« NOUS avons perdu le contrôle des événements, dit Kralick. La prochaine fois, nous devrons mieux tenir les choses en main. Lequel d’entre vous était avec Vornan quand il a touché les cadrans ?
— Moi, dis-je. Mais il n’y avait absolument aucun moyen de prévenir son geste. Il a agi très rapidement. Ni Bruton ni moi ne pouvions soupçonner qu’il ferait une chose pareille.
— Vous vous rendez pourtant bien compte qu’il ne faut jamais le quitter d’une semelle, implora Kralick. Il faut que vous sachiez qu’il est capable de commettre à tout moment un geste complètement déraisonnable. Je croyais vous l’avoir déjà bien fait comprendre.
— Nous sommes des gens fondamentalement rationnels, expliqua Heyman. Il ne nous est pas facile de nous mettre au diapason d’un être entièrement irrationnel. »
Douze heures avaient passé depuis la débâcle de l’incroyable maison de Wesley Bruton. Par miracle il n’y avait eu à déplorer aucun mort ; Kralick avait fait appeler la troupe, et les soldats avaient sorti à temps tous les invités de la demeure devenue folle. On avait retrouvé Vornan-19 dehors, contemplant tranquillement les dégâts qu’il avait causés. Les dommages s’élevaient, d’après les renseignements de Kralick, à plusieurs centaines de milliers de dollars. Le gouvernement paierait. Malgré cela, je n’enviais pas le rôle du malheureux Sandy qui avait eu la charge d’apaiser la colère de Wesley Bruton. Du moins, ainsi, le milliardaire ne pourrait pas se plaindre d’avoir été lésé. D’ailleurs c’était sa propre volonté d’éblouir à tout prix l’homme du futur qui était responsable de tout. Sans aucun doute, Bruton avait dû voir des retransmissions du voyage de Vornan en Europe ; il devait donc être au courant de la pagaille que celui-ci déclenchait sur son passage. Pourtant Bruton avait insisté pour donner cette soirée et emmener Vornan-19 dans la salle de contrôle de sa maison. Je ne me sentais pas très peiné pour lui. Il en était de même pour ses invités que le cataclysme avait dérangés dans leur orgie ; tous ces gens ne méritaient aucune pitié. Ils étaient venus pour contempler le voyageur du temps et pour donner libre cours à leur débauche. Ce n’était que justice si Vornan avait choisi de les ridiculiser à son tour.
Cela dit, Kralick était dans son droit de nous faire des reproches. Notre mission consistait justement à éviter que de tels faits se produisent. Nous ne nous en étions pas très bien acquittés pour notre première sortie avec l’homme du futur.
Un peu contractés, nous nous préparâmes pour la seconde étape.
Ce jour-là nous devions visiter la Bourse de New York. Je ne comprenais pas pourquoi cet endroit avait été choisi dans l’itinéraire de Vornan. Ce n’était certainement pas lui qui l’avait demandé ; non, à mon avis, ce devait être un quelconque bureaucrate de la capitale qui avait décidé arbitrairement que ce serait une excellente propagande de montrer à notre touriste futuriste le bastion du système capitaliste. Moi-même, je me sentais un peu comme un visiteur étranger étant donné que je n’avais jamais mis les pieds à la Bourse, ni même jamais eu de rapport avec ce haut lieu du dollar. Je tiens à bien me faire comprendre ; ceci n’est pas le moins du monde un snobisme d’intellectuel. Si j’en avais eu le temps et le loisir, j’aurais joyeusement participé aux spéculations sur le Consolidated System Mining ou les United Ultronics ou quelques autres valeurs vedettes. Mais je touche un bon traitement et j’ai en plus une petite rente personnelle qui suffisent amplement à mes besoins. Comme la vie est trop courte pour tenter toutes les expériences, j’ai vécu de mon argent en dévouant mon existence à mon travail plutôt qu’au marché des valeurs. C’est pourquoi je me préparais à cette visite avec une certaine impatience, comme un écolier avant une sortie organisée dans un monument public.
