XVII

 

QUELQUES heures plus tard, je téléphonai à Kralick pour que l’on vienne nous chercher, Vornan et moi. Je ne lui expliquai rien. Je me contentai de lui dire qu’il était nécessaire que nous partions.

Il n’y eut pas d’adieux. Nous nous habillâmes, fîmes nos bagages et je conduisis Vornan jusqu’à Tucson où les hommes de Kralick nous attendaient.

En regardant en arrière, je me rends compte à quel point ce départ fut précipité et imparfait à cause de la panique qui m’habitait. Peut-être aurais-je dû rester avec eux. Peut-être aurais-je dû essayer de les aider. Mais dans cet instant chaotique, je sentais que je devais fuir. L’atmosphère de culpabilité était trop étouffante ; la trame de toutes nos hontes entrecroisées était trop serrée. Je ne pouvais pas rester ! Ce qui s’était passé entre Vornan et Jack, et Shirley et moi, était inextricablement noué et inclus dans le déroulement et l’achèvement de la catastrophe, aussi bien que ce qui n’avait pas eu lieu entre Shirley et Vornan. C’était moi qui avais introduit le serpent chez mes amis. Dans le moment de crise, j’avais perdu tout avantage moral en me laissant aller à mon impulsion et en fuyant comme un coupable. D’ailleurs, j’étais coupable. J’étais le seul responsable.

Je ne les reverrais peut-être jamais.

Je connaissais trop bien leur secret honteux, et comme quelqu’un qui a fouillé dans la correspondance jaunie d’un être aimé, je sentais que cette indiscrétion, bien qu’involontaire, me coupait d’eux à jamais. Cela changerait peut-être dans quelques années. Déjà, à peine deux mois plus tard, je voyais toute cette histoire sous un autre éclairage. Nous avions tous les trois trouvé le moyen de nous montrer également laids et faibles au même moment. Nous avions seulement été des poupées de son obéissant chacune au rôle que Vornan lui avait adroitement dévolu pour satisfaire son caprice égoïste ; la connaissance partagée de nos péchés respectifs pourrait peut-être nous rapprocher. Je ne sais pas. Je sais par contre que tout ce que Shirley et Jack avaient jadis partagé est maintenant à jamais brisé et détruit.

Dès que je ferme les yeux, m’arrivent en foule des images se superposant. Shirley le visage allumé, les yeux clos, la bouche entrouverte, arquée et vibrante sous moi. Shirley après, dégoûtée et écœurée, rampant pour s’écarter de moi comme un insecte blessé. Jack sortant de son bureau, hébété et pâle comme s’il venait d’être victime d’un viol, fixant d’un œil hagard un monde devenu irréel. Et Vornan, l’air satisfait, joyeusement repu, tout à fait amusé de ce petit intermède et encore plus d’apprendre ce qui s’était passé entre Shirley et moi. Il n’avait pas changé, il n’avait renoncé à rien, il restait la bête de proie qu’il avait toujours été. Il avait repoussé Shirley, non par excès de préjugés conventionnels, mais seulement parce qu’il était en chasse d’un autre gibier.

Je ne soufflai mot de tout cela à Kralick. Il avait tout de suite compris que cet intermède arizonien avait été un désastre, mais je ne lui fournis aucun détail et il ne m’en demanda d’ailleurs pas. Nous nous retrouvâmes à Phoenix ; il était venu de Washington juste après avoir reçu mon message. Il m’avisa que notre tournée en Amérique du Sud allait reprendre bientôt et que nous étions attendus à Caracas le mardi suivant.

« Ne comptez pas sur moi, lui dis-je. J’en ai assez de Vornan. J’abandonne le comité, Sandy.

— Non, ne faites pas cela.

— Je le dois. C’est une affaire d’ordre personnel. Je vous ai déjà donné un an de ma vie, mais maintenant je n’en peux plus.

— Accordez-nous encore un mois, plaida-t-il. C’est très important. Avez-vous suivi les nouvelles, Leo ?

