NOUS n’eûmes même pas besoin de nous glisser subrepticement jusqu’à notre hôtel. Un cordon de policiers était parti à notre recherche peu après le début de l’émeute et grâce à un émetteur miniaturisé que Vornan portait sur lui sans en être averti, nous fûmes très vite repérés. Kralick se tenait dans le grand hall de l’hôtel, dirigeant les opérations de recherches. Il semblait fou furieux d’anxiété. Quand Vornan apparut devant lui, tirant toujours son Apocalyptiste tremblante derrière lui, je crus qu’il allait piquer une crise, mais il se contint. Vornan s’excusa brièvement d’avoir causé quelques problèmes et demanda à être conduit à sa chambre. La fille le suivit. Quand ils furent sortis, j’attendis la suite des événements, légèrement inquiet.
« Comment est-il sorti ? me demanda-t-il.
— Je ne sais pas. Il a dû trafiquer le système de verrouillage de sa porte. »
J’essayai de persuader Kralick que j’avais bien eu l’intention de donner l’alarme quand Vornan était venu me trouver, mais que les circonstances m’en avaient empêché. Je ne crus pas l’avoir convaincu, mais au moins il sembla accepter que j’avais fait de mon mieux pour défendre à Vornan de trop se mêler aux Apocalyptistes et que j’étais plus la victime que l’instigateur de toute cette histoire.
Pendant les semaines suivantes, les mesures de sécurité se firent plus sévères. Maintenant Vornan-19 était plus en réalité le prisonnier que l’invité du gouvernement des États-Unis. En fait, il avait toujours été plus ou moins un prisonnier, honoré certes, mais un prisonnier. Kralick avait très vite compris qu’il était imprudent de laisser Vornan se déplacer à sa guise mais, excepté les verrous qui bouclaient sa porte la nuit de l’extérieur et les gardes postés en faction, rien n’avait encore été prévu pour le contraindre physiquement dans ses différents appartements. Quoi qu’il en soit, il était venu à bout des verrous et avait drogué ses gardes ; Kralick prévint toute récidive en mettant en place un système de sécurité encore plus infranchissable et un plus grand nombre de plantons.
Le résultat fut efficace, en ce sens que Vornan ne tenta plus d’autres expéditions non autorisées. Pour moi ce nouvel état de choses était plus redevable à un choix personnel de Vornan qu’aux précautions supplémentaires prises par Kralick. Après son expérience vécue en ma compagnie au milieu de la manifestation apocalyptiste, Vornan sembla se calmer considérablement ; il devint un touriste tout ce qu’il y a de plus orthodoxe, considérant ce qu’on lui montrait sans donner libre cours à ses instincts démoniaques. Cette nouvelle attitude ne m’inspirait pas plus confiance ; je la craignais comme on craint un volcan endormi mais qui peut se réveiller à chaque instant. Cela dit, notre visiteur ne commit aucun des outrages qui lui étaient familiers et ne marcha plus sur les pieds de personne. En un mot, il se montrait un modèle de tact et de délicatesse. Je me demandais ce qu’il nous préparait.
D’autres semaines passèrent ainsi. Nous emmenâmes Vornan à Disneyland ; bien qu’il me parût que l’endroit avait été assez considérablement modernisé et mis au goût du jour, cette visite ennuya visiblement Vornan. Cela ne l’intéressait absolument pas de voir des reconstitutions plus ou moins fidèles d’animaux, de lieux ou d’époques ; il voulait examiner la réalité des États-Unis de 1999. C’est ainsi qu’à Disneyland il s’amusa beaucoup plus des autres visiteurs qui se trouvaient autour de nous qu’aux attractions elles-mêmes. Nous avions pris certaines précautions pour cette petite expédition : d’abord, nous ne l’avions pas annoncée à la presse ; nous nous promenâmes en entourant de très près Vornan, et, pour une fois, nous n’attirâmes pas trop l’attention. C’était à croire que ceux qui avaient reconnu Vornan devaient penser qu’il était une figure animée faite de matière plastique réalisée dans les ateliers du parc d’attractions. Ils passaient à côté de nous ; quelques-uns hochaient la tête d’appréciation pour la ressemblance, d’autres se contentaient de sourire.
