XVI

 

AU début Kralick s’inquiéta d’un tel bouleversement dans l’itinéraire originel soigneusement mis au point ; l’Amérique du Sud, prétendait-il, serait très désappointée d’apprendre que l’arrivée de Vornan était repoussée. Cela dit, les aspects positifs de ma proposition ne lui échappaient pas non plus. Il pensait que cela pouvait être intéressant de placer Vornan-19 dans un environnement différent de celui dans lequel il avait baigné depuis son arrivée, loin des foules hystériques et des caméras. D’après moi, il était aussi assez heureux d’avoir une chance d’échapper lui-même à Vornan pendant un certain laps de temps. Finalement, il accepta.

Puis j’appelai Jack et Shirley.

J’hésitais encore à amener Vornan chez eux, bien que les deux chacun de leur côté m’aient prié d’arranger une rencontre avec l’homme du futur. Eh bien, c’était encore mieux qu’une simple rencontre ! Jack était désespérément désireux de pouvoir parler avec lui de conversion d’énergie. Quant à Shirley… elle m’avait confessé qu’elle était physiquement attirée par le visiteur venu du temps. C’était en pensant à elle que j’éprouvais certaines restrictions. Ce que Shirley ressent pour Vornan est son problème personnel et c’est à elle de le résoudre, me dis-je finalement, et si quelque chose se passe entre elle et Vornan, ce sera seulement avec le consentement sinon la bénédiction de Jack. Dans ce cas, je n’aurai pas à me sentir responsable.

Quand je leur fis part de ma suggestion, ils pensèrent tous les deux que je blaguais. Je dus m’escrimer afin de les persuader que je pouvais réellement amener Vornan-19 chez eux. À la fin ils acceptèrent de me croire et je les vis échanger entre eux des regards circonspects.

« Dans combien de temps arriveriez-vous ? me demanda Jack.

— Demain, si vous le voulez.

— Pourquoi pas ? » s’écria Shirley.

Je fouillai son visage pour y découvrir un signe trahissant son désir, mais je n’y lus rien à part une simple excitation de petite fille.

« Pourquoi pas ? répondit Jack en écho. Mais dis-moi : est-ce que la maison va être envahie de journalistes et de policiers ? Je n’y tiens pas tellement.

— Non, l’assurai-je. Ce déplacement de Vornan sera gardé totalement secret. Il n’y aura pas l’ombre d’un journaliste ou d’un policier en vue. Bien sûr, je suppose que les accès menant chez vous seront gardés, mais je te promets que vous ne serez pas ennuyés avec l’équipe de sécurité. J’insisterai pour qu’ils restent loin de la maison.

— Très bien, dit Jack. Alors, amène-le. »

Kralick fit repousser notre tournée en Amérique du Sud et annonça à la presse que Vornan partait passer des vacances privées pour une durée indéterminée dans un endroit dont il désirait garder le secret. Nous laissâmes filtrer quelques indiscrétions selon lesquelles il se reposerait dans une villa quelque part au bord de l’océan Indien. Cela fut bien suffisant ; le lendemain matin, un avion privé chargé de journalistes quittait Johannesburg en direction de l’île Maurice. Ainsi la presse serait tenue en haleine ailleurs et nous laisserait tranquilles. Un peu plus tard, ce matin-là, Vornan et moi nous embarquâmes dans une petite fusée qui nous posa de l’autre côté de l’Atlantique. Nous prîmes un avion à Tampa et nous fûmes à Tucson au début de l’après-midi. Là, une voiture nous attendait. Je renvoyai le chauffeur du gouvernement et je conduisis moi-même jusque chez Jack et Shirley. Kralick, je le savais, avait fait mettre en place un rideau de surveillance dans un rayon de quatre-vingts kilomètres autour de la maison, mais il avait accepté qu’aucun de ses hommes ne s’approche plus près à moins que nous ne leur réclamions de l’aide. Nous ne serions pas dérangés. C’était un merveilleux après-midi de fin d’automne ; le ciel lavé de tout nuage était d’un bleu pur qui vibrait d’ondes de chaleur. Les montagnes me semblaient inhabituellement distinctes. En conduisant, je discernais de temps en temps le point scintillant d’un hélicoptère du gouvernement volant très haut au-dessus de nous. Ils nous surveillaient… mais de loin.