— Pas régulièrement.

— Le monde devient le jouet d’un délire dont Vornan est le centre. Cela empire chaque jour. Ces quinze jours que vous avez passés dans le désert avec Vornan n’ont fait que mettre de l’huile sur le feu. Savez-vous que pendant l’absence du vrai, un faux Vornan a fait son apparition dimanche à Buenos Aires ? Il a proclamé la naissance d’un empire latino-américain. En exactement quinze minutes, il a réuni une foule de cinquante mille personnes. Les dégâts se sont élevés à plusieurs millions de dollars, et cela aurait été encore pire si un tireur caché ne l’avait tué.

— Tué le faux Vornan ? Pourquoi ? »

Kralick hocha la tête. « Qui sait ? Ce fut une véritable hystérie collective. La foule a déchiré l’assassin en morceaux. Il a fallu deux jours pour arriver à convaincre les gens que ce n’était pas le vrai Vornan. Et nous avons entendu des rumeurs à propos d’autres faux Vornan, à Karachi, Istambul, Pékin et Oslo. Tout cela est de la faute de ce crétin de Fields et du livre stupide qu’il a écrit. Celui-là, si je le tenais !

— En quoi tout cela me regarde-t-il, Sandy ?

— J’ai besoin que vous restiez aux côtés de Vornan. Vous avez passé plus de temps avec lui que personne d’autre. Vous le connaissez bien et je crois qu’il vous connaît lui aussi et vous fait confiance. Il n’y a que vous qui soyez capable de le contrôler.

— Je ne suis absolument pas capable de le contrôler, dis-je, pensant à Jack et Shirley. Cela n’est-il pas encore évident pour vous ?

— Je sais, mais s’il y a une petite chance, c’est avec vous, Leo. Rien que vous. »

Il prit une profonde inspiration. « Leo, si jamais Vornan s’accapare la puissance qui est entre ses mains, il mettra notre monde sens dessus dessous. Un mot de lui, et cinquante millions de personnes se couperaient la gorge. Vous êtes resté deux semaines à l’écart des informations, vous ne vous imaginez pas la vitesse de propagation de ce fléau. Peut-être pourrez-vous l’en dissuader, si jamais il commençait à réaliser sa propre puissance.

— Comme je l’ai dissuadé de démolir la baraque de Wesley Bruton ?

— Non. Cela c’était au début. Maintenant nous le connaissons mieux et nous l’empêchons de s’approcher des dispositifs dangereux. Mais dites-vous bien que ce qu’il a fait chez Bruton est un mince avant-goût de ce qu’il pourrait faire à la planète tout entière. »

Je ricanai amèrement. « Dans ce cas, pourquoi prendre des risques ? Faites-le assassiner.

— Leo, pour l’amour de Dieu, je…

— Écoutez-moi, Sandy. Il doit être possible d’arranger une chose pareille. Un grand salaud de fonctionnaire comme vous n’a pas besoin qu’on lui fasse un cours de machiavélisme. Débarrassez-vous de Vornan tant que vous le pouvez encore, avant qu’il se couronne lui-même et devienne l’empereur Vornan avec une garde de dix mille hommes. Occupez-vous de lui et laissez-moi retourner à mon laboratoire !

— Leo, soyez sérieux. Comment…

— Je suis sérieux ! Si vous ne voulez pas l’assassiner, essayez alors de le persuader de retourner là d’où il vient.

— Nous ne pouvons faire ni l’un ni l’autre.

— Alors qu’allez-vous faire ?

— Je vous l’ai dit, reprit Kralick patiemment. Continuer cette interminable randonnée jusqu’à ce qu’il en ait marre. Le surveiller chaque instant. Faire tout pour qu’il soit bien content. Lui fournir autant de femmes qu’il en voudra.

— Et des hommes aussi, ajoutai-je.

