III

 

LE lendemain matin, jour de Noël, je me réveillai fort tard. Jack et Shirley étaient levés depuis longtemps. J’avais un goût amer dans la bouche et désirais être seul. Même la compagnie de mes amis eût été de trop. Comme j’en avais la liberté, je me rendis à la cuisine et programmai en silence mon petit déjeuner. Jack et Shirley sentirent mon humeur solitaire et me laissèrent tranquille. Le café noir, le jus d’orange et les toasts grillés m’arrivèrent par le serveur automatique. Je dévorai de bel appétit et repris du café. Après quoi, je disposai les plats et les tasses dans la machine à laver, enclenchai le cycle de nettoyage et sortis. Je fis une longue promenade solitaire. Quand je revins, trois heures après, je me sentais purgé et nettoyé intérieurement. Il ne faisait pas assez chaud pour prendre un bain de soleil ou jardiner ; Shirley me montra quelques-unes de ses sculptures et Jack me lut quelques-uns de ses poèmes. Je leur parlai en hésitant des obstacles qui contrariaient mes recherches. Le soir, nous dînâmes magnifiquement d’une dinde rôtie arrosée d’un chablis bien frais.

Les jours suivants furent reposants. Mes nerfs se détendirent. De temps en temps, j’allais me promener seul dans le désert, d’autres fois mes amis m’accompagnaient. Ils m’emmenèrent jusqu’à leurs ruines indiennes. Jack s’agenouilla pour me montrer des tessons sur le sable : des débris triangulaires de poterie blanche striés de traits et de points noirs. Il me désigna les contours enterrés d’un puits ou d’une fosse et me fit remarquer les restants des fondations d’un mur bâti en pierres brutes cimentées avec de la boue séchée.

« C’est une construction papago ? demandai-je.

— J’en doute. Je n’ai encore aucune certitude mais je suis presque sûr que c’est trop bien pour avoir été fait par les Papagos. D’après moi, ce serait l’œuvre d’une colonie d’anciens Hopis, datant à peu près de mille ans qui seraient descendus ici venant de Kayenta. Shirley me rapportera des traités d’archéologie de son prochain voyage à Tucson. La librairie télévisuelle ne possède aucun des nouveaux textes sur ce sujet.

— Pourquoi ne les réclames-tu pas ? demandai-je. Ce ne serait pas un problème pour la bibliothèque de Tucson d’envoyer des copies des travaux les plus récents au centre d’émission qui te le communiquerait après sans que tu te déranges. Même si Tucson n’a pas ce que tu cherches, ils peuvent le recevoir de Los Angeles. On a justement inventé ce système télévisuel pour que les gens puissent recevoir chez eux, aussitôt, les informations de toute sorte, quand…

— Je sais, me coupa-t-il gentiment, mais je ne veux justement pas faire de bruit autour de cette découverte. Je risquerais de voir débarquer des équipes d’archéologues qui m’ennuieraient. Nous irons chercher les textes comme on le faisait autrefois, en allant à la bibliothèque.

— Depuis quand as-tu découvert ce site ?

— Un an, répondit-il. Je ne suis pas pressé. »

Je l’enviais pour cette liberté et ce refus de participer à l’excitation du monde moderne. Comment ces deux êtres avaient-ils réussi à se construire une existence pareille en plein milieu du désert ? Pendant un court instant de jalousie, j’eus envie de les imiter. Mais il m’était difficile de rester en permanence chez eux et l’idée de vivre moi-même dans des conditions semblables dans un autre coin de désert ne me séduisait pas outre mesure. Non. J’appartenais à l’Université. Mes études m’apportaient la joie et je jouissais du privilège inestimable de pouvoir m’évader et venir trouver de temps en temps le réconfort chez les Bryant. Pensant à cela, je sentis à nouveau monter en moi le désir de reprendre mes recherches. Après quelques jours seulement ici !

Le temps passait vite dans ce havre de paix et de bonheur. Nous célébrâmes joyeusement la naissance de la nouvelle année. Je terminai 1998 et commençai 1999 à moitié soûl. Mes angoisses étaient définitivement disparues. Une vague de chaleur fit son apparition pendant la première semaine de janvier. Nous passions nos journées nus sous le soleil, l’esprit libre et détendu. Un cactus précoce de leur jardin avait éclos, produisant une cascade de bouquets jaunes, et les abeilles apparurent d’on ne sait où. Un gros bourdon au corps velu, les pattes chargées de pollen, vint se poser sur mon bras. Je pris garde de ne pas bouger pour ne pas le chasser. Il resta quelques instants sur moi, puis il alla explorer la chaude vallée entre les seins de Shirley, avant de s’envoler définitivement. Nous rîmes gaiement. Qui pouvait avoir peur d’un bourdon aussi gras et aussi bien nourri ?

