, et la poussière s’accumulant sur mon bureau à l’Université. S’il y a un paradis pour les assistants présidentiels, j’espère que, quand le moment sera venu, Sandy Kralick y trouvera une des meilleures places.
Le lendemain matin, après nous être douchés ensemble comme deux jeunes mariés, nous prîmes notre petit déjeuner dans la chambre, contemplant à travers les fenêtres les dernières traces de neige dans le parc. Puis elle s’habilla ; sa mince et brillante robe du soir en matière plastique noire n’était pas à sa place sous la pâle lumière matinale, mais elle était tout de même adorable. Je me levai pour l’enlacer. En l’embrassant, je pensai que je ne la reverrais jamais.
En me quittant, elle me dit : « Un jour, il faudra que tu me parles de tes recherches sur le temps perdu, Leo.
— Je ne saurais pas quoi te dire. Adieu, Sidney.
— Martha.
— Pour moi, tu resteras toujours Sidney. »
J’ouvris la porte. Quand elle fut partie, j’appelai la réception. Comme je m’y attendais, il y avait eu des douzaines d’appels pour moi auxquels il avait été répondu que je n’étais pas là. La standardiste ajouta : « Nous avons à l’instant Mr. Kralick en ligne. Il demande si vous pouvez le prendre. »
Je pris la communication et le remerciai chaleureusement pour Sidney. Il ne sembla pas du tout embarrassé et se déclara enchanté de m’avoir fait plaisir.
« Je vous téléphone pour vous demander si vous pouvez venir à la première session du comité ? ajouta-t-il. Cela se passe à la Maison Blanche. Une réunion pour que vous fassiez connaissance.
— Bien sûr. Quelles sont les nouvelles de Hambourg ?
— Mauvaises. Vornan a provoqué une émeute là-bas. Il est rentré dans un des bars les plus mal famés et il a fait un discours. En substance, il prétendait que le dernier grand moment historique du peuple allemand avait été le Troisième Reich. C’est à croire que c’est tout ce qu’il connaît de l’Histoire germanique. Alors il a commencé à louer Hitler en mélangeant un peu de Charlemagne là-dedans. Bref, les autorités l’ont vidé de l’endroit. En sortant, il y a eu de la casse. Un demi-bloc d’immeubles, en majorité des night-clubs, a brûlé avant que les pompiers puissent arriver. » Kralick grimaça naïvement. « Peut-être n’aurais-je pas dû vous raconter cela ? Vous pouvez encore refuser. »
Je soupirai et dis : « Oh ! ne vous cassez pas la tête, Sandy. Maintenant, je fais partie de l’équipe. C’est le moins que je puisse faire pour vous… après Sidney.
— Bon, alors on se voit à deux heures. Nous vous prendrons et nous passerons par le tunnel pour que vous ne tombiez pas entre les mains de ces dingues de journalistes. Ne bougez pas en m’attendant.
— D’accord », dis-je. Je raccrochai le téléphone, me tournai et découvris une petite mare huileuse et verdâtre qui s’insinuait sous la porte de l’appartement.
Je m’approchai. Ce n’était pas de l’huile, mais un corps fluide auditif composé de minuscules oreilles monomoléculaires. Quelqu’un dans le couloir m’espionnait. Vivement, j’écrasai la masse pâteuse sous mon talon. J’entendis une voix lointaine qui disait : « Ne faites pas cela, docteur Garfield. Je voudrais parler un peu avec vous. Je suis de l’Agence…
— Allez-vous-en ! »
Je finis d’écraser ce qui restait et j’essuyai le plancher avec une serviette de toilette. Quand j’eus terminé, je me penchai vers le sol et murmurai : « La réponse est toujours : pas de commentaires. Fichez le camp ! » à l’adresse d’un quelconque micro-organisme qui serait resté intact protégé dans un interstice du parquet.
Finalement, je me débarrassai de ce gêneur. Je branchai le système d’herméticité (certains vieux hôtels avaient su se doter des équipements les plus modernes tout en conservant leur cachet ancien). J’étais assuré que rien, pas même de la taille d’une molécule, ne pourrait venir me déranger en s’infiltrant par la plus petite faille. Je m’étendis sur mon lit et j’attendis.
