LE programme soigneusement mis au point par Kralick prévoyait que Vornan-19 assisterait en fin de journée à une soirée donnée en son honneur par Wesley Bruton dans sa célèbre demeure sur les rives de l’Hudson. Wesley Bruton, personne ne l’ignore, est un des hommes les plus riches du monde, sinon le plus riche. Sa maison, qui n’était terminée que depuis deux ou trois ans, était l’œuvre d’Albert Ngumbwe, le brillant jeune architecte qui aujourd’hui dessine les plans de la future capitale panafricaine en plein centre de la forêt de l’Ituri. Cette demeure de magnat devait être quelque chose de très spécial puisque j’en avais entendu parler au fin fond de ma retraite californienne : l’achèvement le plus représentatif du design contemporain, disait-on. Ma curiosité était piquée. Je passai studieusement une grande partie de mon après-midi à potasser un livre très épais d’architecture pour, le cas échéant, ne pas dire trop d’idioties.
Nous devions partir à dix-huit heures trente de l’héliport situé sur le toit de notre hôtel et nous voyagerions en observant des règles de sécurité très strictes. En fait, nous devions progresser d’un endroit à l’autre, par petits bonds, comme des contrebandiers, ce qui posait d’ardus problèmes de logistique aux équipes chargées des déplacements. Ces complications nous étaient imposées par la meute de plusieurs centaines de reporters et autres pestes appartenant plus ou moins à l’information qui avaient décidé de suivre Vornan partout, ne respectant pas l’accord initial autorisant la présence de six journalistes qui changeraient quotidiennement. Il y avait aussi la nuée d’Apocalyptistes furieux, suivant Vornan à la trace pour lui hurler leur haine et leur incrédulité. Et maintenant, il y avait en plus cette nouvelle masse de disciples, ces contre-émeutiers, pour la plupart des petits bourgeois bien propres et bien respectables qui voyaient en lui l’apôtre de l’ordre et de la loi et qui piétinaient l’ordre et la loi dans leur désir enflammé d’adorer leur nouvelle idole. Pour échapper à ces trois fléaux, nous devions bouger vite.
Vers six heures, nous commençâmes à nous réunir dans la plus grande pièce. Quand j’arrivai, Kolff et Helen étaient déjà là. Kolff était habillé pompeusement. C’était impressionnant à voir. Une tunique scintillante auréolait sa monumentale silhouette d’un éblouissement de toutes les couleurs du prisme, tandis qu’un gigantesque turban bleu nuit attirait l’attention sur sa panse proéminente. Il n’avait rien trouvé de mieux que lisser en arrière ses cheveux blancs habituellement ébouriffés, ce qui lui donnait l’air d’avoir un casque sur la tête. Sur sa vaste poitrine brillaient plusieurs rangées de médailles académiques de plusieurs nationalités. J’en reconnus seulement une, parce qu’elle m’avait aussi été accordée : la Légion des Curies française. Mon distingué confrère arborait au moins une douzaine de ces stupides objets.
Par comparaison, la tenue d’Helen semblait presque sobre. Elle portait une robe très légère tissée en quelque fibre synthétique qui était parfois transparente, parfois opaque. Vue sous un certain angle, Helen paraissait nue, mais cette vision ne durait qu’un instant, le temps que les longues chaînes de molécules glissantes changent d’orientation et dissimulent sa peau. Je trouvais cette idée amusante, séduisante et même assez érotique. Pendue à son cou, une curieuse amulette, si franchement phallique que l’effet se détruisait lui-même et devenait finalement innocent. Ses lèvres étaient peintes en vert brillant et ses yeux étaient lourdement ombrés.
Fields entra un peu plus tard, vêtu d’un costume banal, précédant Heyman. Lui avait endossé, certainement difficilement, un smoking trop étroit qui devait déjà être démodé il y a vingt ans. Ils n’avaient l’air ni l’un ni l’autre dans leur assiette. Bientôt les suivit Aster. Elle portait une robe simple et courte s’arrêtant en haut des cuisses et une rangée de petites tourmalines lui barrait le front. Son arrivée apporta une certaine tension dans la pièce.
Je me déplaçai un peu, craignant d’avoir à rencontrer son regard. Je me sentais coupable. Comme le reste d’entre nous, je l’avais épiée ; même si ce n’était pas moi qui avais eu l’idée de mettre en marche ce réseau d’espionnage électronique pour satisfaire quelque désir personnel, je l’avais bel et bien regardée sous la douche, et les autres aussi. J’avais mis mon œil dans le trou de la serrure comme un valet pervers ou un voyeur. J’avais pénétré indûment dans son intimité. Ses petits seins et ses fesses plates de petit garçon n’étaient plus un secret pour moi. Fields se raidit encore, se massant les poings ; Heyman rougit et regarda fixement le parquet de dalles de verre spongieux. Par contre, Helen, qui refusait tous ces concepts de faute, de honte ou de pudeur accueillit Aster chaleureusement et tout à fait librement. Kolff, quant à lui, avait si souvent transgressé les règles dans sa longue vie que cette séance de voyeurisme non préméditée ne lui causait pas le moindre remords. Il demanda joyeusement : « Alors, ça… vous a plu, cette petite séance de douche ?
— C’était amusant », répondit calmement Aster.
Elle ne donna pas d’autres détails. Je voyais Fields brûler du désir de savoir si oui ou non elle avait couché avec Vornan-19. J’estimais que toutes les suppositions que nous pourrions tenter à ce sujet seraient gratuites étant donné deux points principaux et opposés : primo, notre invité avait déjà donné les preuves d’une remarquable et aveugle voracité sexuelle ; mais, d’un autre côté, Aster me semblait être capable de protéger sa vertu contre n’importe quel homme, fussent-ils ensemble dans la même salle de bain. Elle avait l’air gaie et détendue, ne ressemblant en rien à une femme ayant subi un violent traumatisme pendant ces trois dernières heures. Pour ma part, j’espérais bien qu’elle avait fait l’amour avec lui ; pour elle, si froide et détachée, ce pouvait avoir été une bonne et salutaire expérience.