Maintenant il y avait presque une dizaine d’années que Jack avait abandonné l’Université et s’était retiré dans le désert avec Shirley. Le passage à l’an neuf nous amena aux réflexions habituelles sur la fuite du temps et nous dûmes reconnaître que nous avions très peu changé. Il semblait que durant ce laps de temps, nous avions vécu tous les trois dans une sorte de stase générale. J’avais à présent dépassé la cinquantaine et pourtant j’avais conservé la santé et l’allure d’un homme beaucoup plus jeune ; mes cheveux étaient restés noirs et mon visage était à peine ridé. Je ne savais qui au juste remercier pour cette préservation physique mais, d’un autre côté, je savais que j’avais payé le prix fort de l’immobilisme : en cette première semaine de 1999, je n’étais guère plus avancé dans mes travaux que pendant la première semaine de 1998. Je cherchais encore des moyens de vérifier ma théorie selon laquelle le courant du temps est bidirectionnel et qu’il peut être inversé, au moins au niveau subatomique. Pendant une entière décade, j’avais tourné sans cesse sur moi-même et j’étais revenu au point de départ. Le seul changement était ma célébrité. Sans que je l’aie demandé, mon nom avait souvent été proposé pour le prix Nobel. Je vais vous confier la toute nouvelle Loi de Leo Garfield : quand un théoricien en sciences devient une personnalité publique, c’est que quelque part sa carrière a avorté. Pour les journalistes, j’étais une sorte de magicien de charme qui donnerait un jour à l’humanité une machine à remonter le temps ; pour moi, je n’étais qu’un petit cerveau futile coincé dans un labyrinthe inextricable.

Les dix années avaient glissé des mèches grises sur les tempes de Jack, mais pour le reste la métamorphose du temps avait été positive. L’âge l’avait amélioré. Il était à présent plus musclé ; sa peau tannée faisait oublier l’ancienne pâleur du jeune étudiant ; son corps s’était structuré et redressé et il se déplaçait avec une élégance virile qui n’avait plus rien à voir avec son ancienne maladresse chétive. Apparaissaient la force, la solidité, la confiance en soi, là où autrefois j’avais vu la faiblesse, la timidité et le doute.

Mais c’était sur Shirley que les changements étaient les plus remarquables. Je me souvenais d’elle trop mince, jeunette, prête à glousser bêtement, les hanches et les cuisses trop faibles pour la plénitude de sa poitrine. Les années avaient su remodeler parfaitement ces imperfections mineures. À présent, son corps doré était magnifiquement bien proportionné. Sa nudité était celle d’une statue d’Aphrodite ou de Diane subitement réincarnée sous le soleil de l’Arizona. Elle avait bien pris une dizaine de livres depuis l’époque universitaire, mais chaque gramme avait trouvé sa place exacte et avait participé à son épanouissement. Elle était parfaite et, comme Jack, elle possédait cette source inépuisable de force, cette assurance totale qui guidait chacun de ses gestes ou de ses mots. Elle embellissait encore. Dans deux ou trois années, elle serait véritablement éblouissante. Je me refusais à l’imaginer plus tard, blanchie et flétrie. Il était difficile d’admettre que ces deux êtres, spécialement elle, étaient condamnés à subir la même sentence inhumaine comme le reste d’entre nous.

Être avec eux était une joie. Durant la seconde semaine de mon séjour, je me sentis assez bien pour discuter en détail avec Jack des problèmes que me posaient mes recherches. Il m’écoutait avec bienveillance, mais il semblait éprouver une certaine difficulté à me suivre et ne paraissait pas très bien comprendre ce que je disais. Était-ce vrai ou feint ? Se pouvait-il qu’un esprit si agile et si rapide puisse perdre si totalement contact avec la physique ? Néanmoins, il m’écouta et cela me fit du bien. J’avais l’impression de progresser un peu dans l’obscurité ; peut-être étais-je un peu plus près de mon but qu’il y avait cinq ou huit ans. J’avais besoin de quelqu’un qui sût m’écouter et Jack était un bon auditeur.

La vraie difficulté rencontrée consistait à annihiler l’antimatière. Si on renvoie un électron en arrière dans le temps, sa charge change ; il devient un positron et, immédiatement, il se met à la recherche de son antiparticule. Quand il la rencontre, il périt. Un milliardième de seconde, une petite explosion et le photon est émis. Il n’était possible de mener cette réversibilité temporelle qu’en faisant voyager la particule dans un univers libéré de matière.

Même si nous étions capables de fournir assez de puissance pour lancer en arrière dans le temps des particules plus grosses, tels que des protons ou des neutrons ou même des alphas, nous rencontrerions le même piège. Quoi que ce soit que nous projetions dans le passé, cela serait annihilé si rapidement que nous assisterions à un pur et simple micro-événement. Cette attirance inaliénable des contraires rendait absolument impossible un réel voyage dans le temps ; un homme envoyé dans le passé deviendrait une superbombe, à condition encore qu’une créature vivante puisse déjà survivre à la transition en antimatière. Cette première constatation nous paraissant incontestable, nous avions étudié la notion d’un univers sans matière, à la recherche de quelque poche de néant à l’intérieur de laquelle nous pourrions faire bouger ce voyageur à rebours, tout en contrôlant ses mouvements. Mais là nous arrivions à un point très au-delà de nos connaissances, difficile à imaginer pour un esprit humain.