Nous l’emmenâmes aussi à Irvine et nous lui montrâmes notre accélérateur d’un trillion de volts. J’avais suggéré cette visite pour des raisons personnelles ; je désirais passer quelques jours à l’Université pour voir si tout allait bien à mon bureau et chez moi. Naturellement, vu la pagaille et les dégâts que Vornan avait causés dans la maison de Wesley Bruton, c’était un grand risque de lui permettre de s’approcher de l’accélérateur, mais nous nous y prîmes de manière à ce qu’il ne puisse atteindre aucun levier sur le tableau de contrôle. Il se tenait à côté de moi, me regardant gravement manipuler les commandes. Il semblait intéressé, mais c’était un intérêt superficiel ; comme celui d’un petit garçon qui aime bien les jolis boutons de toutes les couleurs.
Pendant un moment, la joie de commander à cette gigantesque machine qui avait coûté des milliards de dollars me fit oublier tout le reste. J’étais assis devant l’immense tableau de contrôle, tirant et poussant des manettes et des commutateurs. J’avais bien sûr conscience de ressembler à Wesley Bruton quand il avait voulu nous montrer en action les merveilles de sa demeure, mais je n’en avais cure. Je pulvérisai des atomes de fer sur lesquels je projetai une armée de neutrons, suivie d’un jet de protons. Je coupai l’injecteur de neutrons et l’écran fut éclaboussé des éclatements lumineux des lignes de démolition. Je fis apparaître et disparaître des quarks et des antiquarks. Je passai tout mon répertoire. Vornan considérait tout cela en hochant la tête innocemment, d’un air souriant et poli. S’il l’avait désiré, il aurait pu me ridiculiser en me demandant à quoi servait tout cet appareillage si lourd et compliqué, mais il ne le fit pas. Je ne sais toujours pas s’il se le refusa par délicatesse à mon égard – je me flattais en effet de penser que j’étais de tous ceux qui l’accompagnaient, le plus proche de Vornan – ou si tout simplement sa veine d’ironie mordante était tarie pour le moment et qu’il se contentait de regarder et d’assister respectueusement à mes gamineries.
Puis nous lui fîmes visiter le générateur d’énergie qui était installé sur la côte. C’était encore une de mes idées et Kralick m’avait suivi, pensant que cela pourrait nous être utile. Je continuais à espérer, bien petitement et jusque-là contre toute logique, qu’à force de le confronter avec nos techniques, Vornan finirait par nous donner quelques informations sur les sources d’énergie de son époque. La trop sensible conscience de Jack Bryant déteignait sur moi. Mais encore une fois ce fut un échec sur ce plan. Le directeur du générateur expliqua à Vornan comment nous avions réussi à capter l’énergie solaire elle-même, en arrivant à établir une réaction proton-proton dans un étranglement magnétique et en captant l’énergie libérée par la transmutation de l’hydrogène en hélium. Vornan fut autorisé à pénétrer dans la chambre-relais où le plasma était contrôlé par des sondeurs opérant au-delà du spectre visible. Ce que nous regardions n’était pas le plasma incandescent – une vision directe était impossible – mais une simulation, une recréation, une courbe lumineuse suivant exactement toutes les variations et les fluctuations du magma de noyaux décortiqués qui bouillait dans l’étranglement magnétique. Il y avait des années que je n’étais pas venu ici, et je fus impressionné à nouveau. Vornan, lui, observait en silence. Nous attendions quelques remarques désobligeantes ; rien ne vint. Il ne s’amusa même pas à comparer nos réalisations moyenâgeuses avec la technologie de son temps. Le nouveau Vornan était un sphinx.
Puis nous partîmes pour le Nouveau-Mexique visiter une réserve d’indiens Pueblos. Ce musée vivant de l’anthropologie donna à Helen McIlwain l’occasion de faire preuve de son autorité et de son grand cœur. Elle nous pilota dans le village boueux, nous donnant une foule de renseignements particulièrement intéressants. Ici, en ce début de printemps, la saison touristique n’avait pas encore commencé et nous avions tout le pueblo pour nous seuls ; il faut ajouter que Kralick avait averti les autorités locales de fermer la réserve aux visiteurs ce jour-là, afin qu’aucun adorateur de Vornan ou Apocalyptiste ne vienne d’Albuquerque ou de Santa Fe pour créer des troubles. Les Indiens sortaient en traînant les pieds de leurs adobes, sortes de constructions basses particulières aux Pueblos, mais il me semblait peu probable que beaucoup d’entre eux sachent qui Vornan était et surtout que cela les intéressât. C’étaient des gens assez gros, le visage rond, le nez camus, ne ressemblant pas du tout aux Indiens au visage d’aigle de la légende. Cela me rendait triste. Ils étaient devenus des employés fédéraux en un sens, payés pour rester ici et vivre dans cette crasse et cette poussière. On leur permet d’avoir la télévision, des automobiles et l’électricité, mais ils n’ont pas le droit de construire des maisons de style moderne et doivent continuer de piler le maïs, d’exécuter leurs danses cérémonielles et de tourner leurs poteries rustiques pour les vendre aux touristes. C’est ainsi que nous protégeons notre passé.