Kralick et Vornan-19 arrivèrent quelques minutes plus tard. Kralick nous conduisit jusqu’à la terrasse supérieure où les hélicoptères nous attendaient. Il y en avait quatre : un pour les six journalistes, un pour les six membres du comité et Vornan, un pour quelques hauts fonctionnaires de la Maison Blanche qui nous accompagnaient et un autre pour notre équipe de sécurité. Le nôtre devait être le troisième dans l’ordre de départ. Quelques secondes après les deux premiers, les rotors de notre appareil se mirent en marche et, tranquillement, nous décollâmes vers le nord. Dans la nuit noire, il nous était impossible de distinguer notre escorte aérienne. Vornan-19 pressait son visage contre son hublot pour contempler avec intérêt la cité qui étincelait sous nos pieds.
« S’il vous plaît, quelle est la population de cette ville ? demanda-t-il.
— En comptant la zone suburbaine, à peu près trente millions, dit Heyman.
— Tous humains ? »
La question nous laissa sans voix. Fields se reprit le premier.
« Si vous entendez par là que quelques-uns viennent d’autres mondes que le nôtre, non. Nous n’avons sur Terre aucun être appartenant à une autre planète, étant donné que nous n’avons pas trouvé trace d’une autre forme de vie intelligente dans le système solaire et que les engins inhabités que nous avons lancés vers les étoiles ne sont pas encore revenus.
— Non, dit Vornan. Je ne parle pas d’êtres d’autres mondes. Je parle de natifs de la Terre. Combien parmi ces trente millions sont totalement humains et combien sont des serviteurs ?
— Des serviteurs ?… Ah ! des robots ! s’écria Helen.
— Non. Pas des formes de vie synthétiques, expliqua patiemment Vornan. Je veux dire ceux qui ne jouissent pas de l’intégralité des statuts humains parce qu’ils sont génétiquement différents des hommes. Des serviteurs. Vous n’avez pas encore de serviteurs ? Je m’excuse, j’ai du mal à trouver les mots exacts pour me faire comprendre. Vous ne créez pas encore la vie à partir des formes mineures ? Vous n’avez pas de… de… Ah ! je ne sais pas. Il n’y a pas de mots. »
Nous échangeâmes entre nous des regards troublés. C’était pratiquement la première conversation que nous ayons eue avec Vornan-19 et déjà nous étions coincés dans des impasses de communication. À nouveau je ressentis ce frisson d’épouvante, cette certitude de me trouver en présence de quelqu’un d’entièrement étranger à moi. Chaque atome de mon cerveau rationaliste et sceptique me hurlait que ce type n’était rien d’autre qu’un truqueur plus rusé et plus intelligent que les autres, et pourtant quand il parlait aussi étrangement d’une Terre peuplée d’humains et de sous-humains, il y avait dans ses mots maladroits une force prodigieuse de conviction. Il abandonna le sujet. Nous continuions à voler. Au-dessous de nous, l’Hudson coulait paresseusement vers la mer. La zone métropolitaine se clairsemait et bientôt elle disparut, laissant la place à de sombres étendues de forêts nationales. Nous descendions. Nous devions donc approcher de la piste privée d’atterrissage de Wesley Bruton. Ce type possédait cinquante hectares de terre non cultivées à environ cent vingt kilomètres au nord de la ville. On disait que c’était la plus grande propriété non agricole située à l’est du Mississippi. Je voulais bien le croire.
La maison rayonnait littéralement. Nous la vîmes en posant le pied sur le sol, à presque cinq cents mètres de là. Elle était construite sur un promontoire surplombant la rivière, brillant d’un éclat vert et lançant des rayons vers les étoiles. Un escalier roulant couvert nous conduisit jusqu’à un jardin d’hiver composé de sculptures en glace teintée, taillées par une main de maître. En nous approchant plus près, nous eûmes devant les yeux l’œuvre d’Albert Ngumbwe : une série de coquilles concentriques et translucides contenant un pavillon pointu plus haut qu’aucun des immenses arbres qui bordaient la propriété. Le toit était formé par huit ou neuf voûtes en arc imbriquées les unes dans les autres et pivotant lentement en sorte que la forme du bâtiment changeait continuellement. À une trentaine de mètres au-dessus de l’arche supérieure était planté un énorme globe jaune de lumière réelle qui palpitait, battait et tourbillonnait autour de son mince piédestal. Une musique très forte et vibrante, venue de guirlandes de petits haut-parleurs passées entre les branches stylisées des monumentaux arbres de glace nous accueillit tapageusement. L’escalier devenu trottoir roulant nous conduisit vers l’entrée de la maison ; une porte composée de plusieurs centaines de miroirs s’ouvrit devant nous comme une bouche gigantesque qui nous engloutit. Je reçus une fraction de seconde mon reflet multiplié à l’infini ; j’avais un air solennel, un peu congestionné et très mal à l’aise.
À l’intérieur de la demeure régnait le chaos. Ngumbwe devait sans aucun doute avoir signé un sombre contrat avec quelque puissance des ténèbres ; ici aucun angle n’était repérable, aucune ligne n’en rencontrait une autre. Du vestibule où nous nous trouvions, nous pouvions voir une douzaine de pièces partant dans toutes les directions et pourtant il était impossible d’avoir une vision de l’ensemble car les pièces étaient en mouvement, réarrangeant constamment non seulement leur forme et leurs dimensions individuelles mais aussi leurs relations avec l’ensemble. Les murs se formaient, se dissolvaient et se recréaient ailleurs. Les planchers s’élevaient pour devenir des plafonds, donnant ainsi naissance à d’autres chambres qui, à leur tour, disparaissaient sous de nouvelles cloisons soudainement apparues. J’imaginais un mécanisme colossal grinçant et résonnant dans les entrailles de la terre pour faire fonctionner ces effets impressionnants et absurdes, mais tous les mouvements se faisaient sans à-coups et silencieusement. Même le vestibule ovoïde dont les structures étaient pourtant relativement stables présentait ce même caractère hallucinatoire dépourvu de toute perspective. Les parois, faites d’une matière rosâtre et molle assez semblable à la peau humaine, plongeaient brutalement dans une forte déclivité, remontaient ensuite en une courbe assez prononcée jusqu’au-dessus de nos têtes, puis s’enroulaient sur elles-mêmes dans le vide. Le visiteur n’ayant plus la sensation des surfaces avait l’impression de se trouver dans une bande de Mœbius. Il était pourtant possible, bien qu’aucune issue ne fût apparente, de suivre le tourbillon et de quitter l’alcôve pour passer dans une autre pièce. Je ne pus m’empêcher de rire. Cette maison avait été dessinée par un fou et elle ne pouvait être habitée que par un fou.