Kralick avait été rappelé à Washington pour assister à je ne sais quelle conférence. Notre berger gouvernemental, ce jour-là, était un jeune homme taciturne répondant au nom de Holliday. Sa mission parmi nous ne semblait pas le ravir outre mesure. Vers onze heures du matin, notre groupe partit en direction du centre de la ville. Il y avait Vornan, nous sept, un assortiment d’officiels hautains et guindés, les six journalistes quotidiens et l’équipe de sécurité. Tout avait été arrangé à l’avance pour que la galerie surplombant la corbeille soit fermée aux visiteurs pendant que nous y serions. Voyager avec Vornan était déjà assez délicat pour que nous n’ayons pas de foule pour nous compliquer la tâche.
Notre cortège de limousines impeccablement lustrées s’arrêta majestueusement devant l’immense bâtiment. Quelques officiels nous attendaient et nous poussèrent vers l’entrée. Vornan s’ennuyait poliment. Il n’avait pour ainsi dire pas prononcé un mot de toute la journée ; en fait, nous ne l’avions presque pas entendu depuis notre randonnée de retour qui nous avait ramenés de la maison dévastée de Bruton. Son silence me faisait peur. Quelle énorme blague nous préparait-il ? Pour l’instant, il semblait totalement absent ; les yeux calculateurs si pénétrants et le sourire fascinant étaient momentanément déconnectés. Le visage neutre, indifférent, il semblait n’être qu’un homme ordinaire, un peu plus petit que la moyenne.
Vue de la galerie des visiteurs, la scène était prodigieuse. Nous nous trouvions indubitablement dans le temple de l’argent.
Nous nous penchâmes à la balustrade qui surplombait une salle d’au moins trois cents mètres de côté et haute de quarante à quarante-cinq mètres. Au milieu, trônait la grande masse phallique de l’ordinateur financier central ; c’était une colonne brillante de dix-huit mètres de diamètre qui partait du sol et traversait le plafond. Il n’y avait pas d’agent de change dans le monde entier qui ne fût relié directement à cette énorme machine. Combien de relais vibrants et cliquetants, combien de mémoires incroyablement minuscules, combien de branchements, de fils, combien de circuits électroniques recelaient ses flancs d’acier poli ? Mais cette concentration était vulnérable. Il aurait suffi d’une décharge de laser pour mettre en pièces ce réseau de communication dont dépendaient toutes les structures financières de notre civilisation. Je jetai un coup d’œil inquiet vers Vornan-19, me demandant quelle diablerie il devait être en train d’imaginer. Mais il semblait calme, distant, très moyennement intéressé par la scène qui se déroulait sous nos pieds.
Autour de la base centrale de l’ordinateur se trouvaient trente ou quarante petites cases ouvertes, contenant chacune un groupe de personnages excités et gesticulants. L’espace libre entre ces espèces de petits parcs était jonché de papiers. D’autres silhouettes se bousculaient nerveusement, déchirant les papiers en menus morceaux qu’ils jetaient en l’air, formant une sorte d’épais nuage blanc qui retombait doucement sur le sol. Au-dessus, allant d’un mur à l’autre, l’immense panneau jaune sur lequel s’imprimaient en chiffres lumineux géants les cours de toutes les valeurs qui étaient retransmis dans le monde entier par l’ordinateur central. Il me paraissait bizarre qu’une Bourse automatisée comme celle-ci emploie encore autant de personnel humain et soit encore encombrée à ce point de monceaux de papiers. À l’exception de l’ordinateur, un boursier de 1949 se serait retrouvé chez lui. J’oubliais une seule chose : la force d’inertie traditionnelle des agents de change. Les hommes d’argent sont conservateurs ; même si cela n’est pas toujours une idéologie, c’est certainement une habitude. Ils tiennent à ce que les choses restent telles qu’elles ont toujours été.