— Des petits garçons, s’il le veut. Nous trimbalons une mégabombe, Leo, et nous sommes prêts à tout pour l’empêcher d’exploser. Maintenant si vous voulez toujours nous quitter, allez-y, partez ! Mais quand l’explosion arrivera, il y a de grandes chances pour que vous l’entendiez, même dans votre tour d’ivoire. Alors, qu’en dites-vous ?

— Je reste », dis-je aigrement.

Et je repris ma place dans le cirque itinérant. J’étais définitivement condamné à rester avec Vornan jusqu’à la fin, quelle qu’elle soit. Je ne m’étais pas attendu à ce que Kralick parvienne à me convaincre. Pendant quelques heures j’avais cru être débarrassé de Vornan. Je ne le haïssais d’ailleurs pas pour ce qu’il avait fait à mes amis, mais je le considérais comme un péril absolu. Quoi qu’en pensât Kralick, j’avais été parfaitement sérieux en lui suggérant de le faire tuer.

Encore une fois, il me fallait endosser le rôle de chaperon, mais maintenant j’avais choisi de garder mes distances avec Vornan même quand je me trouvais avec lui, coupant net les relations amicales qui avaient commencé à se développer avant l’épisode chez Jack et Shirley. Vornan comprit pourquoi. Je suis sûr de cela. Cependant il ne parut pas troublé par ma nouvelle froideur à son égard.

Les foules étaient à présent immenses. Nous avions vu auparavant des rassemblements énormes, mais jamais à ce point-là. À Caracas, les services officiels estimèrent que cent mille personnes s’étaient rassemblées sur la plus grande place de la ville pour hurler leur bonheur en espagnol à Vornan qui apparut sur un balcon pour les saluer, tel un pape délivrant sa bénédiction. Me tenant à ses côtés, je contemplais cette mer humaine qui le suppliait bruyamment de faire un discours. Nous n’avions pas l’équipement sonore nécessaire et Vornan se contenta de sourire et d’agiter les bras. Le tapis de petits livres rouges ondula. Je n’arrivais pas à distinguer s’il s’agissait de La Nouvelle Révélation ou de La Dernière Révélation, mais cela n’avait que peu d’importance.

Le soir même, il fut interviewé par la télévision vénézuélienne. Un système électronique de traduction simultanée fut mis en place parce que Vornan ne parlait pas l’espagnol. Quel message, lui demanda-t-on, avait-il pour le peuple du Venezuela ?

« Le monde est pur, beau et merveilleux, répondit solennellement Vornan. La vie est sacrée. Chacun peut faire de sa vie un paradis. »

J’étais sidéré. Ces bigoteries ne collaient pas avec ce que je connaissais de notre malfaisant ami, à moins qu’elles ne fussent les premiers signes d’une nouvelle scélératesse en gestation.

Les foules furent encore plus importantes à Bogota. Des milliers de cris aigus résonnaient longuement dans l’air léger du plateau andin. Vornan parla encore, et encore une fois ce fut un sermon de platitudes. Kralick s’inquiétait.

« Il nous prépare quelque chose, me dit-il. Jamais il n’avait encore parlé ainsi. Il essaie ouvertement de les atteindre directement, au lieu de les laisser venir à lui.

— Alors, arrêtez la tournée, suggérai-je.

— Nous ne le pouvons pas. Nous nous sommes engagés.

— Interdisez-lui de faire des déclarations.

— Comment ? » me demanda-t-il, et il n’y avait pas de réponse possible.

Vornan lui-même semblait fasciné par les véritables multitudes qui se pressaient à chacune de ses apparitions. Ce n’étaient plus des groupes de simples curieux, mais bien des hordes démesurées d’hommes et de femmes qui savaient qu’un étrange dieu sillonnait la Terre et aspiraient passionnément à le voir. Maintenant il devenait évident qu’il avait pris conscience de son pouvoir sur eux et commençait à l’exercer. J’avais cependant remarqué qu’il ne s’exposait plus physiquement à ses adorateurs. Il semblait craindre d’être blessé et ne se montrait que sur des balcons ou dans des voitures blindées.