Helen nous présenta aux autorités du village : le gouverneur, le chef de la tribu et les deux soi-disant sorciers. C’étaient des hommes au regard froid et calculateur qui n’avaient plus rien d’Indien en eux ; ils auraient tout aussi bien pu être directeurs d’agences de publicité ou concessionnaires de voitures à Albuquerque. On nous conduisit dans certaines habitations, nous entrâmes même dans la kiva, le centre religieux du village, autrefois sacro-saint. Quelques enfants dansèrent maladroitement devant nous. Dans une boutique sur la place centrale, on nous montra des poteries et des bijoux de pacotille fabriqués par les femmes du village. Dans un coin, j’aperçus des poteries plus anciennes remontant à la première moitié du XXe siècle. C’étaient de très belles pièces, parfaitement lisses et polies, ornées d’élégants motifs semi-abstraits représentant des oiseaux et des daims. Mais chacune valait plusieurs centaines de dollars et à l’expression effrayée de la vendeuse je compris qu’elles n’étaient pas réellement à vendre ; elles représentaient le trésor de la tribu, des souvenirs des temps plus heureux. Le vrai stock courant était constitué de petites cruches et de petits pots moches et bon marché.
« Avez-vous remarqué, nous demanda Helen avec une rancœur dans la voix, que maintenant ils passent la peinture après la cuisson ? C’est déplorable. N’importe qui peut faire cela. L’Université du Nouveau-Mexique essaie de faire revivre les anciennes techniques, mais les gens d’ici s’y opposent. Ils prétendent que les touristes préfèrent ces cochonneries-là. C’est plus clinquant, plus tape-à-l’œil… et meilleur marché. »
Vornan s’attira un regard glacé de la part d’Helen quand il prétendit partager totalement le goût des touristes pour les poteries bien brillantes et bien colorées plutôt que pour ces vieilleries trop ternes. Je crois qu’il le dit uniquement pour faire enrager Helen, mais je n’en suis pas sûr ; les critères esthétiques de Vornan étaient toujours incompréhensibles. Il était d’autre part très probable que pour lui la différence entre une pièce tournée en 1900 et une tournée en 1999 fût indiscernable ; toutes les deux remontaient identiquement à un passé très ancien.
Nous eûmes à faire face à un seul incident, et encore mineur, pendant cette visite. La fille qui dirigeait la boutique était une merveilleuse adolescente. Sa silhouette gracieuse, ses longs cheveux noirs brillants et ses traits fins lui donnaient plus l’apparence d’une Chinoise que d’une Indienne. Sa beauté nous avait tous frappés et Vornan semblait désireux de l’ajouter à sa collection. Je ne sais pas ce qui se serait passé s’il avait demandé à la jeune fille de venir lui rendre hommage le soir même dans son lit. Heureusement, il n’eut pas le temps d’en arriver là. Il suivait la fille des yeux avec un regard ouvertement libidineux. Helen le vit comme moi. Quand nous sortîmes du magasin, Vornan rebroussa chemin pour retourner à l’intérieur et annoncer ses désirs à l’élue. Helen, ressemblant plus que jamais à une sorcière, se planta devant lui. Ses yeux luisaient dangereusement sous sa merveilleuse crinière rousse.
« Non ! dit-elle férocement. Vous ne pouvez pas ! »
Ce fut tout. Vornan obéit. Il sortit, s’inclina devant Helen et fit demi-tour. Je ne m’étais pas attendu à une telle réaction, ou plutôt à une telle absence de réaction de sa part.