Une demi-douzaine de personnalités boursières s’approchèrent de nous pour nous saluer. Ils se ressemblaient tous : des hommes à cheveux gris, habillés de costumes stricts et démodés, le visage crispé. Ils devaient être inimaginablement riches. Je n’arrivais pas à comprendre, je ne comprends toujours pas comment, possédant tant de richesses, ils pouvaient choisir de venir passer leur vie dans cet horrible bâtiment. Ils se montrèrent très accueillants. Cela dit, je n’étais pas dupe de leurs sourires de commande. J’étais certain qu’ils devaient recevoir de la même manière et tendre la même main bien franche à toutes les délégations de visiteurs, même ceux venant des pays socialistes qui n’avaient pas encore adopté le nouveau capitalisme modifié, par exemple un groupe de touristes mongols. Ils se précipitèrent sur nous. À les voir, on aurait pu croire qu’ils étaient aussi heureux d’accueillir quelques professeurs en vadrouille que l’homme qui se prétendait venu du futur.
Le président de la Bourse, Samuel Norton, nous fit un bref et rapide discours. C’était un homme grand, d’âge moyen, bien soigné de sa personne, l’air détendu et de toute évidence très content d’être ce qu’il était. Il nous brossa un historique de son organisation, nous assena quelques statistiques de poids et nous décrivit avec quelque fierté les nouveaux bureaux directoriaux de la Bourse qui avaient été construits en 1980, je me souviens.
« Notre guide, conclut-il, va maintenant vous expliquer en détail le déroulement de nos opérations. Quand elle aura terminé, je serai heureux de répondre à toutes les questions que vous voudrez bien poser… particulièrement à celles ayant trait à la philosophie sous-jacente de notre système ; ce qui, j’en suis sûr, doit présenter un grand intérêt pour vous. »
Le guide était une fille très séduisante, d’une vingtaine d’années, portant courts ses cheveux d’un roux éclatant et un uniforme gris soigneusement dessiné pour cacher ses formes féminines. Elle nous invita à nous approcher de la balustrade.
« Sous vos yeux, vous voyez la Corbeille de la Bourse de New York. À l’heure actuelle, quatre mille cent vingt-cinq actions privilégiées et publiques sont cotées ici. Les bons et les obligations sont traités ailleurs. Au centre, vous pouvez voir l’ordinateur principal. Il descend encore de treize étages en dessous du sol de cette salle et dépasse de huit étages le plafond au-dessus de vos têtes. Sur les cent étages de notre bâtiment, cinquante et un sont utilisés totalement ou en partie pour les opérations de l’ordinateur, comprenant les salles de programmation, les salles de décodage, de maintenance et les pièces où sont conservées toutes les informations. Chaque transaction qui a lieu à la corbeille ici ou dans n’importe quelle autre Bourse secondaire dans une autre ville ou un autre pays est enregistrée à la vitesse de la lumière dans l’ordinateur. Les principales Bourses secondaires sont au nombre de onze ; il y a : San Francisco, Chicago, Londres, Zurich, Milan, Moscou, Tokyo, Hong Kong, Rio de Janeiro, Addis-Abeba, et… euh… ah ! oui, Sydney. Nous couvrons tous les fuseaux horaires. Il est ainsi possible de mener des opérations boursières vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Néanmoins, la Bourse de New York n’ouvre qu’entre dix heures du matin et quinze heures trente – notre horaire traditionnel – et toutes les transactions passées ailleurs sont enregistrées et analysées pour la session de pré-ouverture du lendemain matin. Ici, notre volume quotidien est en moyenne de trois cent cinquante millions d’actions. Le volume quotidien total de toutes les autres Bourses secondaires est à peu près du double. Il y a seulement une génération, de tels chiffres auraient paru incroyables.
— Comment se mène une opération boursière ?