« Remarquable ! tonna Lloyd Kolff. Incroyable ! Que pensez-vous de cela, hein ? » demanda-t-il à Vornan.
Celui-ci esquissa un léger sourire. « C’est très amusant. Les résultats sont-ils bons ?
— Les résultats ? Quels résultats ?
— Les guérisons. Ceci est une maison pour soigner les gens… dérangés, n’est-ce pas ? C’est ce que vous appelez une… un asile d’aliénés. C’est bien le mot ?
— Ceci est la demeure d’un des hommes les plus riches du monde, dit Heyman aigrement. Elle a été conçue par un jeune architecte de très grand talent dont le nom est Albert Ngumbwe. Elle est considérée comme un achèvement de l’art contemporain.
— C’est charmant », laissa atrocement tomber Vornan-19.
Le vestibule pivota sur lui-même et, presque sans avoir à marcher, nous nous trouvâmes brusquement dans une autre pièce. Là, la fête battait son plein. Une centaine de personnes au bas mot étaient agglutinées dans un immense hall en forme de diamant taillé dont les dimensions étaient incommensurables. Le vacarme était effroyable. Ce qui était étrange c’est que, grâce à quelque système compliqué d’isolation acoustique, nous n’avions absolument rien entendu avant de sortir de l’univers de la bande de Mœbius. À présent, nous nous trouvions au milieu d’une horde d’élégants convives qui semblaient avoir commencé depuis longtemps à célébrer l’événement de la soirée, bien avant l’arrivée de l’invité d’honneur. Ils dansaient, chantaient, buvaient et soufflaient des nuages de fumées colorées ainsi que le voulait la dernière invention des fabricants de cigarettes. Des projecteurs se promenaient sur cette foule. En un rapide tour d’horizon, je reconnus plusieurs douzaines de gens célèbres : des vedettes du spectacle, des financiers, des hommes politiques, des playboys, des astronautes, etc. Bruton avait jeté son large et appétissant filet dans la haute société et n’avait capturé que les pièces les plus distinguées, les plus reluisantes et les plus remarquables. J’étais surpris de pouvoir mettre un nom sur autant de visages, mais je réalisai que cela était un gage de succès de notre hôte, à la mesure de sa richesse, de pouvoir réunir sous son toit dans la même soirée autant de personnages qu’un professeur arriéré comme moi pouvait reconnaître.
Un torrent de vin rouge pétillant jaillissait d’une bonde ouverte sur un des murs et se répandait sur le plancher, formant une large mare épaisse et bouillonnante comme de l’eau sale stagnant dans une auge à cochons. Une fille brune vêtue seulement de quelques cerceaux d’argent passés autour d’elle se tenait sous le flot, se laissant inonder en poussant des petits rires nerveux. Je demandai son nom à Helen. « C’est Deona Sawtelle. Une très riche héritière. » Deux très beaux jeunes gens en smoking miroitant lui prirent les bras et essayèrent de la retirer de là, mais elle se dégagea et se précipita à nouveau sous la cascade de liquide rouge. Un moment plus tard, je les vis venir la rejoindre et s’ébattre tous ensemble, inondés et trempés. À côté de là, une superbe créature aux cheveux noirs comme le jais portant un merveilleux diamant enchâssé dans son nombril poussait des cris de joie, prise dans l’étreinte d’une gigantesque sculpture de métal animée qui la pressait rythmiquement contre elle. Un homme au crâne rasé et brillamment poli était étendu de tout son long sur le plancher pendant que trois gamines n’ayant guère plus d’une dizaine d’années se tenaient à califourchon sur lui et essayaient, d’après ce que je crus voir, de lui enlever son pantalon. Quatre vieux messieurs portant des barbes teintes en couleurs vives, probablement de hauts professeurs, chantaient d’une voix rauque dans une langue qui m’était inconnue. Lloyd Kolff se précipita vers eux et ils l’accueillirent joyeusement en poussant des grognements étranges et mystérieux qui semblaient exprimer je ne sais quel plaisir. Une femme toute habillée d’or pleurait calmement à la base d’une monstrueuse construction tourbillonnante d’ébène, de jade et de cuivre. D’étranges oiseaux mécaniques pourvus d’ailes métalliques et de queues de faisan volaient bruyamment dans cette atmosphère enfumée, poussant des cris stridents et lâchant de petits œufs en pierres précieuses sur les invités. À l’intersection de deux murs qui s’ouvraient et se refermaient en cadence, un couple de gorilles enchaînés par d’énormes colliers en ivoire copulait gaiement. C’était Ninive et Babylone réunies. Je restai immobile, ébloui, à la fois révulsé par tant d’excès et en même temps enivré par cette audace cosmique complètement démente. Je me demandai si les soirées chez Wesley Bruton se déroulaient toujours ainsi, ou bien si cette mise en scène était destinée à éblouir Vornan-19. Je ne pouvais pas imaginer que des êtres humains se comportent ainsi dans des circonstances normales. Pourtant ils semblaient tous très naturels. Ceci était supposé être une réunion de l’élite, mais quelle différence y avait-il avec les bacchanales des Apocalyptistes ? Aucune. Simplement un changement de décor et un tout petit peu plus de crasse. Tout d’un coup, j’aperçus Kralick. Il semblait atterré. Il se tenait figé dans l’entrée ; un grand géant au visage blafard, ses traits laids mais sympathiques décomposés par l’horreur. Il n’avait pas eu l’intention d’entraîner Vornan dans un endroit pareil.