« Ils crient pour que vous descendiez parmi eux, lui dis-je un jour à Lima, alors que sous nos pieds s’étalait un véritable océan humain. Les entendez-vous, Vornan ?

— J’aimerais pouvoir le faire, dit-il.

— Rien ne vous en empêche.

— Oh ! si. Si. Ils sont tellement nombreux. Ce serait une bousculade générale.

— Mettez une cuirasse agoraprotectrice », lui suggéra Helen McIlwain.

Vornan se retourna vers elle. « Qu’est-ce que c’est, je vous prie ?

— Les hommes politiques en portent. Une cuirasse agoraprotectrice est une sphère électronique de force qui enveloppe celui qui la porte. Cela a été inventé spécialement pour protéger les figures publiques contre les foules trop houleuses. Si quelqu’un s’approche trop, l’écran l’arrête en lui envoyant une décharge moyenne. Avec cela vous seriez parfaitement en sécurité, Vornan.

— Est-ce bien vrai ? demanda-t-il à Kralick. Pourriez-vous m’obtenir une de ces choses ?

— Je crois que c’est faisable », répondit Kralick.

Le lendemain, à Buenos Aires, l’ambassade des États-Unis nous prêta un bouclier électronique. La dernière personne à s’en être servi était le Président lors de sa tournée en Amérique du Sud. Un diplomate de l’ambassade nous fit une démonstration, après avoir branché les électrodes et fixé le petit émetteur sur sa poitrine.

« Essayez de vous approcher de moi, nous dit-il. Entourez-moi. »

Nous nous approchâmes. Une pâle lueur incandescente et ambrée l’auréolait. Nous avançâmes plus près et soudain nous commençâmes à nous heurter à une invisible mais impénétrable barrière. La sensation n’était pas du tout douloureuse mais, quoique subtile, elle était très effective. Nous étions irrémédiablement repoussés en arrière. Il était absolument impossible de s’approcher à moins d’un mètre de celui qui portait cette cuirasse. Vornan semblait aux anges.

« Laissez-moi l’essayer », demanda-t-il.

L’homme de l’ambassade la lui passa et lui en indiqua le fonctionnement. Vornan rit et nous ordonna : « Allez, pressez-vous tous autour de moi. Tous à la fois. Poussez fort. Plus fort ! Plus fort ! » L’essai fut concluant. Ravi, Vornan dit : « Bien. Maintenant, je peux descendre au milieu de mon peuple. »

Plus tard, quand nous fûmes seuls, je demandai à Kralick : « Pourquoi lui avez-vous fourni cet engin, Sandy ?

— Il me l’avait demandé.

— Vous auriez pu lui signaler que ces choses ne fonctionnent pas encore parfaitement, Sandy. N’y a-t-il pas un risque que la cuirasse se détraque dans un moment critique ?

— Ce serait anormal », dit-il sérieusement. Il ramassa l’émetteur de poitrine et en ôta le couvercle. « Voyez-vous, Leo, il n’y a qu’un seul point faible dans le circuit, c’est ce module intégré. À l’œil nu, vous ne pouvez pas le voir. Il a une certaine tendance à se mettre hors circuit dans certaines circonstances, ce qui cause alors une panne du bouclier. Mais il y a un circuit de secours qui se branche automatiquement et entre en fonctionnement quelques microsecondes plus tard. Cela vous prouve donc que pour qu’une cuirasse agoraprotectrice se détraque, il faut qu’elle ait été délibérément sabotée. Disons par exemple, si quelqu’un enlevait ou détruisait le circuit de secours et que le module principal tombe en panne. Mais je ne vois pas qui serait capable d’une chose pareille.

— Vornan, peut-être.

— Euh, oui, bien sûr. Vornan est capable de tout. Mais je ne pense pas qu’il soit assez fou pour saboter sa propre cuirasse. Non, d’après moi, il sera parfaitement en sécurité avec ce truc-là sur le dos.