« En fait, vous cherchez à ouvrir un univers synthétique ? demanda Jack.

— Essentiellement.

— Pouvez-vous le faire ?

— En théorie nous le pouvons. Sur le papier. Nous avons réussi après de terribles difficultés à mettre au point un schéma nous permettant d’ouvrir une brèche dans le mur du continuum par laquelle nous ferons passer notre électron et nous le projetterons vers le passé.

— Mais comment le contrôlerez-vous ?

— C’est là que réside notre problème. Nous ne pouvons pas le contrôler, dis-je.

— Naturellement, murmura Jack. Si vous introduisez seulement un électron dans cet univers de néant, il n’est déjà plus vide de matière et vous obtenez cette annihilation dont vous ne voulez pas. Vous n’avez pas non plus les moyens d’observer votre propre expérimentation.

— Oui, dis-je en grimaçant. Tu peux appeler cela le Principe d’incertitude de Garfield. Le fait d’observer l’expérience en cours la fait échouer instantanément. Tu comprends pourquoi nous sommes stoppés ?

— Avez-vous déjà essayé de créer cet univers parallèle ?

— Pas encore. Nous ne pouvons pas nous lancer dans de tels travaux qui coûteront très cher, sans être sûrs au préalable de pouvoir les utiliser effectivement. C’est pourquoi nous avons encore certains calculs à mener auparavant. On ne peut pas s’amuser à déchirer le continuum espace-temps sans avoir prévu toutes les conséquences possibles. »

Jack vint vers moi et me donna un petit coup de poing sur l’épaule.

« Leo, Leo, Leo, ne regrettes-tu jamais de ne pas être devenu coiffeur au lieu d’être un physicien ?

— Non. Mais il y a des moments où je souhaiterais que la physique soit un peu plus simple.

— Alors, tu aurais aussi bien fait de devenir coiffeur. »

Nous avons ri. Je me levai et nous allâmes sur la terrasse sur laquelle Shirley lisait, étendue. C’était un après-midi brillant et vif de janvier. Le ciel d’un bleu métallique était alourdi de gros nuages qui cachaient les sommets des montagnes. Le soleil était haut et chaud. Je me sentais parfaitement bien. En deux semaines j’avais réussi à extérioriser et à détacher de moi mes problèmes professionnels. Ils semblaient presque appartenir à quelqu’un d’autre. Si je pouvais vraiment m’en détacher, j’arriverais peut-être alors à imaginer quelque idée tout à fait nouvelle qui nous permettrait de dépasser les obstacles actuels dès mon retour à Irvine.

Malheureusement, je n’avais plus maintenant d’idées audacieuses et révolutionnaires. Je pensais seulement à des combinaisons améliorant les anciennes théories, mais cela n’était pas suffisant. J’avais besoin d’une sorte de directeur de pensée qui, après avoir examiné mon dilemme, serait capable de me montrer par un éclair intuitif génial vers quelle voie m’engager pour aboutir, à la solution. J’avais besoin de Jack. Mais Jack avait abandonné la physique. Il avait choisi de déconnecter sa prodigieuse intelligence.

Shirley roula sur elle-même, s’assit et nous sourit. Son corps luisait d’une multitude de petites gouttes de transpiration. « Pourquoi ne restez-vous pas à l’intérieur ?

— C’est intenable, dis-je, les murs se rapprochaient et allaient nous écraser. »

Elle rit de bon cœur. « Alors, asseyez-vous et réchauffez-vous. » Elle appuya sur un bouton et éteignit la radio. Je n’avais même pas remarqué qu’elle était branchée. « J’étais juste en train d’écouter les dernières nouvelles de l’homme du futur, dit-elle.

— Qui est-ce ? demandai-je.

— Il s’appelle Vornan-19. Il va venir aux États-Unis !

— Je n’en ai jamais entendu parler… »

Jack lança un regard dur à sa femme. C’était la première fois que je le voyais lui adresser un reproche. Aussitôt, mon intérêt s’accrut. Essayaient-ils de me cacher quelque chose ?

« C’est une histoire complètement absurde, dit Jack. Shirley n’aurait pas dû t’ennuyer avec cela.

— Je ne comprends rien. Dites-moi de quoi il s’agit.

— Il est la réponse vivante aux Apocalyptistes, me dit Shirley. Il prétend venir de l’an 2999. Une sorte de touriste, tu comprends ? Il s’est montré la première fois à Rome, sur les Escaliers Espagnols. Il était complètement nu et un des policiers a été assommé rien qu’en posant le bout du doigt sur lui quand ils ont voulu l’arrêter. Depuis, tout le monde en parle sans…

— C’est un canular stupide, coupa Jack. Ce doit être un pauvre malade qui en a marre de crier que la fin du monde aura lieu le 1er janvier prochain, alors il a décidé de prétendre qu’il est un visiteur venu de mille ans après nous. Et les gens le croient. C’est tout à fait significatif de notre époque. Quand l’hystérie règne partout et qu’elle est presque devenue un mode de vie, il faut s’attendre à ce que des pauvres idiots suivent n’importe quel fou.