Mais où était notre invité ? Le choc ressenti en entrant dans cette maison de fous nous avait fait perdre la tête et nous l’avions oublié. Oh ! oui, Vornan avait raison : nous étions bel et bien dans un asile d’aliénés. Je le trouvai finalement. Il était à côté de la rivière de vin dans laquelle se vautrait à présent la riche héritière. Subitement elle se mit sur les genoux et entreprit de se déshabiller totalement. Elle dégrafa les cerceaux d’argent qui tombèrent autour d’elle. Elle eh tendit un à Vornan qui l’accepta solennellement et jeta les autres en l’air. Les oiseaux mécaniques les rattrapèrent au vol et commencèrent à les dévorer. Entièrement nue, le corps rouge et poisseux, elle applaudissait de ravissement. Un des jeunes hommes sortit une flasque de son smoking miroitant et pulvérisa une fine couche de plastique sur les seins et les fesses de la fille. Elle le remercia avec une révérence lubrique, puis elle fit une coupe de ses mains, la remplit de vin et se tourna vers Vornan-19 pour le lui offrir. Il but lentement et gravement. C’est à cet instant que toute la partie gauche de la pièce entra en convulsions, le plancher s’élevant subitement d’une hauteur de six mètres pour faire apparaître un nouveau groupe de joyeux convives qui semblaient émerger du sol. Parmi ceux qui disparurent de ma vue dans cette rotation hallucinante se trouvaient Kralick, Fields et Aster. Je décidai que c’était à moi de rester en contact avec Vornan puisque plus aucun membre de notre comité ne pouvait ou ne voulait en assumer la responsabilité. Kolff éclatait d’un rire paroxystique en compagnie de ses quatre savants barbus ; Helen semblait en transes, ses yeux exorbités roulant dans toutes les directions pour enregistrer le plus possible de cette scène dantesque ; Heyman tourbillonnait au loin dans les bras d’une voluptueuse brunette qui tenait ses chaussures à la main. Je me frayai un chemin en jouant des épaules. Un jeune homme au teint cireux prit ma main et l’embrassa. Une femme âgée, ivre morte, expulsa une gerbe de vomissure presque sur moi. Aussitôt, un immense insecte mécanique à carapace dorée dont le diamètre devait bien atteindre trente centimètres émergea du sol et entreprit voracement d’absorber les dégâts en émettant des cliquetis de satisfaction. Quand il s’envola, je vis avec précision les mécanismes compliqués qui faisaient fonctionner les ailes. Un instant plus tard, je me trouvai à côté de Vornan.
Ses lèvres étaient barbouillées de vin, mais son sourire était toujours aussi magnifique. Quand il me vit, il se dégagea de l’étreinte de la riche héritière qui cherchait à l’attirer vers la cascade de vin.
« C’est fantastique, Mr. Garfield. Je passe une soirée formidable », me dit-il. Puis il fronça légèrement les sourcils. « J’y pense tout à coup : on ne dit pas Mr. Garfield, n’est-ce pas ? Vous êtes Leo. Je me souviens. C’est une soirée formidable, Leo. Cette maison est… est elle-même une farce ! »
Tout autour de nous la sarabande infernale faisait rage de plus en plus. Des bulles de lumière dérivaient à hauteur d’homme ; je vis un des invités en attraper une et la dévorer. Quelques coups de poing étaient échangés entre les deux cavaliers d’une vieille femme ridée et boursouflée ; je réalisai tout à coup avec horreur et dégoût qu’elle était une reine de beauté de mon enfance. À côté de nous, deux filles se roulaient sur le sol dans une lutte acharnée et véhémente. Un cercle de spectateurs s’était formé autour d’elles ; ils applaudissaient en cadence quand une pièce de vêtement arrachée permettait de contempler un morceau de chair nue. Quand il ne resta presque plus rien à enlever, une dernière attaque simultanée des deux combattantes les laissa entièrement nues et le corps à corps se transforma en une étreinte saphique passionnée. Vornan semblait fasciné par les jambes ouvertes et pliées de la fille couchée en dessous, par le ventre haletant de la gagnante et par les bruits humides de ventouse de leurs lèvres jointes. Il pencha la tête pour mieux voir. Au même moment, alors que quelqu’un s’approchait de nous, Vornan me demanda très vite : « Connaissez-vous cet homme ? » J’en fus sidéré. Il fallait qu’il ait regardé dans deux directions à la fois pour s’être rendu compte de cela. C’était comme si chacun de ses yeux embrassait un angle différent, couvrant ainsi la totalité du champ de vision. Que fallait-il en penser ?
Le nouvel arrivant était un homme petit, de la taille de Vornan, mais au moins deux fois plus large. Sa carrure immensément puissante supportait une tête massive de type dolichocéphale qui semblait, vu l’absence de cou, être carrément posée sur ses énormes épaules. Il était entièrement dépourvu de tout système pileux, tel que cheveux, sourcils et cils.
Bien qu’étant habillé, il avait l’air plus nu que toutes les autres personnes plus ou moins déshabillées qui se trouvaient là. M’ignorant, il tendit une main gigantesque vers Vornan-19 en disant : « Alors, c’est vous l’homme du futur ? Ravi de vous connaître. Je suis Wesley Bruton.
— Ah ! notre hôte. Bonsoir », dit Vornan en lui accordant une version de son sourire que je n’avais pas encore remarquée : plus urbaine, moins éblouissante et plus rapide aussi. Aussitôt les yeux perçants, froids et pénétrants, prirent le relais de la bouche. Me désignant gentiment de la tête, Vornan dit : « Vous connaissez Leo Garfield, bien sûr.