— Bien. Mais alors n’êtes-vous pas effrayé par ce qui pourrait arriver maintenant qu’il peut se mêler aux foules et utiliser pleinement ses dons de séduction et de persuasion ?

— Oui, je le sais », répondit sourdement Kralick.

C’est à Buenos Aires que nous rencontrâmes la plus folle manifestation de l’excitation que provoquait Vornan partout où il passait. C’était ici qu’un faux Vornan avait été découvert et la présence du vrai électrisait littéralement les Argentins. La large Avenida 9 de Julio, bordée d’arbres, était pleine d’un bout à l’autre et seul l’obélisque central émergeait au-dessus de cette masse à la fois immobile et houleuse. À travers cette nuée chaotique et mouvante avançait le cortège de Vornan. Vornan portait sa cuirasse électronique, mais nous qui n’étions pas aussi bien protégés que lui insistâmes un peu nerveusement pour rester dans nos voitures blindées. De temps en temps, Vornan en descendait et plongeait dans la foule. Le bouclier fonctionnait à merveille ; personne ne l’approchait de trop près, mais ce qui comptait pour ces fanatiques était que leur dieu fût parmi eux. L’extase était générale. Ils se pressaient contre lui, se tassant et s’aplatissant contre la barrière invisible, tandis que Vornan irradiait vers eux son sourire magnétique.

« Nous nous faisons complices de cette hystérie, murmurai-je à Kralick. Nous n’aurions jamais dû laisser arriver une chose pareille. »

Kralick me jeta une grimace de voyou et me conseilla de me détendre. Cela m’était malheureusement impossible. Le soir même Vornan tint une conférence de presse et ce qu’il dit était carrément utopique. Le monde éprouvait un grand besoin de réforme ; trop de puissance était concentrée entre trop peu de mains ; une ère d’abondance universelle était imminente, mais il fallait la coopération des masses illuminées pour l’accoucher.

« Nous sommes nés de l’ordure, déclara-t-il, mais nous avons la capacité de devenir des dieux. Je sais que cela peut être. Dans mon époque il n’y a plus de maladies, il n’y a plus de pauvreté, il n’y a plus de souffrances. La mort elle-même a été abolie. Mais l’humanité doit-elle attendre encore mille ans pour jouir de ces bienfaits ? Vous devez agir dès maintenant. Maintenant. »

Cela ressemblait beaucoup à un appel à la révolution.

Jusqu’à présent, Vornan n’avait pas encore présenté de programme spécifique. Il se contentait de lancer de grandes phrases pompeuses réclamant la transformation de notre société. Mais même cela était déjà très différent des remarques malicieuses, indirectes et désinvoltes qu’il avait l’habitude de faire pendant les premiers temps de son séjour. C’était comme si sa capacité de provoquer des troubles s’était grandement améliorée. Il réalisait maintenant qu’il était beaucoup plus efficace de son point de vue de s’adresser directement aux foules inondant les rues que de s’amuser à se payer la tête d’un individu en particulier. Kralick semblait être aussi conscient que moi de ce changement d’attitude chez Vornan et je ne comprenais pas pourquoi il n’arrêtait pas cette tournée et n’interdisait pas à Vornan l’accès à tout moyen d’information ou de communication. Il me paraissait désormais incapable de stopper le cours des événements, incapable d’éviter la révolution que lui-même avait contribué à mettre en œuvre.