— Mais suppose seulement qu’il soit vraiment un voyageur du temps ! dit Shirley.

— S’il l’est, j’aimerais le rencontrer, ricanai-je. Il pourrait peut-être répondre à quelques-unes de mes questions sur la réversibilité du temps. » Mon rire s’éteignit très vite. Ce n’était pas drôle du tout. « Tu as raison, Jack. Ce ne peut être qu’un charlatan. Nous perdons notre temps à en discuter.

— Non, nous ne perdons pas notre temps, Leo. Parce qu’il y a une possibilité que cette aventure soit réellement vraie », dit Shirley d’un ton convaincu.

Elle se leva et secoua les lourdes vagues de ses cheveux qui retombaient sur ses épaules. « Il a l’air très étrange quand il est interviewé. Il parle du futur comme s’il y avait vraiment été. Peut-être est-il simplement assez intelligent pour l’imaginer, mais il est intéressant de toute façon. C’est un homme que j’aimerais connaître.

— Quand est-il apparu ?

— Le jour de Noël, dit Shirley.

— Pendant mon séjour ici ? Et vous ne m’en avez pas parlé ? »

Elle haussa les épaules. « Nous avions cru que tu suivais l’actualité et nous ne trouvions pas que c’était un sujet particulièrement intéressant.

— Je n’ai pas mis les pieds devant l’écran une seule fois depuis mon arrivée chez vous.

— Il va falloir rattraper ton retard », me dit-elle en souriant.

Jack semblait ennuyé. C’était très inhabituel de constater cette soudaine froideur entre eux. Il avait eu l’air particulièrement fâché quand Shirley avait exprimé ce vœu de rencontrer le soi-disant homme du futur. Je trouvais cela étrange. Pourquoi Jack qui se prétendait intéressé par le mouvement de l’Apocalypse refusait-il aussi définitivement cette dernière manifestation de l’irrationalité humaine ?

Mes propres sentiments sur ce curieux personnage étaient absolument neutres. Bien entendu, cette idée d’un voyageur dans le temps m’amusait ; j’avais consacré une large période de ma vie à prouver finalement le caractère pratiquement impossible d’une telle éventualité et je n’allais pas accepter de gaieté de cœur que quelqu’un m’assène la preuve contraire.

De toute évidence, Jack avait essayé de me protéger contre cette information, pensant que je n’avais pas besoin de rencontrer une parodie canularesque de mes propres travaux qui m’aurait ramené aux angoisses professionnelles que j’étais justement venu oublier ici. Mais j’avais dépassé cet état dépressif et le goût de mes recherches me reprenait. J’avais envie de découvrir d’autres éléments sur cet imposteur. En plus, cet homme semblait avoir séduit Shirley par le truchement de la télévision, et tout ce qui pouvait séduire Shirley m’intéressait.

Une des chaînes passait ce soir-là un documentaire d’une heure sur Vornan-19, à la place d’une émission généralement très suivie. Avoir choisi une tranche horaire de large écoute et n’avoir pas craint de faire sauter une des plus célèbres émissions prouvait l’intérêt profond et général manifesté par le public pour ce personnage. Le documentaire donnait l’impression d’avoir été réalisé à l’intention de quelques naufragés solitaires qui auraient été dans l’incapacité de suivre les premiers développements. Ainsi, je pouvais d’un seul coup absorber toute l’histoire depuis son début.

Nous nous installâmes confortablement sur des sièges pneumatiques et nous attendîmes que les spots publicitaires se terminent. Finalement, une voix annonça : « Ce que vous allez voir est en partie une simulation par ordinateur. » Apparut devant nous la Piazza di Spagna par ce fatidique matin de Noël. Des silhouettes étaient soigneusement placées sur les Escaliers et sur la place selon les renseignements fournis par l’ordinateur. Dans cette reconstitution minutieuse, au milieu de cette figuration de touristes et de badauds, l’image simulée de Vornan-19 descendit du ciel sur un arc lumineux. De nos jours, ce genre de trucage est parfaitement réalisé grâce aux informations recueillies et traitées par ordinateurs. Il n’était absolument plus nécessaire que l’œil de la caméra assiste à un événement fortuit et important, puisqu’il était dorénavant possible de le ressusciter de la nuit du passé par une subtile re-création. Je m’étais souvent demandé quel serait le jugement des historiens et des moralistes futurs sur ces simulations… à condition que le monde ait un futur, bien entendu.