Shirley et Jack se tenaient devant leur maison quand nous arrivâmes. Jack portait une chemise déchirée et un blue-jean délavé ; Shirley était vêtue d’une petite brassière nouée dans le dos et d’un short. Je ne les avais pas vus depuis le printemps et je ne leur avais pas téléphoné plus de deux ou trois fois entre-temps. La tension que j’avais observée en eux il y avait plusieurs mois avait continué son travail d’érosion. Je fus frappé de les trouver si énervés, repliés, tendus, à un tel point que même l’arrivée chez eux d’un invité célèbre ne pouvait l’expliquer.

« Je vous présente Vornan-19, dis-je. Voici Jack Bryant et sa femme, Shirley.

— C’est pour moi un très grand plaisir », dit gravement Vornan. Il ne tendit pas la main, mais s’inclina presque à la japonaise devant Jack d’abord, puis devant Shirley. Un silence embarrassé suivit. Sous le dur éclat du soleil, nous restions à nous regarder les uns les autres sans dire un mot. Shirley et Jack réagissaient comme s’ils n’avaient encore jamais cru à l’existence de Vornan jusqu’à maintenant ; ils avaient l’air de le fixer comme quelque personnage fictif brusquement et inexplicablement incarné devant eux. Jack pinçait ses lèvres tellement fort que ses joues en tremblaient. Shirley, les yeux rivés sur Vornan, tanguait sur ses talons nus. Vornan, parfaitement maître de lui et affable, étudiait le paysage, la maison et ses occupants avec une froide curiosité.

Soudain Shirley revint sur terre. « Je vais vous montrer votre chambre », dit-elle en bégayant légèrement.

Je pris les bagages : une valise pour moi et une pour Vornan. La mienne était à peu près vide, ne contenant rien d’autre que quelques effets de rechange ; mais je peinai horriblement pour monter celle de Vornan. Il était arrivé nu dans notre monde, mais il avait très vite collectionné une très grande variété de vêtements et de babioles à l’occasion de ses voyages. J’arrivai finalement à la hisser dans la maison. Shirley avait donné à Vornan la chambre que j’occupais habituellement, et une petite pièce à côté de la terrasse qui servait de lingerie avait été hâtivement convertie en chambre d’ami supplémentaire pour moi. Je trouvai cela tout à fait normal et ne m’en formalisai pas une seconde. Shirley resta avec Vornan pour lui expliquer l’usage des accessoires et des commodités de la maison, tandis que Jack me conduisait dans ma propre chambre.

« Je veux que tu saches, Jack, dis-je, que notre séjour chez vous peut prendre fin quand tu le désireras. Si Vornan devient trop pénible pour Shirley ou toi, tu me dis simplement un mot et je l’emmène. Je ne veux pas que sa présence vous cause le moindre problème.

— C’est d’accord, Leo. Je crois que cela va être intéressant.

— Sans aucun doute. Mais cela peut aussi être épuisant. »

Il eut un petit sourire gêné. « Aurai-je la possibilité de lui parler ?

— Bien sûr.

— Tu sais de quoi ?

— Oui. Oui. Parle-lui de ce que tu veux. Nous n’aurons que cela à faire : parler. Mais tu n’obtiendras rien de lui, Jack.

— Je veux essayer, au moins. » Il ajouta à voix basse : « Il est plus petit que je ne l’imaginais. Mais il est impressionnant. Très impressionnant. Il possède ce genre de puissance naturelle pour dominer, tu ne trouves pas ?