Un peu avant deux heures, Sandy Kralick vint me chercher et me conduisit jusqu’à la Maison Blanche par un tunnel souterrain direct. Le sous-sol de Washington est un labyrinthe de galeries enterrées dont peu de personnes soupçonnent l’existence. Je me suis laissé dire qu’il est possible d’aller de n’importe quel point à n’importe quel autre de la ville pour un initié connaissant les routes et les mots de passe nécessaires pour faire ouvrir les sas de sécurité. Les tunnels descendent de sous-sol en sous-sol. Par exemple, on prétend qu’un bordel électronique de six étages, reliés entre eux par des ascenseurs automatisés, et uniquement réservé aux membres du Congrès, est construit sous le Capitole ; on raconte aussi que certains savants appartenant au Smithsonian Institute procèdent dans les laboratoires enfouis dans les profondeurs, à des expériences de mutagenèse, donnant naissance à des monstres biologiques qui ne voient jamais la lumière du jour. Comme tout ce qu’on entend dans la capitale, je suppose que ces histoires sont apocryphes ; la vérité, si elle était un jour connue, serait certainement cinquante fois plus épouvantable que ces racontars. Cette ville est une cité diabolique.
Kralick me guida jusqu’à une pièce aux murs de bronze anodisé qui, d’après moi, devait se situer sous l’aile ouest de la Maison Blanche. Quatre personnes étaient déjà présentes. J’en reconnus trois. Les sphères supérieures du monde scientifique sont constituées d’une petite clique très fermée dont les membres ont en commun la volonté acharnée de barrer la progression d’éventuels remplaçants. Grâce à des congrès interdisciplinaires de toutes sortes, nous nous connaissons tous les uns les autres. Je saluai dès mon entrée Lloyd Kolff, Morton Fields et Aster Mikkelsen qui étaient pour moi de vieilles relations. Le quatrième se leva d’un air guindé et se présenta : « Je ne crois pas que nous nous soyons déjà vus, docteur Garfield. Je suis F. Richard Heyman. »
« Ah ! oui, bien sûr. Spengler, Freud et Marx, n’est-ce pas ? Je me souviens très bien de votre livre. Je l’avais trouvé très intéressant. »
Je tendis la main pour saisir la sienne, mais il avait cette manière très particulière, propre à certains habitants d’Europe centrale, de ne vous donner que le bout des doigts au lieu d’une poignée franche, paume contre paume. En plus du geste étriqué et témoignant d’un esprit mesquin et avaricieux, ce type avait le bout des doigts humide. J’eus un haut-le-cœur en imaginant ce que devait être sa paume : une ventouse ! Nous échangeâmes quelques ronronnements incompréhensibles censés signifier à quel point nous étions heureux de nous rencontrer.
Je me fis l’effet d’être le roi des hypocrites. Le bouquin de F. Richard Heyman m’avait semblé être un ramassis de stupidités superficielles proférées d’un ton prétentieux et pédant ; les quelques articles de lui que j’avais occasionnellement lus dans des revues de vulgarisation s’étaient avérés être des emprunts flagrants aux écrits de ses collègues ; je n’aimais pas non plus sa manière de serrer la main ; et je n’aimais même pas son nom. Comment l’appeler ? « Heyman » ? Et si je devais travailler avec lui, il faudrait bien lui trouver un prénom ? « F. Richard », ou « F. » tout court, ou peut-être « Dick » comme deux vieux copains ? Ou alors : « Mon cher Heyman » ? C’était un petit bonhomme trapu, avec une tête en forme d’œuf encadrée par une couronne de rares cheveux roux derrière le crâne, se continuant par un épais collier de barbe, rousse également, qui lui garnissait les joues et le bas du visage. Je pensai méchamment que ces poils superflus et disgracieux devaient cacher un triple menton rond et pendouillant. Sa bouche aux lèvres minces comme celles d’un requin apparaissait difficilement dans ces broussailles roussâtres. Ses yeux étaient humides et déplaisants.
Je n’avais par contre aucune hostilité à l’égard des autres membres du comité. Je les connaissais vaguement, sachant le haut rang qu’ils tenaient chacun dans sa spécialité et ne m’étais jamais trouvé en opposition avec aucun d’eux dans les forums scientifiques à l’occasion desquels nous nous rencontrions. Morton Fields, de l’Université de Chicago, était un psychologue appartenant à la nouvelle école dite cosmique qui selon moi était un dérivé moderne du bouddhisme. Les tenants de cette école tentaient de mettre à jour les mystères de l’inconscient en confrontant l’âme avec l’univers considéré dans sa totalité. Cette théorie prétentieuse était au centre de toutes les conversations mondaines. Physiquement, Fields ressemblait à un directeur d’usine ou un administrateur de société dont la carrière ne s’arrêterait vraisemblablement pas là : une carrure élancée et athlétique, de hautes pommettes, des cheveux clairs, des lèvres assez épaisses, un menton proéminent et des yeux délavés et interrogateurs. On l’imaginait très bien passant quatre jours de la semaine à travailler comme un acharné et arpentant infatigablement les links de golf pendant les week-ends. Pourtant, il n’était pas aussi pédant qu’il le paraissait.