Nous ne savions absolument rien des motivations de Vornan. Le second jour de notre séjour à Buenos Aires, il reprit un autre bain de foule. Cette fois-ci ce fut encore plus démentiel. C’était un nombre incalculable de fanatiques qui entouraient Vornan avec un entêtement obstiné, essayant désespérément de l’approcher et de le toucher. Nous dûmes finalement le sortir de là et, pour ce faire, nous utilisâmes un treuil accroché à un hélicoptère qui le remonta dans la carlingue. Il était pâle et manifestement agité quand il se débarrassa de sa cuirasse. Je ne l’avais encore jamais vu trembler, mais cette multitude avait réussi à l’ébranler sérieusement. Il considéra le bouclier d’un œil sceptique et demanda : « Êtes-vous vraiment sûr de cet engin ? Puis-je lui faire entièrement confiance ? »

Kralick l’assura qu’il contenait des circuits de secours, le mettant parfaitement à l’abri de toute panne. Vornan ne semblait pas convaincu. Il nous tourna le dos et se rendit dans sa chambre. J’étais, je ne sais pourquoi, légèrement rasséréné par le symptôme de peur que je venais de lire en lui. Cela dit, il était difficile de le blâmer d’avoir peur d’une telle foule, même avec une cuirasse agoraprotectrice.

Nous quittâmes Buenos Aires et rejoignîmes Rio de Janeiro dès les premières heures du 19 novembre. J’essayais de m’endormir quand Kralick entra dans mon compartiment et m’éveilla complètement. Derrière lui se tenait Vornan. Kralick tenait dans sa main le petit émetteur d’une cuirasse électronique.

« Mettez cela, me dit-il.

— Pourquoi ?

— Pour que vous appreniez à vous en servir. Vous allez en porter une à Rio. »

Cette fois-ci, je me réveillai pour de bon. « Écoutez-moi bien, Sandy, si vous pensez que je vais aller me jeter au milieu de ces…

— Je vous en prie, Leo, me coupa Vornan. Je vous veux à côté de moi.

— Vornan s’est inquiété des dimensions des foules que nous avons rencontrées ces derniers jours, m’expliqua Kralick, et il ne veut plus y aller seul. Il m’a demandé si je pouvais faire quelque chose pour que vous l’accompagniez. Il ne veut que vous.

— C’est vrai, Leo. Je ne peux faire confiance aux autres. Avec vous à mes côtés, je n’ai pas peur. »

Cet homme était diaboliquement persuasif. Un regard, un sourire et j’étais prêt à plonger à travers des millions de fanatiques hurleurs. Je lui dis que je ferais comme il le désirait. Il prit ma main et murmura des remerciements qui me touchèrent en dépit du passé que nous avions en commun. Puis il partit. Dès qu’il ne fut plus là, la démence de cette entreprise m’apparut. Kralick me tendait l’émetteur : je le refusai en secouant violemment la tête.

« Non, je ne peux pas, dis-je. Allez chercher Vornan. Dites-lui que j’ai changé d’avis.

— Allez, Leo. Rien ne peut vous arriver.

— Si je refuse d’y aller, Vornan n’ira pas, c’est bien cela ?

— Oui, absolument.

— Alors, nous avons résolu notre problème. Je refuserai d’endosser cette cuirasse protectrice, donc Vornan n’osera pas se mêler seul à la masse. Nous le couperons ainsi de la source de son pouvoir. N’est-ce pas ce que nous cherchons ?

— Non.

— Non ?

— Non. Nous voulons que Vornan puisse atteindre le peuple. Ils l’aiment. Ils ont besoin de lui. Nous ne voulons pas les priver de leur héros.

— Donnez-leur leur héros, alors. Mais sans moi !

— Ne recommencez pas, Leo. Vous êtes celui qu’il a exigé. Si Vornan n’apparaît pas en public à Rio, cela risque de déclencher un tas de tensions internationales et Dieu sait quoi d’autre. Nous ne pouvons pas prendre le risque de léser cette foule de son idole.

— Je suis donc jeté aux lions ?