— Napoléon aussi était un homme petit. Hitler aussi.

— Vornan sait-il cela ?

— Il ne m’a pas paru avoir été un très brillant élève en Histoire », dis-je en faisant une grimace, et nous éclatâmes de rire ensemble.

Un peu plus tard, Shirley sortit de la chambre de Vornan. J’étais justement dans le vestibule et elle ne devait pas penser que je me trouvais là. Je reçus la vision fugitive de son visage, tel qu’il était sans le masque que nous mettons devant les autres. Ses yeux, ses narines, ses lèvres, tout en elle révélait une émotion brute et des conflits intérieurs bouillonnants. Je me demandai si Vornan avait profité des quelques minutes où ils avaient été ensemble pour tenter quelque chose. Ce que je lisais sur le visage de Shirley était certainement purement sexuel, une poussée de désir affleurant à la surface. Un instant plus tard, elle réalisa que je la regardais et le masque se remit aussitôt en place. Elle me sourit nerveusement.

« Ça y est, il est installé, dit-elle. Il me plaît, Leo. Tu sais, je m’attendais à ce qu’il se montre froid et désagréable, une sorte de robot pour ainsi dire, mais au contraire il est poli et courtois. C’est un vrai gentleman dans son genre un peu particulier.

— Oui, c’est un vrai charmeur. »

Ses joues se colorèrent subitement. « Penses-tu que c’était une erreur de notre part, me demanda-t-elle, de te dire qu’il pouvait venir ?

— Pourquoi serait-ce une erreur ? »

Elle humecta ses lèvres. « Personne ne sait ce qui peut arriver. Il est beau, Leo. Il est irrésistible.

— Aurais-tu peur de tes propres désirs ?

— J’ai peur de faire du mal à Jack.

— Alors ne fais rien sans le consentement de Jack », dis-je. Je me sentais de plus en plus dans la peau du brave oncle bien sympathique qui donne des conseils. « Ce n’est pas plus difficile que cela. Ne te laisse pas entraîner trop loin.

— Mais si je me laisse aller, Leo ? Que se passera-t-il ? Quand j’étais dans la chambre avec lui… je l’ai vu me regarder si avidement…

— Il regarde ainsi toutes les belles femmes. De toute façon, tu sais certainement dire non, Shirley.

— Je ne suis pas sûre de vouloir dire non. »

Je haussai les épaules. « Veux-tu que j’appelle Kralick et que je lui dise que nous désirons repartir ?

— Non !

— Alors il va falloir que tu te surveilles. Tu es une adulte, Shirley. Tu dois être capable de refuser de coucher avec ton invité si tu penses que ce n’est pas sage. Pourtant, jusqu’à présent, cela n’avait pas été un vrai problème pour toi. »

Elle tressaillit et eut un mouvement de recul devant la méchanceté gratuite de ma dernière phrase. Sous le hâle bronzé, son visage devint cramoisi. Elle me fixait intensément comme si elle ne m’avait encore jamais bien regardé. Je m’en voulais de ma bêtise. En quelques mots, j’avais déprécié une amitié vieille d’une dizaine d’années. Mais ce moment de tension passa. Shirley se détendit petit à petit et dit finalement d’une voix calme : « Tu as raison, Leo. Ce ne sera pas un vrai problème. »

Contrairement à toute attente, la soirée fut parfaitement calme et sans arrière-pensées. Shirley nous cuisina un délicieux dîner et Vornan se répandit en compliments élogieux ; c’était, dit-il, le premier repas qu’il prenait chez des particuliers et il en était enchanté. Après, nous sortîmes nous promener un petit peu sous le crépuscule. Jack marchait à côté de Vornan et Shirley et moi étions derrière. Jack nous montra un kangourou-rat qui s’enfuyait de sa cachette à quelques pas devant nous en sautillant follement sur le sable. Nous vîmes aussi quelques lièvres et quelques lézards. Vornan était inimaginablement surpris de voir des animaux sauvages en liberté. Plus tard nous revînmes à la maison pour bavarder plaisamment de tout et de rien comme quatre vieux amis, un verre d’alcool à la main. Vornan semblait s’accommoder parfaitement de la personnalité de ses hôtes. Je commençais à croire que je m’étais fait du souci pour rien.