— Seulement de réputation », rugit Bruton. Sa main était toujours tendue dans le vide. Vornan semblait ne pas la remarquer. Je vis dans le regard de Bruton l’attente faire bientôt place à une confusion hargneuse dissimulant mal la rage qui montait. Je devais faire quelque chose. J’empoignai sa main et la secouai en hurlant : « C’est très aimable à vous de nous avoir invités, Mr. Bruton. Votre maison est miraculeuse ! » Il daigna tourner ses yeux vers moi et j’ajoutai à voix plus basse : « Il ne connaît pas encore toutes nos habitudes. Je ne crois pas qu’il sache ce qu’est une poignée de main. »
Le magnat parut s’adoucir quelque peu. Il libéra mes phalanges broyées et ne m’accorda plus d’attention.
« Vous, que pensez-vous de ma demeure, Vornan ? demanda-t-il.
— Délicieuse. Adorable de délicatesse. J’admire le goût de votre architecte, sa sobriété, son classicisme. »
Il était impossible de deviner s’il était sincère ou se moquait. Bruton sembla accepter le compliment comme tel.
« Mes amis, j’aimerais vous montrer les dessous de cette merveille. Venez ! Cela devrait vous intéresser, professeur. Quant à Vornan, je suis sûr qu’il est d’accord. En route ! » ordonna-t-il et il saisit Vornan par le poignet, m’attrapa par l’autre main et nous tira derrière lui. Je craignis un instant que Vornan n’utilise sa carapace de puissance pour envoyer rouler Bruton à plusieurs mètres de là, pour avoir osé le toucher, comme il l’avait fait avec le policier sur les Escaliers Espagnols le jour de son arrivée sur Terre. Mais non, il se laissa aimablement entraîner. Bruton, tel un empereur, se fraya un chemin, ouvrant pour nous une voie à travers le chaos. Nous atteignîmes une estrade située au centre de la pièce. Un orchestre invisible jouait dans un désaccord total mais certainement voulu une symphonie horriblement cacophonique retransmise par des milliers de haut-parleurs parfaitement dissimulés. Une fille déguisée ou plutôt dénudée en princesse pharaonique dansait toute seule sur l’estrade. Bruton l’attrapa par les deux chevilles, la souleva et la laissa retomber comme s’il s’était agi d’une chaise gênant la circulation. Nous montâmes sur le podium, à la place de la fille, Bruton appuya sur un bouton et nous plongeâmes brusquement à travers le plancher dans un gouffre vertigineux.
« Nous sommes à soixante mètres sous terre, annonça Bruton quand nous fûmes arrivés. Ici, c’est la salle centrale de contrôle. Regardez ! »
Il agitait ses bras pompeusement dans tous les sens. De tous côtés se trouvaient des écrans retransmettant des images de la soirée telle qu’elle se déroulait dans une douzaine de chambres différentes. La vision simultanée de ces multiples écrans donnait l’impression de se trouver dans un kaléidoscope. J’aperçus le malheureux Kralick titubant péniblement sous le poids d’une femme fatale qui était montée sur ses épaules. Morton Fields s’était enroulé d’une façon compromettante avec une matrone imposante dotée d’un gros nez aplati. Helen McIlwain dictait des notes dans l’amulette qu’elle portait à son cou, donnant ainsi une imitation parfaite de l’acte de fellation tandis qu’à quelques pas de là, une fille accroupie devant Lloyd Kolff pratiquait réellement cet acte, pour la plus grande joie de notre distingué philologue. Je ne trouvai nulle trace de Heyman. Aster Mikkelsen était dans une pièce dont les murs visqueux palpitaient comme un cœur. Elle contemplait calmement et sereinement les ébats rageurs qui se déroulaient autour d’elle. Des tables chargées de nourriture se déplaçaient de pièce en pièce, de leur plein gré, semblait-il ; je regardai avec dégoût cette soi-disant haute société se jeter avidement sur les plats de victuailles, se goinfrer et recracher ce qu’elle ne pouvait pas avaler. Dans une chambre basse, des robinets étranges pareils à des pis de vache pendaient au plafond. Il suffisait de traire la mamelle pour qu’en coule du vin ou des liqueurs, présumai-je. Une autre pièce était plongée dans une obscurité totale, où pourtant on pouvait distinguer des montagnes de corps nus remuants ; dans une autre pièce, des gens faisaient la queue pour se mettre sous un casque procurant une altération complète momentanée de toutes les sensations.
« Regardez ceci ! » cria Bruton.
Nous regardâmes ; Vornan avec un intérêt mitigé, moi complètement désorienté et choqué. Bruton s’activait avec une précision maniaque, poussant des commandes, fermant des commutateurs et programmant fébrilement son ordinateur. Sur les écrans nous vîmes des éclairs de lumière zébrer rageusement à travers les pièces supérieures ; les plafonds et les planchers changeaient de place ; des petites créatures artificielles s’égaillèrent au milieu des invités hurlants et vociférants. Des bruits d’explosion trop terrifiants pour mériter le nom de musique tonnèrent et vibrèrent à travers tout le bâtiment. J’attendais que la Terre éclate et s’ouvre pour protester et qu’un torrent de lave vienne nous engloutir.
« Cinq mille kilowatts à l’heure », proclama glorieusement Bruton.