Lloyd Kolff, je le savais, était le doyen des philologues. C’était un homme ayant nettement dépassé la soixantaine, avec un visage couturé de cicatrices et de longs bras de gorille attachés à une ossature puissante et massive. Il enseignait à Columbia où il était le favori des étudiants à cause de son robuste bon sens de terrien. Aucun autre homme dans le monde, dans les siècles présents et passés, ne connaissait autant d’obscénités que lui en sanscrit ; il les utilisait d’ailleurs fréquemment et vertement. Son domaine scientifique était la poésie érotique de toutes les époques et dans toutes les langues. Il avait séduit sa femme – une philologue elle aussi – en lui murmurant, paraît-il, des poèmes brûlants d’amour en persan moyenâgeux. Il serait précieux à notre groupe, constituant un contrepoids valable à la baudruche vide que me semblait être F. Richard Heyman.
Aster Mikkelsen était une biochimiste distinguée faisant partie d’une équipe travaillant à un projet de vie synthétique. Elle habitait l’État du Michigan et je l’avais rencontrée l’année dernière à l’occasion de la conférence annuelle des A.A.A.S. qui s’était tenue à Seattle. Quoique son nom ait des résonances nordiques, elle n’était pas une de ces Junons scandinaves dont je suis, entre parenthèses, scandaleusement friand. Ses cheveux noirs, sa constitution mince et menue lui donnaient une apparence de fragilité et de timidité. Elle devait mesurer à peine un mètre cinquante et ne devait pas peser plus de cinquante kilos. Elle semblait plus jeune que les quarante ans que je lui donnais. Ses yeux brillaient d’un éclat contenu et ses traits étaient élégants. Elle portait des tenues d’une chasteté arrogante qui moulaient sa silhouette de petit garçon comme pour rebuter ouvertement les entreprenants. Tout à coup, je vis en esprit l’image incongrue de Lloyd Kolff et d’Aster Mikkelsen dans le même lit. Les bourrelets musculeux du corps lourd et velu de l’homme se pressant contre les formes frêles de la femme ; ses cuisses minces et ses jambes fuselées se tendant dans une dernière agonie pour repousser la lourde masse arc-boutée sur elle ; ses chevilles frappant nerveusement la chair opulente du vieux libidineux. Le contraste des deux physiques était tellement monstrueux que je dus fermer les yeux un instant pour essayer d’oublier cette vision. Quand j’osai les rouvrir, Kolff et Aster étaient toujours assis l’un à côté de l’autre, le ziggourat de chair à côté de la délicate nymphe, et tous les deux me considéraient avec ébahissement.
« Allez-vous bien ? » me demanda Aster. Sa voix était haut perchée et fluette comme celle d’une petite fille. « Je croyais que vous alliez vous évanouir !
— Je suis un peu fatigué », mentis-je. Il m’était impossible d’expliquer pourquoi cette scène m’était soudainement apparue ni pourquoi elle m’avait laissé aussi chancelant et étourdi. Pour cacher ma confusion, je me tournai vers Kralick et lui demandai combien d’autres membres notre comité comptait.
« Un autre, dit-il, Helen McIlwain, la célèbre anthropologiste. Elle doit arriver d’une minute à l’autre. »
Comme si elle n’attendait que cela, la porte s’ouvrit en glissant et la divine Helen en personne entra dans la pièce.
Qui n’a pas entendu parler d’Helen McIlwain ? Que peut-on ajouter à son propos ? L’apôtre du relativisme culturel, la grande dame de l’anthropologie qui n’est pas une dame, celle qui pour étudier de plus près les rites de la puberté et les cultes de la fertilité n’avait pas hésité à s’offrir elle-même comme femme de la tribu et sœur de sang ! Elle que la quête insatiable du savoir avait poussée dans les marécages de Ouagadougou pour partager un méchoui de chien, elle qui avait écrit les textes faisant autorité sur les techniques de la masturbation, elle qui avait la première été admise à assister à l’initiation des vierges dans les vallées glacées du Sikkim ! Il me semblait qu’Helen existait depuis toujours, passant d’un impossible exploit à l’autre, publiant des livres qui, dans une autre époque, l’auraient conduite au bûcher, informant solennellement les téléspectateurs de sujets capables de choquer les carabins les plus endurcis. Nos chemins s’étaient souvent croisés, mais plus depuis assez longtemps. Je fus surpris de la voir toujours aussi jeune ; elle devait avoir au moins cinquante ans.