Cette bienfaisante tranquillité continua pendant plusieurs jours. Nous dormions beaucoup, explorions le désert brûlant, nous discutions, nous mangions et nous nous amusions à reconnaître les étoiles. Vornan se montrait très sobre et presque prudent. Pourtant, ici, il parlait un peu plus que d’habitude de son temps. Un soir, désignant le firmament, il essaya de nous montrer les constellations qu’il connaissait, mais il fut incapable d’en trouver une seule, même pas la Grande Ourse. Il nous expliqua quelques tabous entourant la nourriture à son époque et à quel point ce serait osé de sa part de s’asseoir à la même table que ses hôtes dans une situation pareille en 2999. Il se remémorait paresseusement les dix mois de son séjour parmi nous, un peu comme un voyageur, approchant de la fin de son voyage, commence à se tourner vers les joies qu’il a vécues pour bien se les rappeler.

Nous faisions très attention de ne pas allumer les informations télévisées devant lui. Je ne tenais pas à ce qu’il apprenne que des émeutes de mécontentement ravageaient l’Amérique du Sud à cause de son retard, ni qu’une sorte d’hystérie vornaniste prenait chaque jour plus d’extension dans le monde entier. Partout des malheureux cherchaient désespérément le visiteur du futur pour qu’il leur fournisse la réponse à toutes les énigmes de l’univers. Dans ses déclarations antérieures, Vornan n’avait pas craint d’affirmer d’un ton suffisant qu’il pourrait un jour donner toutes les réponses à toutes les questions et cette promesse semblait avoir été prise pour argent comptant, même si jusqu’ici Vornan avait mis au jour plus de questions que de réponses. C’était plus sain de le garder ici dans un certain isolement, loin des leviers de commande dont il pourrait si facilement s’emparer s’il le décidait.

Quand je me réveillai le quatrième jour, le soleil brillait merveilleusement. Je coupai les opacificateurs et je trouvai Vornan déjà sur la terrasse. Il était nu, étendu confortablement dans une sorte de grand berceau en mousse plastique, prenant un bain de soleil. Je tapai quelques coups sur la vitre. Il leva les yeux, me vit et sourit. Il s’extirpait de son berceau quand j’arrivai sur la terrasse. Son corps lisse et doux aurait pu être fait de quelque substance plastique moulée ; sa peau ne portait aucune aspérité, ni imperfection. Il n’avait pas un seul poil. Il n’était ni musclé ni mou, il semblait à la fois fragile et solide. Je sais que cela peut paraître paradoxal. Il était formidablement viril.

« Il fait délicieusement chaud ici, Leo, me dit-il. Déshabillez-vous et profitez-en vous aussi. »

J’étais interdit. Je n’avais pas averti Vornan de nos habitudes naturistes dans cette maison et jusqu’à présent nous étions restés habillés devant lui. Mais, bien sûr, Vornan ne connaissait aucun tabou de pudeur et autres bêtises semblables. Maintenant qu’il avait fait le premier geste, Shirley fut prompte à le suivre. Elle sortit sur la terrasse, vit Vornan nu et moi en pyjama.