— Les boucliers sont parfaitement sûrs, Leo. Allez. Aidez-nous une dernière fois. »

Il y avait une telle intensité dans le ton de Kralick que finalement j’acceptai d’honorer ma promesse à Vornan. Tandis que nous dérivions à trente mille mètres au-dessus des forêts sauvages sans cesse déboisées du bassin de l’Amazone, Kralick m’apprit à utiliser la cuirasse agoraprotectrice. Au moment où notre fusée entamait son arc de descente, j’étais devenu un vrai spécialiste. Visiblement, Vornan était ravi que j’aie accepté de l’accompagner. Il parlait en toute liberté de l’excitation qu’il ressentait au milieu de la foule et de la puissance qu’il avait conscience d’exercer sur ceux qui s’agglutinaient autour de lui. Je l’écoutais, parlant peu moi-même. Je l’étudiais attentivement, gravant dans ma mémoire l’image de son visage, l’éclat de son sourire, parce que j’avais le sentiment que sa visite dans notre époque médiévale pourrait bientôt arriver à sa conclusion.

À Rio, ce fut pire que partout ailleurs. Il était prévu que Vornan ferait une apparition publique sur la plage. Nous roulions à travers les artères de cette magnifique cité en direction de l’océan, et pourtant nous n’apercevions toujours pas la plage. Elle nous était bouchée par un véritable océan de têtes qui noircissait toute la baie. Cette foule immense, tassée, houleuse, incroyablement dense, s’étendait à partir des tours immaculées des immeubles de la corniche jusqu’à la limite des vagues et même pénétrait profondément dans l’eau ; il était impossible de transpercer cette masse ; nous dûmes passer par la voie des airs. L’hélicoptère nous fit traverser toute la longueur de la baie. Vornan rayonnait d’orgueil.

« C’est pour moi, me dit-il doucement. C’est pour moi qu’ils sont venus. Où est mon linguaphone ? »

Kralick lui avait fourni encore un autre appareil ; c’était un interprète électronique portatif qui était réglé pour traduire les paroles de Vornan en portugais et les amplifier acoustiquement.

Vornan parla pendant que nous planions encore au-dessus de cette forêt de bras levés et agités, et ses mots éclatèrent dans l’air léger de l’été brésilien. Je ne peux garantir la traduction, mais ses mots étaient éloquents et émouvants. Il parla du monde d’où il venait, dépeignant sa sérénité et l’harmonie qui y régnait, décrivant l’absence de luttes et de contestations. Chaque être humain, déclara-t-il, est unique et estimé en tant que tel. Il opposa son époque à la nôtre, tourmentée et triste. Un rassemblement comme celui qu’il voyait sous ses pieds était inconcevable dans son temps, car seules la faim et l’angoisse partagées poussent les êtres à se rassembler, et aucune faim ni angoisse n’existaient plus dans cette ère bénie. Pourquoi, demanda-t-il, choisissions-nous de vivre ainsi ? Pourquoi ne nous débarrassions-nous pas de nos raideurs et nos orgueils ; pourquoi ne nous libérions-nous pas de nos dogmes et de nos idoles ; pourquoi ne rejetions-nous pas les barrières qui limitent l’esprit humain ? Que chaque homme aime son prochain comme son frère. Que les faux désirs soient abolis. Que la faim de puissance disparaisse. Qu’un nouvel âge de bonté s’inaugure pour nous.

Ce n’était pas un langage très nouveau ; d’autres prophètes l’avaient déjà utilisé. Mais Vornan parlait avec une si fantastique sincérité et une telle ferveur qu’il semblait réinventer tous ces vieux clichés sentimentaux si souvent rebattus. Était-ce ce même Vornan qui avait fait un pied de nez à la face du monde ? Était-ce ce Vornan qui s’était servi d’êtres humains comme de jouets et de marionnettes ? Cet adorateur inspiré qui faisait vibrer ceux qui l’écoutaient ? Ce saint ? Moi-même j’étais ému. Et qui pourrait calculer et apprécier l’impact de telles paroles sur ceux qui se pressaient sur la plage en dessous de nous, ou les millions d’autres devant leur poste de télévision ?

Son autorité et sa domination étaient complètes. Sa silhouette mince, faussement juvénile, occupait désormais la scène mondiale. Nous lui appartenions. Avec ses nouvelles armes, avec sa sincérité au lieu de la dérision, il avait su nous conquérir tous.