Elle était habillée d’une manière… comment dire… flamboyante. Autour de ses épaules, une lanière de plastique d’où pendaient de longs filaments de fibre noire imitant parfaitement les cheveux humains. Peut-être, après tout, étaient-ce de vrais cheveux humains ? Cela formait une cascade touffue, soyeuse et chaude, descendant à mi-cuisse. Quel incroyable délice pour un fétichiste ! Il y avait un je ne sais quoi de féroce et de primitif dans cet accoutrement ; il ne manquait plus que le bout d’os passé dans le nez et les scarifications cérémonielles incisées sur les joues. Helen le portait parfaitement, en toute simplicité. Je supposais qu’elle devait être nue dessous. Pendant qu’elle se déplaçait, apparaissaient brièvement des éclairs de chair à travers le touffu rideau noir. En ce qui me concerne, je crus apercevoir le bout rose d’un sein et la courbe d’une fesse. Mais ce vêtement était frustrant, car la longue, soyeuse et sensuelle coulée de cheveux adhérait si bien à sa peau qu’elle ne nous accordait que de rapides et fugitives visions du corps d’Helen. Je suis persuadé que c’était l’effet désiré par cette dernière. Ses beaux bras harmonieux étaient nus. Son cou souple et gracieux se dressait triomphalement au-dessus de cette forêt noire et hirsute. Quant à sa propre chevelure, d’un auburn éclatant, elle ne souffrait aucunement de la comparaison. L’effet était spectaculaire, phénoménal, impressionnant et absurde. Je jetai un coup d’œil vers Aster Mikkelsen au moment où Helen fit son entrée. Je vis glisser sur ses lèvres un rapide sourire d’amusement.
« Je suis navrée d’être en retard, tonna Helen de sa magnifique voix de contralto. J’étais au Smithsonian où ils m’ont montré un merveilleux service de couteaux de circoncision en ivoire du Dahomey !
— T’ont-ils laissé jouer avec ? demanda Lloyd Kolff.
— Non, je n’avais pas le temps. Mais après cette stupide réunion, Lloyd chéri, si tu veux venir là-bas avec moi, je serais enchantée de te faire une démonstration de ma technique. Sur toi.
— Tu arrives soixante-trois ans trop tard, grogna Kolff, comme tu devrais t’en souvenir, Helen. Je suis surpris de constater que ta mémoire est si courte.
— Oh ! oui, mon chéri ! Tu as absolument raison ! Je m’excuse mille fois. J’avais complètement oublié ! » Là-dessus, toutes ses chevelures au vent, elle se précipita vers Kolff pour l’embrasser bruyamment sur les deux joues. Je vis Sanford Kralick se mordre les lèvres. Sans l’ombre d’un doute, ceci était une révélation pour lui que l’ordinateur avait complètement oubliée. F. Richard Heyman avait l’air gêné, Fields souriait et Aster semblait ennuyée. Je commençais à comprendre ce qui nous attendait.
Kralick s’éclaircit la gorge. « Hum… Bon… Maintenant que nous sommes là, si je pouvais avoir votre attention quelques… »
Il entreprit de nous expliquer notre boulot. Il utilisa plusieurs écrans, des cubes enregistrés, des synthétiseurs sonores et tout un attirail d’instruments les plus modernes pour nous convaincre de l’urgence et la nécessité de notre mission. À la base, nous étions censés rendre le voyage de Vornan-19 aux États-Unis de 1999 le plus agréable et le plus enrichissant possible ; mais, de plus, nous étions chargés de veiller précautionneusement sur notre visiteur, restreindre si possible ses excès et déterminer pour notre propre compte s’il était véritablement un homme du futur ou s’il était un truqueur particulièrement adroit. Bien sûr, notre opinion resterait secrète.