« Oui, vous avez bien raison, dit-elle en souriant. Je voulais vous le dire hier. Ici, nous sommes toujours très libres. »

Et, après cette profession de libéralisme, elle enleva la blouse légère qui l’enveloppait et s’étendit pour se faire bronzer. Vornan contemplait le magnifique corps plein et souple de Shirley exposé devant ses yeux avec un intérêt très réservé qui me surprit énormément. Il semblait… comment dire ?… intéressé, mais seulement d’une manière théorique. Ce n’était pas le loup vorace que j’avais connu. Shirley, par contre, montrait un trouble très profond. Son visage était empourpré et les veines de son cou étaient anormalement gonflées. Ses gestes étaient exagérément désinvoltes. Son regard s’attarda coupablement un moment sur la ceinture pelvienne de Vornan puis se détourna brusquement. Les bouts de ses seins trahirent son émoi et se durcirent d’excitation sensuelle. Elle s’en rendit compte et se roula rapidement sur le ventre, mais j’avais eu le temps de voir le changement soudain des deux mamelons. Quand Shirley, Jack et moi prenions un bain de soleil, c’était une sorte d’innocent paradis terrestre retrouvé ; mais la turgescence des deux tendres éminences de tissu érectile manifestait visiblement l’émotion qu’elle ressentait à se trouver nue devant Vornan, nu lui aussi.

Jack arriva un peu plus tard. Il embrassa la scène d’un œil amusé : Shirley étendue sur le ventre avec ses fesses rondes pointant en l’air, Vornan somnolant, plus nu que nature, et moi arpentant désespérément la terrasse.

« Quelle merveilleuse journée », dit-il avec un peu trop d’enthousiasme. Il portait un short qu’il garda sur lui. « J’amène le petit déjeuner, Shirley ? »

Ni Shirley ni Vornan ne prirent la peine de se rhabiller de toute la matinée. Elle paraissait déterminée à observer la même décontraction absente de toute formalité que nous pratiquions d’habitude entre nous. Après les premiers moments de confusion, elle se conduisit beaucoup plus simplement et normalement. Je n’en revenais pas de l’indifférence totale que Vornan manifestait à l’égard de son splendide corps si désirable. Cela m’apparut bien avant que Shirley le réalise. Ses coquetteries, ses mouvements subtilement provocateurs : une flexion gracieuse d’une cuisse doucement galbée ou le creusement du ventre pour gonfler et tendre ses seins admirables, tout cela restait sans aucun effet sur lui. Si on acceptait que Vornan venait d’une culture où la nudité parmi des étrangers n’avait rien d’exceptionnel, son manque de réaction pouvait passer pour normal – seulement l’attitude de Vornan vis-à-vis des femmes avait été tellement possessive depuis son arrivée dans notre ère que sa façon de refuser aussi ouvertement les trésors que lui offrait manifestement Shirley ne laissait de me surprendre.

Je me déshabillai moi aussi. Pourquoi pas ? C’était agréable et il semblait que ce fût la mode dans cette maison. Mais je découvris que je n’arrivais pas à me sentir dégagé. D’habitude, je pouvais rester nu à côté de Shirley en tenue d’Ève sans que cela provoque en moi de tension particulière. Maintenant, des bouffées de désir féroce m’assaillaient par à-coups et m’étourdissaient littéralement à tel point que je devais m’agripper à la balustrade de la terrasse et détourner mon regard.

Le comportement de Jack était étrange lui aussi. Ici, la nudité lui était parfaitement naturelle, et pourtant il garda son short toute la journée. Le lendemain après-midi, il était le seul parmi nous à être encore habillé. Il était dans le jardin en train de tailler quelques arbustes qui en avaient bien besoin quand Shirley lui dit : « Jack, regarde, tu transpires comme un malheureux. Pourquoi te montres-tu si pudique ?

— Je ne sais pas, dit-il bizarrement. Je n’y ai pas pensé. » Il continua à émonder comme si de rien n’était.

Vornan se redressa.

« J’espère que ce n’est pas à cause de moi, n’est-ce pas ? » dit-il.

Jack rit. Il déboutonna son short et l’enleva, nous tournant pudiquement le dos. Bien que par la suite, il restât déshabillé, il n’en paraissait pas particulièrement mieux.