Puis il s’approcha d’un cadran d’argent précieusement ciselé et plaça l’aiguille de cristal sur un point marqué d’un gros rubis. Instantanément, une des parois de la salle de contrôle disparut comme par enchantement, nous découvrant la masse gigantesque d’un générateur magnétohydrodynamique qui s’enfonçait encore dans un autre sous-sol. Des aiguilles de compteur de toutes sortes dansaient follement dans leur boîtier et des centaines d’ampoules témoins de toutes les couleurs s’allumaient arythmiquement, illuminant la machine monstrueuse et fantasmagorique. Des gouttes de transpiration roulaient sur le visage de Bruton pendant qu’il nous récitait, presque hystériquement, les spécifications techniques des différents engins qui fournissaient la puissance à son palais. Il nous chanta une mélopée sauvage de kilowatts et de dollars. Il s’agrippait à de gros câbles épais et les caressait avec une franche obscénité. Après, il nous convia à venir admirer de plus près le cœur de son générateur. Nous le suivîmes, descendant toujours plus bas, conduits par notre hôte richissime. Wesley Bruton, je m’en souvenais vaguement, était le grand patron de la société de holding qui distribuait l’électricité dans une moitié du pays et j’avais l’impression que toute la capacité de puissance de cet incompréhensible monopole était concentrée ici, sous nos pieds, utilisée dans le seul but de maintenir et de faire fonctionner le chef-d’œuvre architectural d’Albert Ngumbwe. À cette profondeur, l’air était atrocement chaud. J’étais inondé de sueur. Bruton déchira sa tunique fermée pour dénuder son poitrail imberbe mais sillonné de muscles épais. Seul Vornan-19 n’était pas incommodé par cette atmosphère étouffante ; il suivait Bruton de sa démarche dansante, parlait peu, observait beaucoup, entièrement insensible à l’excitation fiévreuse de notre hôte.
Nous atteignîmes le fond. Bruton caressait les flancs bombés du générateur comme s’il se fût agi des hanches d’une femme. Soudain, il dut penser que son invité ne semblait pas partager suffisamment son extase devant cette galerie de merveilles. Il se tourna brusquement vers Vornan et demanda : « Avez-vous quelque chose de pareil, là d’où vous venez ? Y a-t-il une maison qui puisse rivaliser avec la mienne ?
— J’en doute, répondit doucement Vornan.
— Comment les gens vivent-ils là-bas ? Dans des grandes maisons ? Ou des petites ?
— Nous allons de plus en plus vers la simplicité.
— Donc vous n’avez jamais rien vu de comparable à ma maison ! Rien ne l’égalera pendant mille années ! » Bruton s’arrêta tout à coup. « Mais… ma maison n’existe-t-elle pas à votre époque ?
— Je ne sais pas.
— Ngumbwe m’a promis qu’elle durerait pendant mille ans ! Cinq mille ans ! Personne n’oserait détruire une chose pareille ! Écoutez-moi, Vornan… réfléchissez bien. Elle doit être quelque part. Un monument du passé… un musée de l’histoire ancienne…
— Peut-être, dit Vornan, indifférent. Voyez-vous, cette zone est à l’extérieur de la Centralité. Je ne suis absolument pas renseigné sur cette région. Quoi qu’il en soit, je pense que le caractère primitif et barbare des structures de ce bâtiment a dû offenser les hommes de l’époque du Grand Nettoyage. À ce moment-là beaucoup de choses ont changé, beaucoup ont péri à cause de l’intolérance.
— Primitif… barbare… » bredouillait Bruton en s’étranglant. Il avait l’air apoplectique. J’aurais souhaité que Kralick fût là pour nous sortir de cette situation difficile.
Vornan continua à planter délicatement ses banderilles dans l’échine étonnamment fragile du milliardaire.
« Cela aurait pourtant été charmant de conserver une… chose pareille, dit-il. On aurait pu s’en servir pour des festivités païennes, par exemple des cérémonies pour fêter le retour du printemps… Vornan sourit. « Nous pourrions même avoir à nouveau des hivers puisqu’il y aurait un retour du printemps. Et alors nous aurions dansé et nous nous serions divertis dans votre maison, Mr. Bruton. Mais je crois qu’elle n’existe plus. Je crois qu’elle a disparu ; depuis des centaines d’années, déjà. Mais je n’en suis pas sûr. Je n’en suis pas sûr.
— Vous moquez-vous de moi ? hoqueta Bruton. Vous moquez-vous de ma maison ? Vous me considérez peut-être comme un sauvage, hein… ? Je… »
Je m’interposai de mon mieux. « Vous êtes expert en électricité, Mr. Bruton. Peut-être aimeriez-vous connaître certaines choses sur les sources de puissance à l’époque de Vornan. Dans une interview qu’il a accordée il y a quelques semaines il avait glissé quelques mots sur des sources de puissance indépendantes impliquant une conversion totale de l’énergie. Si vous lui posiez quelques questions à ce sujet, il se pourrait que maintenant il nous fournisse quelques détails supplémentaires. »
D’un seul coup Bruton oublia sa rage. Il essuya avec son bras la sueur qui, n’étant pas retenue par des sourcils, lui coulait dans les yeux.
« Qu’est-ce que c’est ? grogna-t-il. Racontez-moi ça ! »
Vornan joignit le dos de ses mains en un geste qui était aussi incompréhensible qu’il était étrange.
« Je regrette d’être aussi ignorant dans le domaine technique.
— Bon, mais parlez-m’en tout de même !
— Oui, dis-je, pensant à mon ami Jack Bryant perdu dans ses angoisses. Je me demandais si j’allais apprendre ce que j’étais venu chercher.
— Ce système de puissance autonome, Vornan. Depuis quand est-il utilisé ?
— Oh !… il y a très longtemps. Enfin pour moi, je veux dire.
— Oui, bien sûr. Mais quand ?
— Trois cents ans ? » Il se posait la question. « Cinq cents ? Huit cents ? C’est tellement difficile de calculer ce genre de choses. Il y a très longtemps… très, très longtemps.
— Mais comment est-ce ? insista Bruton. Quelle taille a une unité génératrice ?
— Très petite », répondit évasivement Vornan. Il posa doucement sa main sur le bras nu de Bruton. « Si nous remontions ? Je rate votre soirée si intéressante.