— Prenons comme exemple que vous, Mr. Vornan, veuillez acheter une centaine d’actions de la XYZ Space Transit Corporation. Vous avez lu la veille que le cours de cette action tourne autour de quarante dollars. Vous savez donc qu’il vous faudra investir approximativement quatre mille dollars. Il vous suffit alors de décrocher le téléphone et d’appeler votre agent de change auquel vous passez votre ordre. Aussitôt il le transmet chez nous. La section d’enregistrement qui s’occupe de la XYZ Space Transit Corporation prend son appel et programme votre ordre. À ce moment-là, l’ordinateur fait une offre, exactement comme cela se faisait en criant avant 1972. Les offres de vente d’actions de la XYZ Space Transit sont confrontées aux offres d’achat. À la vitesse de la lumière, arrive le renseignement qu’une centaine d’actions sont disponibles à quarante dollars chaque et qu’il y a un acheteur. La transaction est terminée et votre agent de change vous la notifie. Pour vous, les seuls frais sont la commission que vous versez à votre agent de change et le pourcentage minime que vous coûtent les services de l’ordinateur que vous payez à la Bourse. Là-dessus, une partie va au fonds de retraite des anciens crieurs qui, dans le temps, menaient le jeu de l’offre et de la demande à la corbeille. Vous vous demandez peut-être à quoi rime cette agitation sous vos pieds, alors que toutes les opérations sont menées par l’ordinateur. Eh bien, c’est tout simplement une tradition boursière que nous maintenons bien qu’elle ne soit absolument plus nécessaire. Nous permettons à quelques courtiers d’acheter et de vendre pour leur propre compte, en suivant l’ancien processus d’avant l’ordinateur. Laissez-moi vous expliquer comment cela se passe… »
C’est ce qu’elle fit en quelques mots précis. J’étais atterré de comprendre que toute cette agitation fébrile de la corbeille n’était qu’un simulacre ; en fait toutes les opérations étaient fictives et tous les ordres étaient annulés en fin de journée. L’ordinateur dirigeait et faisait réellement tout. Tout ce bruit, les papiers déchirés, les gesticulations frénétiques, tout cela n’était que la reconstitution d’un passé à jamais disparu mimée et jouée par des hommes dont la vie avait définitivement perdu son sens. C’était à la fois fascinant et horriblement triste : ce rituel de l’argent devenu sans objet ; la roue du capitalisme tournait, broyant ceux qui ne pouvaient pas la suivre. Les vieux agents de change qui refusaient de se retirer prenaient part à cette comédie quotidienne devant la monstrueuse masse de l’ordinateur qui les avait châtrés dix ans plus tôt et qui maintenant luisait comme le symbole dressé de leur impuissance.
Notre guide continua son bavardage, nous expliquant le système de cotation des valeurs, les indices Dow Jones, déchiffrant pour nous les symboles cryptographiques qui brillaient incompréhensiblement sur l’écran. Elle nous parla des petits actionnaires, des versements des couvertures requises et de tas d’autres choses tout aussi étranges et merveilleuses. Pour terminer notre visite en beauté, elle nous emmena devant un poste de télévision qui retransmettait des images de cette bouillonnante maison de fous enfermée dans l’ordinateur central, là où des millions de transactions s’effectuaient à des vitesses incalculables et où des milliards de dollars changeaient de mains en un instant.
J’étais effrayé et fasciné par ce que je voyais. Moi qui n’avais jamais joué à la Bourse de ma vie, je ressentis soudain le désir urgent de téléphoner à mon agent de change, si j’en trouvais un, pour qu’il me fasse pénétrer dans cet antre de la richesse. Vendez cent GFX ! Achetez deux cents CCC ! Ça baisse d’un point ! Ça remonte de deux ! Je l’avais enfin trouvé, il était devant mes yeux : le cœur de la vie, l’essence même de l’existence ! Le rythme fou de cette infinité de relais électroniques m’affolait et m’entraînait. Je brûlais de me précipiter vers l’ordinateur, l’étreindre dans mes bras, embrasser ses parois lisses et éblouissantes. Je suivais en imagination ses immenses tentacules invisibles s’étendant sur toute notre Terre, jusqu’à Moscou même, capitale de nos frères socialistes réformés ; distribuant la communion de dollars aux cités recueillies, bientôt à la Lune, et puis à nos prochaines bases sur les planètes, aux étoiles elles-mêmes… Le triomphe cosmique du capitalisme !