Jack semblait captivé par Vornan. Ils avaient de longues et sérieuses conversations ; Vornan écoutait songeusement, formulant de temps en temps une courte remarque tandis que Jack débitait inlassablement un flot de paroles. Je ne m’en mêlais presque pas. Ils parlaient de politique, de voyage dans le temps, de conversion d’énergie et de tas d’autres sujets, chaque dialogue devenant très vite un monologue. Je me demandais pourquoi Vornan se montrait si patient, bien que les autres distractions ici fussent rares. Pour ma part, je passais la plupart de mon temps à me reposer sur la terrasse, me laissant doucement envahir par la chaleur du soleil. Cette année que je venais de vivre avait été épuisante. Je somnolais. Je lézardais paresseusement en dégustant des litres de boissons glacées. Et pendant ce temps, je laissais la destruction s’insinuer inexorablement chez mes plus chers amis sans m’inquiéter ni même soupçonner réellement l’imminence du danger.

Je remarquais bien un vague mécontentement faire lentement son chemin en Shirley. Elle se sentait ignorée et repoussée et, en un sens, je la comprenais. Elle désirait Vornan. Et Vornan, qui avait séduit et pris tant de femmes, la traitait avec un froid respect. Comme s’il embrassait tardivement des préjugés bourgeois, Vornan refusait d’entrer dans le jeu de Shirley, la tenant à distance avec juste ce qu’il faut de tact. Avait-il appris de la bouche de quelque puritain qu’il n’était pas convenable de séduire la femme de son hôte ? Pourtant, dans le passé, le sens de la propriété n’avait jamais semblé le gêner. Peut-être ce mystérieux et soudain accès de chasteté était-il une nouvelle manifestation de sa malice naturelle que je connaissais maintenant si bien. Cela l’amusait autant d’entraîner une femme dans son lit de but en blanc – comme il s’y était pris avec Aster par exemple – que de se refuser à une femme belle, nue et de toute évidence disponible. Nous assistions, j’en étais maintenant certain, à une nouvelle diablerie de l’ancien Vornan satanique, un nouveau pied de nez délibéré.

Shirley devenait de plus en plus désespérée. Sa grossièreté m’offensait, moi le témoin involontaire de tout cela. Je la voyais se frotter impudiquement contre Vornan, ou presser ses seins lourds contre son dos sous prétexte d’attraper un verre ou une bouteille vides ; je la voyais l’inviter effrontément du regard ; se contorsionner en des poses savamment lascives qu’elle avait toujours instinctivement évitées dans le passé. Tous ces manèges s’avérèrent vains. Peut-être, en pénétrant la nuit dans la chambre de Vornan et en se jetant sur lui, aurait-elle enfin obtenu ce qu’elle désirait, mais sa fierté l’empêchait de recourir à de tels moyens. La frustration la rendait chaque jour plus vulgaire et commune. Sa voix devint à nouveau rauque et criarde. Elle renversait et laissait tomber tout ce qu’elle tenait. Tout cela me déprimait profondément ; moi aussi j’avais témoigné du tact à son égard, pas seulement quelques jours, mais depuis dix ans ; j’avais résisté à la tentation, je m’étais refusé le plaisir interdit de prendre la femme de mon ami. Jamais elle ne s’était offerte à moi comme elle s’offrait maintenant à Vornan. Je n’aimais pas la voir agir et se détruire ainsi, je n’appréciais même pas l’ironie de la situation.