— Vous voulez dire que ce système a éliminé tout besoin d’une transmission d’énergie ? » Bruton ne pouvait lâcher le sujet. « Chacun produit sa propre puissance ? Exactement comme je fais ici ? »
Nous gravîmes une coursive, arachnéenne et compliquée, qui nous fit passer à l’étage supérieur. Bruton continuait d’abreuver inlassablement Vornan de questions pendant que nous poursuivions notre marche de retour vers la salle de contrôle. De temps en temps, je glissais une remarque pour relancer Vornan et essayer de lui faire dire à quel moment exactement cette révolution technique avait eu lieu, entraînant automatiquement toutes les conséquences économiques que craignait tant Jack. J’aurais tant voulu pouvoir apaiser l’âme troublée de mon ami en lui assurant que ce bouleversement n’était arrivé que dans un lointain futur. Vornan se contentait de répondre par des boutades légères qui, en vérité, ne nous apprenaient pas grand-chose. Son refus poli mais évident de fournir des informations précises augmentait nettement mes soupçons à son sujet. Que pouvais-je faire ? Continuer à cuisiner ce charlatan sur les événements de l’histoire future au risque de me ridiculiser ? Dans la salle de contrôle, Vornan trouva le moyen le plus simple pour se débarrasser de notre curiosité bourdonnante. Il s’approcha d’un des tableaux de commandes, envoya à Bruton un sourire fantastique et dit : « Votre salle de contrôle est délicieusement amusante. Je suis très admiratif. » Et sans que nous puissions faire le moindre geste pour l’en empêcher, il tira trois manettes, pressa quatre commutateurs, tourna brusquement plusieurs potentiomètres et libéra un lourd levier.
Bruton poussa un hurlement. Aussitôt la pièce fut plongée dans l’obscurité. Des étincelles chuintaient et grésillaient sur les cadrans. D’en haut, nous parvenaient une cataracte de sons grinçants d’instruments électriques subitement désaccordés et des bruits d’écrasements et de tamponnements. En dessous de nous, deux escaliers mobiles s’entrechoquèrent violemment et un nuage épais s’éleva mystérieusement au-dessus du générateur. Un des écrans de télévision se ralluma, nous montrant l’image pâle de la salle principale où les invités s’entassaient dans un désordre effroyable. Des lampes rouges et des signaux d’alarme commençaient à s’allumer un peu partout. La maison tout entière était ivre, des pièces tournaient en orbite autour d’autres pièces. Bruton, comme un dément, s’activait sur ses tableaux de contrôle, poussant une commande ici et là, tournant follement des boutons dans tous les sens, mais tous ses efforts pour arranger la situation semblaient au contraire augmenter la catastrophe. Je me demandais si le générateur allait exploser. Toute cette masse d’acier et de verre n’allait-elle pas s’écraser sur nous et nous broyer ? J’entendis Bruton débiter une bordée de jurons qui auraient plongé Kolff dans l’extase. Au-dessus et en dessous de nous, les machines grinçaient et vibraient atrocement. Je vis sur un écran l’image floue d’Helen McIlwain à cheval sur les épaules d’un Sandy Kralick en pleine détresse. Partout résonnaient les sons stridents des sirènes d’alarme. Il fallait que je sorte de là ! Où était Vornan-19 ? Dans l’obscurité, je l’avais perdu de vue. À petits pas prudents, je m’avançai, cherchant l’issue de cette satanée salle de contrôle. J’étudiai pendant quelques secondes le mouvement d’une porte qui, prise de folie, s’ouvrait et se refermait sans cesse avec une violence paroxysmique. Tous les muscles bandés, je comptai cinq cycles complets et me jetai à travers, espérant ne pas m’être trompé dans le rythme de fermeture et d’ouverture. Finalement, je la franchis sans être broyé.
« Vornan ! » hurlai-je.
Une fumée verdâtre assombrissait l’atmosphère de la pièce dans laquelle je me trouvais. Le plafond se balançait d’une façon inquiétante, prenant des inclinaisons dangereuses. Les invités de Bruton gisaient sur le plancher ; certains étaient évanouis, d’autres blessés et quelques couples se serraient en des étreintes passionnées. Je crus apercevoir Vornan dans une chambre qui se trouvait à ma gauche. Malheureusement, je commis la faute de m’appuyer un instant contre un mur qui aussitôt se déroba sous mon poids et pivota, m’entraînant dans une autre pièce. Ici, il fallait se tenir accroupi car la hauteur de plafond ne dépassait pas un mètre et demi. En rampant sur les genoux et les coudes, j’atteignis une paroi qui se replia sur elle-même et subitement je fus dans la grande salle principale. Je ne comprenais pas comment j’étais arrivé là. La cascade de vin était devenue maintenant une fontaine, projetant le liquide pétillant vers le plafond éblouissant. Les personnes présentes tournaient en rond d’un air égaré, réunies en petits groupes pour se réconforter et se donner du courage. Sur le sol, les insectes mécaniques bourdonnaient en nettoyant inlassablement les débris ; une douzaine d’entre eux avaient attrapé quelques faux oiseaux et s’acharnaient sur eux en dévorant les mécanismes compliqués. Je ne voyais aucun membre de notre groupe. Un bruit semblable à un long gémissement haut perché montait du puits qui s’ouvrait au centre de l’estrade.
Je me préparai à mourir, révolté par l’absurdité de périr dans la maison d’un lunatique, déréglée par la main d’un autre fou, sous le prétexte d’une mission encore plus insensée. Je continuai néanmoins à chercher une voie de sortie à travers la foule hurlante et courant dans tous les sens, à travers ces murs glissants et déformants et ces planchers qui s’évanouissaient soudain pour faire apparaître d’autres salles de ce labyrinthe en perpétuel mouvement. Une fois de plus, je crus discerner la silhouette de Vornan se déplaçant devant moi. Avec un entêtement maniaque, je le suivis. Je sentais que c’était mon devoir de le retrouver et de le faire sortir de ce bâtiment de paranoïaque avant qu’il se démolisse lui-même dans une dernière transformation. Tout à coup, je butai contre un écran invisible mais absolument infranchissable. J’étais coincé. « Vornan ! Vornan ! » hurlai-je. Maintenant je le voyais parfaitement. Il bavardait calmement avec une grande et superbe femme qui semblait absolument insensible au cataclysme autour d’elle. « Vornan ! C’est moi, Leo Garfield ! » Mais il ne pouvait pas m’entendre. Il prit galamment le bras de sa compagne et ils s’en allèrent, s’insinuant souplement entre les obstacles. Je frappai de mes poings contre le mur invisible.