C’est sur ce dernier point qu’apparut la première dissention dans notre groupe. Helen McIlwain croyait fermement, presque mystiquement que Vornan-19 était réellement venu de 2999. Morton Fields partageait sa foi, bien qu’il ne se montrât pas aussi forcené. Il croyait que notre époque souffrait des douleurs précédant l’enfantement d’un bouleversement général ; il lui semblait normal qu’une sorte de messie surgi du futur vienne symboliquement nous visiter ; comme Vornan répondait à ces données, il était tout prêt à l’accepter. De l’autre côté, Lloyd Kolff trouvait que l’idée de prendre Vornan au sérieux était si ridicule qu’il valait mieux en rire. F. Richard Heyman rougissait rien qu’à la pensée de parler d’une notion aussi irrationnelle. Moi, je n’arrivais pas à prendre cette histoire au sérieux, me rapprochant ainsi de l’opinion de Kolff. Aster Mikkelsen était neutre ; je devrais plutôt employer le terme agnostique. Cette femme tenait avant tout à une véritable objectivité scientifique ; elle refusait de prendre parti sur ce voyageur du temps avant de l’avoir vu elle-même.
Les premières escarmouches de la courtoise querelle académique eurent lieu devant le nez de ce malheureux Kralick ; lui qui croyait avoir réuni un groupe de savants parfaits qui serviraient la nation avec un dévouement zélé ! Le reste se passa le soir même au dîner. Nous étions seuls entre nous, tous les six assis autour d’une table dans une salle à manger, quelque part dans la Maison Blanche. Des domestiques nous servaient en silence un magnifique repas pour lequel nous eûmes le bon goût de remercier quelques contribuables inconnus. Les boissons coulaient généreusement et le ton et l’ambiance s’échauffèrent assez vite. Certaines fissures commençaient à apparaître dans notre petite bande assez mal assortie. Kolff et Helen avaient déjà couché ensemble et ils avaient de toute évidence l’intention de recommencer ; ils l’exprimaient devant nous avec tant de décontraction et de brutalité que cela en gênait certains. Heyman, par exemple, semblait être constipé de la tête aux pieds. Il était tout vert. Morton Fields éprouvait apparemment un profond désir pour Helen, lui aussi. Plus il buvait, plus il essayait de le lui faire comprendre, mais elle ne le regardait même pas ; elle était bien trop occupée avec son vieux et gros Falstaff, baragouineur de sanscrit, je veux dire Kolff. Finalement, Fields reporta son attention sur Aster Mikkelsen qui était, il faut bien l’avouer, aussi peu excitée que la table. Aster repoussait ces avances vulgaires et lourdes avec la précision froide d’une femme depuis longtemps habituée à ce genre de situation. Mon humeur personnelle obéissait à une vieille habitude : le détachement. J’étais assis là, tel un observateur désincarné, considérant froidement et ironiquement les petits amusements de mes distingués collègues. C’était donc cela un groupe soigneusement sélectionné pour éliminer les conflits de personnes et autres discordes. Pauvres ordinateurs ! Infortuné Kralick ! Il n’y avait pas huit heures que nous étions ensemble et déjà les lignes de clivage apparaissaient. Que se passerait-il quand nous serions confrontés avec le subtil et imprévisible Vornan-19 ? J’appréhendais beaucoup.
Le banquet se termina aux alentours de minuit. De nombreuses bouteilles de vin vides jonchaient la table. Des membres du personnel présidentiel apparurent et nous annoncèrent qu’ils allaient nous conduire jusqu’aux tunnels.
C’est ainsi que nous apprîmes que Kralick nous avait dispersés dans différents hôtels de la ville. Fields fit une petite scène assez bruyante, insistant pour raccompagner Aster jusque chez elle ; finalement elle se résigna à accepter. Helen et Kolff partirent ensemble, bras dessus, bras dessous. Au moment de pénétrer dans l’ascenseur, je vis la main de Kolff se glisser profondément dans la toison de cheveux qui enveloppait sa compagne. Après être revenu à pied à mon hôtel, je ne pris pas la peine d’allumer l’écran de télévision pour voir les dégâts que Vornan-19 avait causés aujourd’hui en Europe. Je pensais, à juste titre, que j’aurais bientôt assez de ses singeries sans avoir à me tracasser dès maintenant.
Mon sommeil fut agité cette nuit-là, hanté par Helen McIlwain. Je n’avais encore jamais rêvé que j’étais circoncis par une amazone rousse vêtue d’une toison de cheveux humains. J’espère que je ne ferai plus jamais un cauchemar pareil… plus jamais !