Le guide disparut, laissant la place au président qui s’avançait vers nous, le visage fièrement épanoui.
« Bien ! Si je peux maintenant vous aider en quelque… dit-il joyeusement.
— Oui, je vous en prie, le coupa Vornan. À quoi sert la Bourse ? »
Norton rougit, ce qui devait être chez lui le signe d’un grand trouble. Comment ?… Après toutes ces explications détaillées… que l’estimable visiteur demande à quoi servait toute cette merveilleuse organisation ? Nous étions nous-mêmes embarrassés. Nous avions tous cru que Vornan en connaissait au moins les buts fondamentaux. Il s’était laissé traîner à la Bourse sans savoir ce qu’il allait voir ? Pourquoi avait-il attendu jusqu’à maintenant pour poser cette question naïve ? Mais une fois encore je réalisai que s’il était vraiment authentique, Vornan devait nous considérer comme d’amusants anthropoïdes aux manies bizarres. S’il était ce qu’il prétendait, il avait dû s’intéresser beaucoup plus aux raisons qui avaient conduit notre gouvernement à désirer instamment sa visite à la Bourse, plutôt qu’à la visite elle-même.
« Euh… eh bien… bafouilla le grand directeur, dois-je comprendre, Mr. Vornan, qu’à l’époque que… qu’à votre époque, il n’y a pas de transactions boursières ?
— Pas que je sache, non.
— Peut-être cela s’appelle-t-il autrement ?
— Je ne vois aucun équivalent. »
La consternation nous emplit tous.
« Mais alors, comment faites-vous pour transférer les parts de propriété des sociétés industrielles ? »
Le blanc total. Un sourire timide, peut-être moqueur, joua rapidement sur les lèvres de Vornan-19.
« Mais vous connaissez la propriété des sociétés industrielles ? N’est-ce pas ?
— Je suis navré, dit gentiment Vornan. J’ai pourtant étudié sérieusement votre langage avant mon départ, mais mes connaissances sont encore très insuffisantes. Je m’en excuse. Peut-être, si vous pouviez m’expliquer quelques-uns de vos termes de base… »
La dignité bienveillante du président commençait à se fissurer. Ses joues tressaillaient spasmodiquement et ses yeux regardaient de tous les côtés comme ceux d’un animal pris dans un piège. Quelque chose dans son expression ressemblait à ce que j’avais cru lire sur le visage de Wesley Bruton quand Vornan lui avait appris que sa magnifique demeure, construite pour survivre aux siècles comme le Parthénon ou le Taj Mahal, avait disparu et était oubliée en 2999 ; et que si elle avait survécu, elle n’aurait été retenue que comme une curiosité, une manifestation de folie baroque. Le grand patron de la Bourse ne comprenait pas l’incompréhension de Vornan. Il en perdait son sang-froid.
« Une société industrielle, commença-t-il dans un ultime effort, c’est… euh… c’est… une compagnie. C’est cela ! Une compagnie ! C’est-à-dire un groupe d’individus réunis pour faire un profit. En manufacturant un produit, en accomplissant un…
— Un profit ? demanda curieusement Vornan. Qu’est-ce que c’est un profit ? »
Norton se mordit nerveusement les lèvres et se passa la main sur son front devenu subitement moite. Après un assez long silence, il reprit courageusement : « Un profit est la différence entre le prix de revient et le prix de vente. C’est ce qu’on appelle la valeur ajoutée. Le but principal d’une société est de réaliser un bénéfice… un profit qui puisse être partagé entre les propriétaires. C’est pourquoi elle doit être bénéf… Donc, il s’agit de bien calculer les prix de revient afin que l’objet fabriqué coûte moins cher que le prix auquel il sera vendu sur le marché. Maintenant, en ce qui concerne les raisons qui poussent les gens à se grouper en sociétés plutôt qu’en associations, cela mérite… »
— Je ne comprends pas, l’interrompit Vornan. Des mots plus simples, je vous prie. Le but d’une société est le profit qui doit être divisé entre les propriétaires, c’est bien cela ? Bon. Mais qu’est-ce qu’un propriétaire ?