« Ce n’est pas ainsi que vous trouverez la sortie, dit une rauque voix féminine derrière mon dos. Même si vous tapiez pendant un million d’années, vous ne pourriez le briser. »
Je tournai sur mes talons et je reçus une vision argentée. Une fille merveilleusement mince, tout auréolée de brillance, me considérait sérieusement. Elle ne devait pas avoir plus de dix-neuf ans. Ses cheveux étaient soyeux et argentés, ses yeux étaient des miroirs d’argent, ses lèvres étaient argentées et tout son corps était moulé dans une robe de lamé. Je la contemplai longuement et soudain je réalisai que ce n’était pas une robe, mais tout simplement une couche de peinture ; je distinguais les bouts de ses seins, un nombril, un ventre bien plat strié de muscles. Une fine membrane argentée la recouvrait de la poitrine aux pieds, et sous la lumière spectrale elle semblait rayonnante, irréelle, inaccessible. C’était la première fois que je la voyais depuis le début de la soirée.
« Que s’est-il passé ? me demanda-t-elle, de façon presque anodine.
— Bruton m’a emmené avec Vornan-19 dans la salle centrale de contrôle. Vornan a poussé quelques boutons pendant que nous ne le regardions pas. Je crois que la maison va exploser. »
Elle passa sa main argentée sur ses lèvres de même couleur. « Non, elle n’explosera pas, mais nous ferions tout de même mieux de sortir d’ici. Si ça continue, elle peut écraser tout le monde à l’intérieur avant que l’équilibre se rétablisse. Venez avec moi.
— Vous connaissez une issue ?
— Bien sûr, me répondit-elle. Vous n’avez qu’à me suivre ! Il y a un sas à trois pièces d’ici… s’il est toujours là. »
Je ne posai pas d’autres questions. Elle pénétra résolument dans une écoutille qui s’entrouvrit soudainement. Je la suivis, hypnotisé par sa gracieuse croupe argentée qui dansait devant mes yeux. Elle marchait vite et j’avais du mal à ne pas me laisser distancer. Nous sautâmes au-dessus de seuils qui ondulaient comme des serpents ; nous franchîmes des monceaux d’ivrognes endormis et entassés pêle-mêle ; nous évitâmes des centaines d’obstacles se mettant en travers de notre progression. Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau que cette vivante statue merveilleusement polie, cette fille d’argent, nue, mince, légère, se déplaçant parfaitement dans la maison disloquée. Elle s’arrêta à côté d’un mur qui vibrait dangereusement et me dit : « C’est ici.
— Où ?
— Ici. »
Le mur béait subitement. Elle me poussa à l’intérieur et me suivit ; puis elle pirouetta rapidement autour de moi, poussa quelque chose et nous fûmes dehors.
Le glacial vent de janvier nous transperça aussitôt.
J’avais complètement oublié qu’il existait encore un climat ; depuis le début de la soirée je ne m’étais pas trouvé exposé une seconde à l’air libre. Soudain, nous nous retrouvions en plein hiver, moi dans mon léger costume du soir et la fille nue, seulement couverte d’une couche diaphane de peinture d’argent. Elle trébucha, tomba dans un tas de neige et roula sur elle-même. Je me précipitai et la remis sur ses pieds. Où pouvions-nous aller ? Derrière nous, la maison vibrait et palpitait comme un céphalopode devenu fou furieux. Jusqu’à présent, la fille avait semblé parfaitement maîtresse d’elle-même, mais l’air glacé l’avait engourdie et assommée et maintenant elle tremblait violemment, paralysée, effrayée et pathétique.
« Les garages ! » lui criai-je.
Nous partîmes en courant. Ils devaient bien se trouver à quelques centaines de mètres de là et cette fois-ci nous n’étions pas sur un trottoir roulant couvert à l’abri des intempéries. Le sol durci par le gel était rendu encore plus difficile par les congères de neige et les traînées de glace. J’étais tellement choqué et pressé de fuir que je ressentais à peine la morsure du froid, mais la jeune déesse semblait souffrir atrocement. Elle tomba plusieurs fois avant que nous atteignions enfin les garages. Les véhicules des gens riches et puissants ne dorment jamais à la belle étoile. Ils étaient soigneusement garés sous des abris étanches. Nous pénétrâmes à l’intérieur sans être arrêtés par les gardiens de Bruton qui, complètement affolés par l’absence de lumière causée par la panne générale, se déplaçaient au hasard, dirigeant çà et là les rayons de leurs torches. Je tirai silencieusement la fille vers la plus proche limousine, ouvris la portière et nous nous jetâmes sur les coussins profonds. Je refermai doucement la portière.
La voiture était chaude, moelleuse et confortable. À côté de moi, la fille haletait lourdement, tremblante de froid. « Tenez-moi ! pleura-t-elle. Je gèle ! Pour l’amour de Dieu, serrez-moi ! Fort ! »
Mes bras l’enserrèrent. Elle se blottit frileusement contre moi. Quelques instants plus tard, toute panique l’avait abandonnée ; elle était chaude à nouveau, aussi calme et maîtresse d’elle que quand elle m’avait guidé à travers la maison folle. Tout à coup, je fus conscient de la caresse de ses mains. Je me rendis joyeusement à ses avances. Nos lèvres se joignirent, me laissant un petit goût métallique agréable dans la bouche. Ses cuisses fraîches m’entourèrent. J’eus l’impression fugitive de faire l’amour avec une statue d’argent merveilleusement articulée, mais à travers la mince pellicule sa peau était douce, chaude, satinée et frémissante. Dans nos ébats passionnés sa chevelure de fil d’argent se révéla être une perruque ; elle glissa, découvrant un crâne aussi lisse que de la porcelaine. Je savais enfin qui elle était : la propre fille de Bruton. Cette absence totale de système pileux ne pouvait être qu’héréditaire.
Elle gémit sous moi, m’entraînant dans l’oubli.