La silhouette qui descendait était nue, mais les ordinateurs avaient résolu le problème des témoignages contradictoires en nous offrant une vue de dos. Ce n’était pas par pudibonderie, j’en suis sûr, le reportage télévisé sur les Apocalyptistes que m’avaient fait passer mes amis montrait une quantité importante de chairs dénudées. Depuis la décision de la Cour suprême sur les droits de l’information, les émissions exposaient largement l’anatomie humaine. Je n’ai rien contre cette exhibition ; je pense que les tabous de la pudeur sont dépassés et démodés et je crois qu’une information totale et sans restrictions est nécessaire pour l’éducation d’un public adulte. Mais derrière la façade intègre se cachait parfois une hypocrisie condamnable. Les organes génitaux de Vornan-19 n’avaient pas été simulés comme le reste de sa personne parce que trois religieuses avaient juré qu’il était caché à cet endroit par un halo nuageux. Il était bien plus facile de déformer quelque peu la vérité que de s’opposer à l’Église officielle en contredisant le témoignage des trois nonnes.

Je suivis le manège de Vornan-19 inspectant la place. Je le vis monter les Escaliers Espagnols. Quand le policier excité se précipita vers lui et fut assommé par une décharge invisible en voulant le forcer à mettre sa pèlerine, je ne pus m’empêcher de sourire.

Suivit la conversation avec Horst Klein. Cette partie était encore mieux réalisée parce que Klein lui-même participait à la reconstitution. Il parlait avec une simulation du voyageur du futur. Le jeune Allemand prononçait les mêmes phrases qu’il avait adressées à Vornan-19, pendant que l’ordinateur lui répondait ce que Klein se rappelait des paroles de son interlocuteur.

La scène changea. Maintenant, nous étions à l’intérieur d’une haute et grande pièce, avec les polygones conformes inscrits sur les murs et le plafond. Une douce lumière produite par un rougeoiement thermoluminescent illuminait le visage d’une douzaine d’hommes. Volontairement, Vornan-19 s’était mis à l’écart des autres parce qu’il était impossible de l’approcher de trop près sans recevoir une puissante décharge électrique paralysante. Les hommes devant lui manifestaient divers sentiments : le scepticisme, l’hostilité, l’amusement et la colère chez certains. Cette scène aussi était une simulation, car à l’époque personne n’avait songé à l’enregistrer.

S’exprimant en anglais, Vornan-19 répéta ce qu’il avait dit au jeune Apocalyptiste allemand. Les interrogateurs insistèrent sur certains détails. Distant, mais semblant ne pas se formaliser de l’hostilité générale, Vornan ripostait du tac au tac. Qui était-il ? Un visiteur. D’où venait-il ? De l’an 2999. Comment était-il venu ? Par transport temporel. Pourquoi était-il venu ? D’abord pour étudier le monde médiéval.

Jack persifla rageusement. « Ah ! bravo ! Nous sommes donc au Moyen Âge !

— Il a un accent convaincant, dit Shirley.

— Cette conversation n’est qu’une invention des simulateurs, lui fis-je remarquer. Jusqu’à présent nous n’avons pas entendu un mot authentique. »

Mais cela arriva bientôt. Le commentateur résuma en quelques phrases les événements passés pendant les dix derniers jours. Il nous expliqua que Vornan-19 s’était installé dans la plus belle suite d’un hôtel luxueux de la Via Veneto, où il recevait les visiteurs et les journalistes ; et comment un des plus chics tailleurs de Rome avait accepté de lui fournir gratuitement une garde-robe complète de vêtements contemporains. Il semblait que personne n’avait songé à mettre en doute la bonne foi de ce personnage. J’étais atterré de constater que la ville de Rome acceptait cette histoire abracadabrante sans poser plus de questions. Les citoyens de la Ville éternelle croyaient-ils vraiment qu’il venait du futur ? Ou bien était-ce une attitude ironique, faisant mine de croire à une galéjade ?

Tout à coup apparurent sur l’écran des groupes d’Apocalyptistes plantés devant l’hôtel où résidait Vornan-19. Je compris aussitôt pourquoi la mystification avait si bien pris. Cet homme avait quelque chose à offrir à notre monde troublé. Si on l’acceptait, on acceptait en même temps le futur et l’avenir. Les hystériques funestes prêchaient le contraire, la fin de l’humanité. Je les voyais ces Apocalyptistes ; des masques grotesques, des corps peinturlurés, des gestes lubriques, des hurlements répétant inlassablement les mêmes mots : RÉJOUISSEZ-VOUS ! LA FIN APPROCHE ! Furieux, ils tendaient hargneusement le poing vers l’hôtel, tenant des torches rouges et bleues qui éclairaient tragiquement le vieil édifice. L’homme du futur était la Némésis de leur culte. Une époque envahie par la crainte d’une destruction totale imminente se tournait vers lui de tout cœur, avide d’être réconfortée et rassurée. Dans les moments de peur, tous les miracles sont les bienvenus.

« La nuit dernière, à Rome, poursuivit le commentateur, Vornan-19 a tenu sa première conférence de presse en chair et en os. Trente journalistes représentant les plus importants services d’information du globe y assistaient et lui ont posé des questions. »

L’écran se brouilla un instant et fut envahi par des jeux abstraits de couleurs qui cessèrent bientôt pour nous montrer la retransmission de la conférence de presse. Cette fois-ci ce n’était plus une simulation. Vornan-19 lui-même apparut pour la première fois devant mes yeux.