Ce Vornan soumis et humble était une révélation pour nous. Mais le public dans son ensemble préférait les révélations que lui avait apportées le Vornan de janvier et février. Contrairement à toute vraisemblance, l’intérêt pour les actes et les paroles de l’homme du futur grandissait et devenait plus passionné de semaine en semaine ; ce qui aurait pu rester un émerveillement général certes, mais passager, était en passe de devenir l’Évènement de notre époque. Quelque scribouillard doué pour le commerce ficela rapidement un texte sur Vornan et l’appela La Nouvelle Révélation. C’était un recueil de toutes les conférences de presse et des interviews données par Vornan-19 depuis son arrivée le jour de Noël, reliées entre elles par un commentaire fumeux de l’auteur. Le livre sortit à la mi-mars et, pour donner la mesure de l’importance de l’œuvre, l’éditeur choisit de le publier non seulement en cubes enregistrés, en fac-similés, mais aussi en textes imprimés – un livre, dans le vieux sens du terme. Un imprimeur californien lança sur le marché un petit volume, avec une éclatante jaquette rouge sur laquelle le titre était écrit en lettres d’ivoire serties. En une semaine, un million d’exemplaires furent vendus. Très vite, des éditions pirates apparurent un peu partout, sorties de presses clandestines malgré les efforts désespérés du propriétaire des droits pour garder le monopole de son bien. Un nombre incalculable de La Nouvelle Révélation se répandit dans le pays. J’en achetai une moi-même, comme souvenir. Un jour, je vis Vornan lire studieusement un exemplaire. Comme toutes les éditions, l’originale et les diverses copies portaient la même couverture, titre blanc sur fond rouge, elles étaient reconnaissables au premier coup d’œil, et pendant les premières semaines du printemps ces légères brochures inondèrent la nation tout entière comme une étrange nuée rouge.
La nouvelle religion avait déjà son prophète, maintenant elle avait son évangile. Je ne comprenais pas très bien quel réconfort spirituel pouvait être tiré de la lecture de La Nouvelle Révélation. Je suppose qu’elle était plus considérée comme un talisman que comme une vraie Bible ; on n’y cherchait pas de conseils ni des dogmes, il suffisait de sentir la brillante couverture rouge du livre contre la main pour que sa substance vous pénètre. Partout où nous allions avec Vornan, quand une foule s’assemblait, une nuée de petits livres rouges s’agitait au-dessus des têtes formant une immense bannière mouvante et unicolore.
Il y eut des traductions. Les Allemands, les Polonais, les Suédois, les Portugais, les Français, les Russes, tous les peuples eurent chacun leur version de La Nouvelle Révélation. Un des hommes de l’équipe de Kralick était chargé de collecter et de nous envoyer toutes les nouveautés où que nous fussions. En général, nous passions les nouvelles éditions à Kolff qui montrait un intérêt inquiétant et légèrement amer à leur lecture. Le livre s’étendit jusqu’en Asie. C’est ainsi que nous le reçûmes en japonais, en plusieurs langues de l’Inde, en mandarin et en coréen. Une édition en hébreu fit une entrée remarquée ; c’était bien la moindre des choses étant donné que l’hébreu est la langue officielle des livres saints. Avec une minutie de vieillard, Kolff arrangeait ses petits livres rouges en longues rangées soigneusement ordonnées. Il parlait rêveusement de faire un jour sa propre traduction en sanscrit ou peut-être en vieux persan ; je ne sais toujours pas s’il était vraiment sérieux.
Depuis l’épisode de son interview avec Vornan, Kolff était entré dans un processus de dégradation physique et intellectuelle qui le menait doucement vers la sénilité complète. Il avait été durement secoué par le jugement de l’ordinateur sur l’exemple de langage donné par Vornan ; l’ambiguïté du rapport avait crevé sa conviction optimiste d’avoir entendu la voix du futur. Maintenant, désillusionné et humilié, son premier verdict enthousiaste ayant cruellement fait long feu, Kolff n’était plus du tout convaincu de l’authenticité de Vornan et d’avoir vraiment entendu des fantômes de mots dans le débit presque liquide de Vornan. Il avait perdu confiance en son propre jugement et en ses convictions. Nous le voyions s’écrouler un peu plus chaque jour. Nous avions eu l’occasion d’apprendre durant notre tournée que ce grand savant était aussi un peu charlatan bien que son intelligence et son savoir fussent grands. Son honnêteté lui rappelait que sa réputation avait été gagnée il y avait longtemps et que depuis des décades il n’avait plus rien découvert. N’était-il plus qu’un vieux radoteur ne sachant plus ce qu’il disait ? Par pitié pour lui, je demandai à Vornan de lui accorder une seconde entrevue où il lui répéterait ce qu’il lui avait dit la première fois. Vornan refusa.
« C’est inutile », dit-il pour m’empêcher d’insister.
Le nouveau Kolff ne ressemblait presque plus à l’ancien. Il mangeait peu et ne parlait presque plus. Au début d’avril, il avait perdu tellement de poids que quelqu’un l’ayant vu deux ou trois mois plus tôt ne l’aurait pas reconnu. Ses vêtements et même sa peau flottaient lamentablement sur sa carcasse toute ratatinée. Il continuait à suivre nos pérégrinations, mais il se traînait comme un aveugle, à peine conscient de ce qui se passait autour de lui. Kralick, qui avait la charge de notre comité, voulut remplacer Kolff et le renvoyer chez lui. Il discuta de ce problème avec le reste d’entre nous, mais Helen se montra intransigeante.