Jack ne paraissait pas du tout conscient des tourments endurés par sa femme. La fascination que Vornan exerçait sur lui ne lui laissait pas le temps ni l’envie d’observer ce qui se passait autour de lui. Pendant ces années vécues dans son isolement désertique, il n’avait presque pas eu d’occasions de se faire de nouveaux amis et il n’avait gardé que des contacts épisodiques avec les anciens. À présent, il se précipitait vers Vornan exactement comme un gamin solitaire accueillerait un nouvel arrivant dans son immeuble. Ce rapprochement avec l’enfance n’était pas gratuit ; il y avait un je ne sais quoi d’adolescent et même de subadolescent dans cette manière de se livrer totalement à un nouveau venu. Il n’arrêtait pas de parler, se décrivant en détail : son enfance, ses études, l’Université, les raisons qui l’avaient poussé à se retirer ici. Il mena même Vornan dans le réduit hermétique où je n’avais jamais pénétré pour lui montrer le manuscrit secret de son autobiographie. Jack s’épanchait librement, quelque intime que fût le sujet, comme un enfant sortant ses plus beaux jouets pour attirer un camarade. Il cherchait frénétiquement à accrocher l’attention de Vornan. Cela ne faisait aucun doute : Vornan comptait plus que tout au monde pour Jack. Moi qui avais toujours considéré Vornan comme un être inexplicablement différent, qui avais même fini par accepter son authenticité en grande partie à cause de cette sorte d’appréhension mystérieuse qu’il m’inspirait, j’étais complètement désorienté de voir Jack réagir ainsi. Cette intensité semblait plaire à Vornan et l’amuser. Parfois ils disparaissaient des heures dans le bureau de travail de Jack. Je crus finalement comprendre que cette entreprise de séduction faisait partie du plan élaboré par Jack pour arracher à Vornan les informations qu’il désirait. C’était d’ailleurs très intelligent de sa part ; construire des relations particulièrement étroites pour pénétrer mieux dans les secrets que Vornan persistait à taire.

Mais Jack ne pénétra dans aucun secret de Vornan. Et mes propres problèmes m’aveuglaient.

Comment avais-je pu ne me rendre compte de rien ? Cet air troublé et cette confusion rêveuse que Jack arborait maintenant la plupart du temps ? Et ces soudaines rougeurs trahissant un incompréhensible embarras quand son regard se posait fortuitement sur Shirley ou moi ? Même la main de Vornan se posant possessivement sur l’épaule nue de Jack ne sut m’ouvrir les yeux. J’étais aveugle.

Shirley et moi passions plus de temps ensemble que cela ne nous était jamais arrivé, étant donné que Jack et Vornan ne se quittaient pour ainsi dire pas et s’isolaient. Je refusais de profiter de l’avantage qui m’était offert. Nous reposions côte à côte, étendus sous le soleil, n’échangeant presque pas de paroles ; Shirley semblait tellement tendue et crispée que je ne savais pas quoi lui dire, aussi je restais silencieux. L’Arizona bénéficiait justement d’une vague de chaleur automnale qui nous venait du Mexique. Nous paressions à longueur de journée, écrasés de chaleur. La peau nue satinée de Shirley luisait au soleil comme du beau bronze. Progressivement, la fatigue que j’avais accumulée me quittait. Plusieurs fois Shirley fut sur le point de me parler, mais les mots se bloquaient dans sa gorge. Une sorte de toile d’araignée invisible vibrait au-dessus de nos têtes, chargée d’électricité et de tension. Une perception subliminale me signalait la présence d’une sorte de drame planant dans l’atmosphère, un peu comme certaines personnes sentant venir un orage d’été. Mais je ne savais pas ce qui se tramait pour nous ; bercé dans un cocon de lumière et de chaleur, je percevais d’étranges vibrations annonciatrices d’un cataclysme imminent, mais la vérité n’éclata à mes yeux que quand le désastre fut définitivement consommé.