Je fus secoué.

Je ne trouve pas d’autre mot. Étant donné la manière dont je fus plus tard impliqué dans cette histoire, il est utile de rappeler qu’à ce moment-là je considérais Vornan comme une ingénieuse supercherie. Je méprisais aussi bien ses mensonges que ceux qui acceptaient de jouer son jeu idiot, on ne sait pour quelles raisons. Quoi qu’il en soit, la première vision que j’eus de l’étrange visiteur produisit sur moi un effet auquel je ne m’attendais absolument pas. Son regard fixa l’objectif. Il semblait détendu et tout à fait normal et la force de sa présence était incroyablement puissante bien que totalement irrationnelle.

C’était un homme mince, d’une taille légèrement inférieure à la moyenne. Son cou mince presque féminin, planté très droit sur des épaules étroites et tombantes, portait un visage finement modelé. Les traits étaient nettement accusés, des pommettes proéminentes, des tempes anguleuses, un menton fort et un nez pointu et long. Son crâne était quelque peu trop gros par rapport à sa silhouette ; il était haut, plus long que large. Vu de profil, ce crâne aurait intéressé un phrénologiste car il était curieusement prolongé et bombé en arrière. En dépit de cette conformation un peu particulière, Vornan avait une tête que n’importe qui peut rencontrer dans les rues d’une grande ville.

Ses cheveux gris étaient coupés court. Ses yeux aussi étaient gris. Il pouvait avoir n’importe quel âge entre trente et soixante ans. Sa peau n’était absolument pas ridée. Il portait une tunique bleu pâle qui avait la simplicité de la grande élégance et un foulard rouge cerise était noué autour de son cou. C’était la seule tache de couleur qui tranchait sur les tons sobres de sa silhouette. Il avait un air calme, gracieux, alerte, intelligent, séduisant et quelque peu dédaigneux. Il me rappelait fortement un siamois bleu que j’avais connu dans le passé. Il possédait la sexualité ambivalente de quelque superbe matou, car il y a un caractère profondément féminin même chez les plus beaux chats mâles. Vornan dégageait cette même impression qualitative, cette allure soignée, indolente et puissante dans l’action des félins. Il détenait la grâce d’une panthère. Ce caractère hermaphrodite n’avait rien d’asexué bien au contraire. Vornan était l’androgyne omnisexuel parfait, capable de donner et de trouver son plaisir avec tout être vivant. Il faut rappeler que ceci était l’impression instantanément reçue à la première vision et non l’objet d’une réflexion ou la projection a posteriori de ce que j’appris sur Vornan-19 par la suite.

En général, le caractère d’un être humain se résume dans son regard et sa bouche. C’est là que se concentrait la puissance dégagée par Vornan. Ses lèvres étaient minces, sa bouche quelque peu trop large, une denture parfaite se découvrant dans un sourire éblouissant. Son sourire était un phare, il dégageait une chaleur et une sollicitude immenses. Puis il s’éteignait subitement ; l’attention oubliait la bouche et se portait vers les yeux froids et pénétrants. Là se situaient les deux pôles les plus évidents de sa personnalité : la capacité immédiate d’appeler et de gagner l’amour exprimée par l’irrésistible attrait de ce sourire magique ; et d’un autre côté cette faculté de reprendre soudainement ses distances représentée par l’éclat lunaire des yeux calculateurs. Qu’il fût un charlatan ou non, cet homme était de toute évidence extraordinaire et, en dépit de mon habituelle répugnance devant ce genre d’exhibition, j’avais envie de suivre ses réactions et ses réponses. L’ectoplasme reproduit par les simulateurs quelques instants auparavant avait les mêmes traits que lui, mais il manquait cette puissance magnétisante irradiée par la réelle image de Vornan.

L’objectif resta braqué sur lui pendant peut-être une demi-minute, assez longtemps pour enregistrer cette étrange fascination qui commandait l’attention. Puis la caméra panoramiqua autour de la pièce, découvrant les journalistes. Parmi eux, je reconnus au moins une demi-douzaine de célébrités de la profession, bien que je ne fusse pas un habitué de la télévision. Le fait que Vornan ait été jugé assez important pour déplacer les meilleurs journalistes mondiaux était très instructif ; cela témoignait de l’intérêt général qui lui était porté pendant que Jack, Shirley et moi lézardions au soleil. Le mouvement continua et nous eûmes devant les yeux un étalage des tout derniers gadgets de la technique moderne : la régie des instruments d’enregistrement, le museau sombre de l’ordinateur, la grille d’où pendait une forêt de micros, les batteries de sondeurs de profondeur réglant et contrôlant la retransmission en trois dimensions et le petit laser au césium fournissant l’éclairage. D’habitude, tous ces instruments étaient soigneusement dissimulés aux regards, cette fois il semblait qu’ils avaient volontairement été mis en avant, comme autant de preuves destinées à démontrer que notre époque moyenâgeuse était tout de même capable de produire une ou deux choses.