— Justement, j’en venais là. En termes légaux…
— Et à quoi sert ce profit que recherchent les propriétaires ? »
Je compris tout à coup que Vornan s’amusait à harceler le malheureux devant lui. J’implorai Kolff, Helen et Heyman du regard, mais ils ne semblaient pas du tout gênés ni inquiets. Holliday, notre chaperon gouvernemental, fronçait légèrement ses sourcils mais il était évident qu’il trouvait les questions de Vornan plus innocentes que je ne le pensais.
Les narines de Norton palpitaient anormalement. Sa carapace de flegme ne tenait plus qu’à un fil. Un des journalistes, conscient de la déconfiture du président, s’approcha de lui et fit exploser son flash devant son visage cramoisi et congestionné.
« Dois-je comprendre, articula difficilement Norton, qu’à votre époque le concept de société est inconnu ? Que les motivations du profit n’existent plus ? Que l’usage de l’argent lui-même a disparu ?
— Je dois avouer que oui », répondit gaiement Vornan. Nous n’avons rien d’équivalent à tout cela, si j’ai bien compris vos explications.
— Une chose pareille s’est produite en Amérique ? demanda Norton sans y croire.
— Nous n’avons pas précisément une Amérique, dit Vornan. Je viens de la Centralité. Les mots ne sont pas conformes et il est difficile pour moi de comparer même approximativement…
— L’Amérique a disparu ? Comment cela se peut-il ? Quand cela s’est-il passé ?
— Oh ! pendant le Temps du Grand Nettoyage, je suppose. Beaucoup de choses ont changé alors. Il y a longtemps. Je ne me souviens pas d’une Amérique. »
F. Richard Heyman vit dans ces paroles l’occasion d’un possible bénéfice historique. Il se tourna vers Vornan et lui demanda : « À propos de ce Temps du Grand Nettoyage que vous mentionnez parfois, j’aimerais savoir… »
Il fut interrompu par un flot de cris indignés poussés par un président proche de l’apoplexie.
« L’Amérique di… dis… disparue ? Le ca… ca… capi… pitalisme en… enterré ? Ce… ce… ce… n’est pas vrai ! je… je… je vous dis… dis… dis… »
Un de ses assistants se précipita vers lui et lui murmura quelques mots rapides à l’oreille. Le grand patron approuva d’un air las. Il avala la capsule violette qui lui était offerte et tendit son poignet sur lequel son homme de confiance appliqua un injecteur ultrasonique. L’appareil émit un petit ronronnement et, je suppose, injecta une dose de tranquillisant dans les veines du malade. Norton respira lentement et profondément et fit un effort visible pour se ressaisir.
Quand il se fut calmé, le président de la Bourse dit à Vornan : « Je dois vous avouer que je trouve tout ceci très difficile à croire. Un monde sans Amérique ? Un monde qui n’utilise pas d’argent ? Dites-moi une chose, je vous prie : le monde d’où vous venez est-il communiste ? »
Cette phrase fut suivie d’un long et lourd silence, pendant lequel les caméras et les enregistreurs balayaient impitoyablement cette exposition de visages qui incrédules, qui hargneux, qui égarés.
Finalement, Vornan parla. Je sentais le désastre arriver.
« Ceci est encore un autre mot que je ne comprends pas. Je vous prie de m’excuser pour mon extrême ignorance. Je crains que le monde dans lequel je vis ne soit très différent du vôtre. Quoi qu’il en soit » – et en disant cela il laissa rayonner son sourire pour atténuer la force de ses paroles – « c’est de votre monde et non du mien que je suis venu parler ici. Je vous prie de m’expliquer à quoi sert votre Bourse. »
Mais Norton ne pouvait oublier cette obsession qui lui déchirait le cœur. Il s’entêta : « Dans un instant. D’abord, dites-moi comment vous faites l’acquisition de biens. Donnez-moi une ou deux indications sur votre système économique.