Cela arriva la veille de novembre, mais la chaleur hors de saison subsistait encore et l’éclat du soleil était encore aveuglant. Il y avait douze jours que nous étions arrivés ici. Il était à peu près midi et la morsure du soleil était tellement brûlante que je m’excusai auprès de Shirley et rentrai me mettre au frais dans ma chambre. Jack et Vornan devaient être quelque part ensemble comme d’habitude. Au moment d’opacifier ma fenêtre, je contemplai longuement Shirley étendue inerte sur la terrasse, les yeux protégés par des lunettes, son genou gauche plié et remonté, ses seins se soulevant et s’abaissant sur un rythme lent, toute sa peau nacrée de petites gouttelettes scintillantes de transpiration. Je la trouvais l’image même de la relaxation totale : une merveilleuse femme langoureusement offerte à la brûlure du soleil. C’est à cet instant que je remarquai sa main gauche atrocement crispée. Les ongles s’enfonçaient durement dans la paume, et les muscles et les tendons vibraient sur toute la longueur du bras. Je compris que son calme apparent était une pose consciencieusement contrefaite, conservée par un énorme effort de volonté.

J’assombris la vitre et me laissai tomber sur mon lit. Il faisait bon et frais dans la chambre. Peut-être avais-je dormi. Je n’ouvris les yeux qu’en entendant du bruit derrière ma porte. Je me levai et allai ouvrir.

Shirley se précipita à l’intérieur. Elle avait un air sauvagement égaré : les yeux étincelant d’horreur, les lèvres retroussées sur les gencives, la poitrine oppressée et haletante. Son visage était rouge comme de l’acier en fusion. La transpiration lui collait les cheveux sur le front et les joues, et une rigole luisante de sueur coulait dans le sillon de ses seins.

« Leo ! dit-elle d’une voix étranglée et cassée. Oh ! mon Dieu, Leo !

— Qu’est-ce qu’il y a ? Que se passe-t-il ? »

Elle tituba dans la chambre et appuya lourdement ses genoux sur mon lit. Elle semblait être dans un état de choc profond. Ses mâchoires s’ouvraient et se refermaient mais aucun son ne sortait de sa bouche.

« Shirley !

— Oui, murmura-t-elle avec lassitude. Oui. Jack… et… Vornan. Oh ! Leo, j’avais vu juste ! Je ne voulais pas le croire, mais j’avais raison. Je les ai vus ! Je les ai vus, Leo !

— De quoi parles-tu ?

— C’était l’heure de déjeuner, dit-elle, avalant péniblement sa salive. Je me suis réveillée et je suis allée les chercher. Ils étaient dans le bureau de Jack, comme d’habitude. Ils n’ont pas répondu quand j’ai frappé à la porte, alors j’ai poussé la porte et… j’ai vu pourquoi ils ne me répondaient pas. Ils… étaient… occupés. Ensemble ! Tu comprends, Leo ? Chacun… s’occupait de l’autre ! Leurs bras et leurs jambes étaient emmêlés. Je les ai regardés. Je suis restée presque une minute à les regarder. Oh ! Leo, Leo, Leo ! »

Sa voix grimpa en un cri perçant. Folle de désespoir, sanglotant et tremblant de tous ses membres, elle tourbillonna sur elle-même comme une toupie folle. Je l’attrapai juste avant qu’elle tombe. Les bouts durcis de ses seins lourds irradiaient des pointes de feu sur ma peau glacée. En esprit, je voyais la scène qu’elle venait de me décrire ; maintenant tout s’éclaircissait et m’apparaissait a posteriori l’évidence que je n’avais su voir. J’injuriai ma propre stupidité, l’insensibilité de Vornan et la naïveté de Jack. J’éprouvai un atroce dégoût en imaginant Vornan s’enroulant comme quelque géante bête de proie invertébrée autour de Jack, puis j’oubliai de penser. Shirley était entre mes bras, tremblante, nue, mouillée de sueur et de larmes. Je la réconfortai comme je pus. Elle s’accrochait à moi, à la recherche désespérément de quelque chose de stable dans ce monde soudain chancelant. L’étreinte qui se voulait apaisante et soulageante se fit pressante et violente. Je perdis le contrôle de moi-même et Shirley ne me résista pas. Je ne me posai pas de question pour savoir si elle m’acceptait par désir ou par vengeance. Enfin, mon corps la transperça et nous tombâmes, unis, sur la moquette douce et fraîche.