La conférence de presse débuta avec une voix à l’accent londonien prononcé : « Mr. Vornan, voudriez-vous nous donner certaines précisions concernant votre présence ici ?

— Certainement. J’ai traversé le temps afin d’avoir un aperçu réel des procédés humains des premières sociétés technologiques. Mon point de départ fut l’année que vous appelleriez 2999. Je me propose de visiter les différents centres de votre civilisation et de ramener avec moi une somme de connaissances extrêmement intéressante pour mes contemporains. »

Il parlait doucement, sans hésitation discernable. Son anglais était vierge de tout accent ; un anglais que j’avais déjà entendu parler par des ordinateurs. Son discours ne contenait aucun de ces particularismes de langage que l’on retrouve habituellement. La qualité trop parfaite et légèrement mécanique du timbre et de la prononciation signifiait indiscutablement que cet homme utilisait une langue qu’il avait apprise in vitro, grâce à quelque machine à enseigner ; cela dit, un Finnois, un Basque ou un Ouzbek du XXe siècle ayant appris l’anglais par une méthode audiovisuelle auraient à peu près sonné de la même manière. La voix de Vornan elle-même était souple, bien modulée et agréable à entendre.

« Comment se fait-il que vous parliez l’anglais ?

— J’ai pensé que c’était la plus utile à apprendre des langues moyenâgeuses.

— Est-il encore utilisé à votre époque ?

— Dans une forme grandement altérée.

— Parlez-nous un peu du monde du futur. »

Vornan sourit – à nouveau cette séduction presque tangible – et demanda patiemment : « Que désirez-vous savoir ?

— La population, par exemple.

— Je ne sais pas très bien. Plusieurs milliards, au moins.

— Avez-vous atteint les étoiles ?

— Oh ! oui, bien sûr.

— Combien de temps les gens vivent-ils en 2999 ?

— Jusqu’à leur mort, dit Vornan aimablement. Je veux dire, jusqu’à ce qu’ils choisissent de mourir.

— Que se passe-t-il s’ils ne choisissent pas ?

— Je suppose qu’ils continuent alors de vivre. Je ne suis vraiment pas sûr.

— Quelles sont les nations les plus puissantes en 2999 ?

— Il n’y a pas de nations. Nous avons la Centralité et puis il y a les colonies décentralisées. C’est tout.

— La Centralité ? Qu’est-ce que c’est ?

— Une association volontaire de citoyens dans une même communauté. On pourrait la comparer plus ou moins à une cité, mais c’est quelque chose de plus qu’une cité.

— Où est-ce ? »

Vornan-19 fronça délicatement ses sourcils. « Sur un des continents principaux. J’ai oublié les noms que vous leur donnez. »

Jack se tourna vers moi. « J’éteins ? C’est indiscutablement un truqueur. Il n’arrive même pas à donner quelques détails plus ou moins convaincants.

— Non, laisse », dit Shirley. Elle avait l’air hypnotisée. Je sentis Jack se raidir et je dis rapidement pour arrêter la discussion : « Oui, laisse-nous le regarder encore un peu. C’est amusant.

— … donc, une seule cité ?

— Oui, répliqua Vornan. Composée de ceux qui désirent une vie en communauté. Vous savez, aucun impératif économique ne nous oblige à nous regrouper. Chacun de nous est totalement autonome et peut se suffire à lui-même. Ce qui m’a fasciné chez vous est votre besoin de vous raccorder les uns aux autres. Par exemple, votre système monétaire, avec de l’argent qui circule. Sans argent, un homme ne peut ni manger ni s’habiller, n’est-ce pas ? Il vous manque des moyens indépendants de production. Ai-je raison de croire que vous n’avez pas encore atteint effectivement la conversion d’énergie ? »

Une rude voix américaine répondit : « Ça dépend de ce que vous entendez par la conversion d’énergie. L’humanité sait utiliser l’énergie depuis que nous avons appris à domestiquer le feu. »

Vornan eut l’air surpris. « Je parle de conversion d’énergie effective. L’utilisation totale de la puissance contenue en un simple… euh… atome. Avez-vous atteint ce stade ? »

Je jetai un coup d’œil de biais vers Jack. Plongé dans une sorte d’angoisse aussi violente que soudaine, il agrippait les bras de son fauteuil pneumatique. Ses traits étaient déformés par la tension qui l’habitait. Je détournai rapidement mon regard de lui, gêné d’avoir été témoin d’un sentiment si terriblement profond et privé. Je réalisai également qu’une question vieille de dix ans venait brusquement de recevoir un début de réponse.

Quand j’émergeai de mes pensées et reportai mon attention sur l’écran, Vornan ne discutait plus de problèmes de conversion d’énergie.

« … une sorte de tour du monde. Je désire recueillir le plus possible d’expériences valables propres à votre ère. Je commencerai par les États-Unis d’Amérique.

— Pourquoi ?