— Chacun de nous possède tout ce qui lui est nécessaire. Tous nos besoins sont satisfaits. Voilà. Maintenant, à propos de ces propriétaires de sociétés… »
Norton pirouetta sous le choc.
Sous son crâne défilaient des visions de ce futur inimaginable d’un monde sans argent où aucun désir ne resterait insatisfait. Était-ce possible ? Ou était-ce la réponse trop simpliste d’un charlatan craignant de donner trop de détails qui pourraient le confondre ? Que ce fût l’un ou l’autre, cette vision me séduisait diablement. Norton, lui, était complètement déboussolé. Il faisait des gestes désordonnés à un type de son état-major qui se dirigea vers nous avec décision.
« Bon. Recommençons dès le début. Prenons, voulez-vous, le cas d’une usine qui fabrique des objets. Elle appartient à un petit groupe de personnes. Maintenant, en termes de législation, il y a un concept de responsabilités, c’est-à-dire que les propriétaires de l’usine sont responsables de tout ce qui pourrait être fait d’illégal et d’incorrect. Pour… partager les responsabilités, ils créent une entité abstraite appelée société qui endosse les responsabilités pour toute action intentée contre eux dans les domaines industriel et commercial. Maintenant, comme chaque membre de ce groupe de propriétaires possède une partie des biens de cette société, nous, la Bourse, émettons des titres qui sont des certificats représentant les parts proportionnelles des bénéfices du… »
Et ainsi de suite. Un cours fondamental d’économie.
Vornan, rayonnant, écoutait.
« … quand un propriétaire ou un actionnaire, si vous préférez continuait le type –, désire vendre ses titres, il a intérêt à passer par un système central de vente qui trouvera pour lui le meilleur acheteur… »
À cet instant, Vornan l’interrompit en reconnaissant tranquillement et désespérément qu’il ne comprenait toujours pas les concepts de propriété, de société et de profit. Il ne voyait donc pas quel était l’intérêt de ces transferts d’actions. J’étais certain qu’il disait cela uniquement pour ennuyer et exciter. Il avait décidé de jouer le rôle d’un homme venu de quelque Utopie, se faisant expliquer longuement les mécanismes de notre société et les démolissant définitivement en prétendant ne pas comprendre les postulats de base qui régissaient nos structures. Cette incompréhension obstinée impliquait ouvertement que nos postulats étaient éphémères et insignifiants ; la société bâtie dessus ne pouvait être que vaine et insensée. Un certain remue-ménage de désarroi agita le groupe des officiels de la Bourse. Dans leur suffisance et leur certitude d’être les vrais puissants de notre monde, ils n’avaient jamais imaginé que quelqu’un pourrait un jour les affronter avec cette attitude d’innocence moqueuse. Même un enfant savait à quoi servaient l’argent et les sociétés, encore que pour un esprit sain la notion de responsabilité limitée conservât toujours un je ne sais quoi d’insaisissable et de légèrement artificieux.
Je n’avais guère envie de me mêler à cette confusion. Mes yeux évitaient soigneusement de rencontrer le regard de qui que ce soit. Soudain, sur le gigantesque tableau, s’allumèrent des lettres étincelantes. Je lus :
LA BOURSE REÇOIT L’HOMME DU FUTUR
Puis arriva la seconde phrase :
VORNAN-19 SE TROUVE EN CE MOMENT
DANS LA GALERIE DES VISITEURS
Aussitôt, la bande lumineuse reprit son incompréhensible litanie de volume des transactions et des variations des cours, mais le mal était fait. À la corbeille, l’action s’arrêta subitement. Les fausses offres de ventes et d’achats se turent d’un seul coup et des milliers de visages se levèrent vers la galerie. Puis monta une immense clameur de cris incohérents et inintelligibles. Les boursiers avaient vu Vornan. Ils se précipitaient hors de leurs petits cages, se bousculaient, agitaient fébrilement leurs bras vers nous, hurlant de mystérieuses et retentissantes prières. Que voulaient-ils ? L’indice Dow Jones des valeurs industrielles pour janvier 2999 ? L’imposition des mains ? La distribution d’amulettes ? Vornan se tenait contre la balustrade, souriant, ouvrant largement ses bras, comme pour une bénédiction du capitalisme. Peut-être étaient-ce les derniers sacrements ?… l’extrême-onction donnée aux dinosaures financiers ?…
« Ils ont l’air bizarre, dit sombrement Norton. Je n’aime pas cela. »
Holliday réagit aussitôt à l’accent alarmé qu’il avait cru percevoir dans la voix du président.