Nous attachâmes nos cuirasses. J’étais au bord de la panique, et Vornan lui-même sembla hésiter un moment. Il fixait avec des yeux effrayés ce gigantesque maelström humain. Mais ses adorateurs l’attendaient. Ils le lui hurlaient de leurs voix vibrantes de passion. Pour une fois, le magnétisme jouait à l’envers ; Vornan s’écartait et refusait tout à coup cet amour qu’il avait si bien fait naître.

« Allez-y le premier, Leo, m’implora-t-il. Je vous en prie. »

Mû par je ne sais quelle bravoure suicidaire, je saisis les poignées et plongeai quelques centaines de mètres plus bas. Je touchai le sol et sentis sous mes pieds le crissement des grains de sable. Une masse fantastique de possédés se rua vers moi, mais ils s’arrêtèrent quand ils virent que je n’étais pas leur prophète. Certains rebondirent contre mon écran protecteur. Je me sentis invulnérable et ma peur me quitta définitivement quand j’eus constaté l’efficacité de ma cuirasse.

Maintenant, Vornan descendait à son tour. Un sourd et long grondement monta de dix mille gorges et s’éleva de plus en plus haut pour devenir un intolérable cri. Ils le reconnurent. Il se tenait à côté de moi, rayonnant de sa propre puissance, fier de lui, gonflé de joie. Je devinais ses pensées présentes : pour lui qui n’était rien, il s’en était bien sorti. Ce n’est accordé qu’à très peu d’hommes de devenir des dieux pendant le temps de leur vie.

« Marchez à côté de moi », me dit-il.

Il éleva ses bras et s’avança lentement, tel un souverain majestueux et impressionnant. Moi, l’apôtre, je l’accompagnais. Personne ne me prêtait attention. Les adorateurs, le visage défiguré et transfiguré, les yeux vitreux, se précipitaient frénétiquement vers lui. Personne ne le touchait, le prodigieux écran les repoussait en douceur. Nous continuâmes notre avancée. Deux mètres, trente mètres, quatre-vingt-dix mètres. La masse fluide s’ouvrait devant nous et se refermait hermétiquement sur notre passage. Était-ce notre cuirasse protectrice ou le respect devant le dieu vivant ? Protégé comme je l’étais, je sentais l’énorme force latente et refoulée de cette foule dont je ne distinguais pas les limites. Combien étaient-ils ? Un million, cinq millions peut-être ? Nous étions totalement cernés. Vornan vivait sa grande heure. Lentement, il avançait toujours, saluant, souriant, levant haut ses bras, acceptant gracieusement et royalement l’hommage qui lui était rendu.

Un gigantesque homme noir, torse nu, apparut devant Vornan. Sa peau d’ébène luisait de sueur. Pendant un instant, il resta immobile, son immense silhouette se découpant fantastiquement sur le ciel éblouissant.

« Vornan ! cria-t-il d’une voix de tonnerre. Vornan ! »

Il tendit ses mains énormes vers Vornan…

… et il saisit son bras.

Cette image ne me quittera jamais : la formidable main noire empoignant la manche vert pâle de la légère tenue de Vornan. Et Vornan se tournant, le visage inquiet, fixant cette main qui broyait son bras et réalisant soudain que sa cuirasse ne le protégeait plus.

« Leo ! » hurla-t-il.

Il y eut une terrible charge folle et désordonnée. J’entendis des cris d’extase. La foule était devenue sauvage.

Devant moi, se balançaient les poignées du treuil de l’hélicoptère. Je les saisis et fus soulevé comme un fétu de paille. J’étais sauf. Quand je fus installé dans mon fauteuil, je me penchai pour regarder ; je vis un bouillonnement confus et informe qui se propageait jusqu’aux deux pointes de la baie. Je me mis à trembler sans pouvoir m’arrêter.

On dénombra plusieurs centaines de morts, mais aucune trace de Vornan ne fut jamais découverte.