— Il est très important de voir un processus de décadence en action. Quand on visite une culture en désagrégation, il est préférable d’explorer en premier l’élément le plus puissant de cette culture. D’après moi, le chaos qui va bientôt s’étendre sur toute la planète prend sa source aux États-Unis. C’est pourquoi je désire d’abord chercher là-bas les symptômes de cette lèpre galopante. » Il dit ces mots avec une sorte d’impassibilité froide, comme s’il était absolument persuadé de l’écroulement prochain de notre société et qu’il n’était pas offensant de constater un état de fait aussi évident. Quand il eut terminé, il laissa passer l’éclair de son sourire, juste assez longtemps pour étourdir son auditoire et lui cacher les sous-entendus funestes contenus dans ses paroles.

Après cela, la conférence de presse retomba dans la banalité. Quelques questions sur le monde du futur et la méthode utilisée par Vornan pour revenir dans notre temps furent perdues dans un fatras de vagues généralités plus ou moins niaises. Vornan-19 répondait avec une ironie froide à ses interlocuteurs. De temps en temps, il laissait moqueusement entendre qu’il fournirait des détails plus précis dans des circonstances ultérieures ; généralement il se contentait seulement d’avouer qu’il ne savait pas. Il se montra particulièrement évasif en ce qui concernait les nombreuses questions posées sur notre futur immédiat. À l’entendre, il semblait qu’il s’était attendu à trouver une époque plus arriérée technologiquement, il avait même l’air assez surpris de découvrir que nous avions l’électricité, l’énergie atomique et que nous connaissions les voyages dans l’espace. Il ne cherchait pas à cacher son dédain pour une époque aussi reculée et aussi peu avancée par rapport au courant de l’histoire de l’humanité, mais ce qui était étrange était que cette sorte de suffisance n’avait rien d’outrageant ni d’insultant. Et quand le représentant d’un journal canadien lui demanda assez grossièrement : « Dites-moi, pensez-vous que nous allons croire tout ce que vous nous avez raconté ? », il répliqua en souriant : « Monsieur, vous êtes libre de ne rien croire du tout. Je vous assure que pour moi cela n’a aucune importance. »

Dès la fin de l’émission, Shirley se tourna vers moi et me demanda : « Maintenant, tu as vu ce fabuleux homme du futur, Leo. Qu’en penses-tu ?

— Je suis amusé.

— Convaincu ?

— Ne dis pas de bêtises. Tout ceci n’est rien d’autre qu’une excellente opération publicitaire, parfaitement bien montée. Mais il faut reconnaître ce qui est : ce bonhomme a un sacré charme.

— Oh ! oui alors », surenchérit-elle. Elle regarda son mari. « Jack chéri, serais-tu très ennuyé si je m’arrangeais pour coucher avec lui quand il viendra aux États-Unis ? Je suis certaine qu’à leur époque ils ont dû inventer quelques nouvelles recettes pour faire l’amour. Peut-être pourrait-il m’apprendre quelque chose.

— Très drôle », grinça Jack.

Son visage était blanc de rage. Shirley se repoussa en arrière quand elle le vit. Sa réaction aussi exagérée par rapport à une suggestion amusante et somme toute innocente de sa femme me sidérait complètement. Leur union était à ce point totale et harmonieuse qu’elle pouvait se permettre de prononcer de telles paroles sans qu’il ait à se mettre en colère. Tout à coup je compris qu’il ne réagissait pas à la remarque anodine de Shirley parlant de faire l’amour avec Vornan, mais qu’il était à nouveau plongé dans ses anciennes angoisses. Les paroles à propos de conversion d’énergie effective… un monde décentralisé dans lequel chaque homme serait une unité économique totalement suffisante à elle-même…

« Excusez-moi », dit-il, et il sortit précipitamment de la pièce.

Shirley et moi échangeâmes des regards troublés. Elle se mordit les lèvres, passa la main dans ses cheveux et m’avoua : « Je suis navrée, Leo. Je sais ce qui le ronge, mais je ne peux pas te l’expliquer.

— Je crois que je devine.

— Oui. Tu es probablement le seul qui puisse deviner. »

Elle brancha le circuit qui opacifiait la baie de l’extérieur mais permettait de voir de l’intérieur. Jack était sur la terrasse. Nous le suivîmes comme il descendait les marches en courant et s’enfonçait dans le désert couvert de ténèbres. Loin à l’ouest, des petites lueurs pointaient au-dessus des crêtes des montagnes. Un instant après, l’orage hivernal qui couvait depuis l’après-midi éclata avec une fureur soudaine. Des cascades d’eau ruisselaient sur le panneau de verre. Jack restait sous le déluge, figé comme une statue, se laissant inonder sans faire le moindre geste. Sous le plancher, je sentis vibrer les pompes aspirant l’eau de la pluie pour l’emmagasiner dans les citernes. Shirley se leva frileusement et vint s’asseoir près de moi. Elle posa sa main sur mon bras. « J’ai peur, murmura-t-elle. J’ai peur, Leo. »