« Sortons Vornan d’ici, murmura-t-il à un garde, juste à côté de moi. Il semblerait qu’une émeute se prépare. »
Des bouts de papier volaient furieusement en l’air, de plus en plus haut. On ne voyait presque plus rien en dessous de nous. Dans le tintamarre gigantesque et général j’entendis distinctement des cris qui demandaient que Vornan descende à la corbeille. Vornan, indifférent à la pagaille autour de lui, continuait à saluer ses nouveaux adorateurs.
L’écran imprima en gros :
VOLUME À MIDI : 197 452 000
DJIA[1] : 1627.51, PLUS 14.32
Sur le parterre, l’exode était déjà en marche. Les boursiers montaient dans la galerie pour trouver Vornan ! Notre groupe s’éparpilla dans une extrême confusion. Pour ma part, je commençais à prendre l’habitude de ces sorties en catastrophe. Je vis Aster Mikkelsen à mes côtés, je lui pris la main et lui chuchotai d’une voix rauque : « Venez, avant que cela tourne mal ! Vornan a remis ça !
— Mais il n’a rien fait ! »
Je la tirai assez brutalement vers une porte que j’aperçus et nous nous y engouffrâmes. Regardant derrière moi, je vis Vornan qui nous suivait, escorté par ses gardes du corps. Nous suivîmes un long corridor brillant qui s’enroulait comme un serpentin autour de l’édifice. Dans notre dos, venaient des cris assourdis et incohérents. J’avisai tout à coup une porte sur laquelle était fixé un écriteau ENTRÉE INTERDITE. Je l’ouvris précipitamment. Nous nous trouvions sur un autre balcon, surplombant ce qui ne pouvait être que les entrailles de l’ordinateur central. D’interminables bandes magnétiques couraient, sautaient et s’insinuaient convulsivement d’un compartiment mémorisateur à un autre. Il devait y en avoir des milliers ici. Des filles vêtues de blouses courtes s’agitaient fébrilement devant des cadrans énigmatiques et compliqués. Ce qui ressemblait à un gros intestin ondulait comme un effroyable serpent sur le sol. Aster éclata de rire. Je l’entraînai avec moi et nous sortîmes à nouveau dans le long couloir au moment où arrivait vers nous un chariot automatisé. Nous sautâmes dessus au vol et nous nous laissâmes conduire. Que pouvait dire le tableau à présent ?
LES BOURSIERS SONT-ILS DEVENUS FOUS ?
« Ici ! me signala Aster. Une autre porte ! »
Nous débouchâmes devant la cage d’un monte-charge et j’appuyai fébrilement sur la descente. Plus bas, plus bas, plus bas…
… et dehors ! Nous nous trouvâmes tout à coup sous les arcades chauffées de Wall Street. J’entendis des sirènes au loin. Je m’arrêtai une seconde pour reprendre mon souffle et mes esprits et, me retournant, je constatai que Vornan était encore derrière moi avec Holliday et les six journalistes indécollables.
« Dans les voitures ! » ordonna Holliday.
Le reste de notre fuite précipitée se passa sans histoires. Quelques heures plus tard, nous apprîmes que les indices Dow Jones avaient baissé de 8,51 points pendant notre visite à la Bourse et que deux vieux agents de change étaient morts, leurs stimulateurs cardiaques s’étant détraqués dans l’excitation générale. Cette nuit même nous quittâmes New York.
Pendant le voyage, Vornan demanda nonchalamment à Heyman : « J’aimerais qu’un de ces jours vous m’expliquiez à nouveau le capitalisme. Dans son genre, cela a l’air palpitant. »