« Cela le tuerait, affirma-t-elle. Il penserait être renvoyé pour incompétence.
— C’est un homme malade, insista Kralick. Tous ces voyages…
— Mais il est indispensable parmi nous.
— Non, il ne l’est plus. Il ne nous a servi à rien depuis des semaines. Il se contente de rester assis, à s’amuser avec ses petits livres rouges. Helen, je ne peux prendre cette responsabilité. Il appartient aux docteurs.
— Il appartient à notre comité.
— Même si cela doit le tuer ?
— Même si cela doit le tuer, répondit Helen fermement. Il vaut mieux mourir debout à la tâche que d’être rejeté à la rue comme un vieux fou. »
Kralick se laissa fléchir, mais cela n’apaisa en rien nos craintes car chaque jour le voyait diminuer. Chaque matin je m’attendais à apprendre que notre vieux Lloyd s’était endormi pour toujours dans son sommeil, mais à chaque petit déjeuner que nous prenions en commun je le voyais arriver de plus en plus décharné, la peau grisâtre, son nez devenant de plus en plus énorme au fur et à mesure que son visage se rétrécissait. Nous partîmes dans le Michigan afin de montrer à Vornan le projet de vie synthétique sur lequel travaillait Aster. Kolff traînait derrière nous, tandis que nous parcourions les ailes de l’étrange et inquiétant laboratoire. Il semblait une sorte d’émissaire des mourants venu inspecter les premiers pas de la vie artificielle.
« Ceci est un de nos premiers succès, nous expliqua Aster, si on peut appeler cela un succès. Nous n’avons jamais su dans quel phylum le classer, mais c’est vivant et ça grandit. C’est en ce sens que nous parlons d’une expérimentation réussie. »
Nous fouillâmes du regard un vaste caisson dans lequel poussait une grande variété de plantes sous-marines. À travers les algues nageaient de minces créatures azurées. Elles mesuraient entre quinze et vingt centimètres de long ; elles n’avaient pas d’yeux, se propulsaient en ondulant une nageoire dorsale qui courait sur toute leur longueur, et étaient couronnées par des bouches béantes bordées de tentacules agiles et translucides. Il y en avait bien une centaine là-dedans. Certaines semblaient bourgeonner ; des petites créatures semblables saillaient sur leurs flancs.
« Nous avons eu ensuite l’intention de fabriquer des cœlentérés, poursuivit Aster. Formellement, c’est ce que vous voyez ici : une actinie géante capable de se déplacer. Mais les cœlentérés n’ont pas de nageoires et celle-ci en possède une et sait s’en servir. Nous n’avons pas cherché à créer cette nageoire ; elle s’est développée spontanément. C’est probablement l’ébauche d’une structure corporelle segmentée, ce qui est un élément appartenant à un phylum supérieur. Le métabolisme de cette chose la rend capable de s’adapter à son environnement d’une manière bien plus satisfaisante que la plupart des invertébrés ; elle vit dans l’eau pure ou salée, survit à des différences de température de presque cent degrés, et digère plusieurs sortes d’aliments. Nous avons donc un super-cœlentéré. Nous aimerions le tester dans des conditions naturelles, comme le laisser vivre dans un puits ou un petit lac, mais franchement, nous craignons un peu de laisser cette chose en liberté. »
Aster sourit intérieurement. « Dernièrement, nous avons aussi essayé de synthétiser des vertébrés. Les résultats n’ont guère été brillants, mais regardez ce que… »
Elle nous désigna un autre caisson sur le fond duquel gisait mollement une petite créature brunâtre, qui se déplaçait hasardeusement en se remuant de façon flasque. Cela avait deux sortes de bras non osseux et une seule patte ; la patte manquante semblait n’avoir jamais existé. Une queue fine comme un fouet balayait faiblement le sol. Pour moi, cela ressemblait à une salamandre triste et mal finie. Quoi qu’il en soit, Aster semblait en être assez fière sous prétexte que ça possédait une structure de squelette bien développée, un système nerveux assez bien élaboré, des yeux surprenants de mobilité, et un assortiment complet d’organes internes. Le seul problème était que cela était incapable de se reproduire. Ils travaillaient pour le résoudre. Mais en attendant, les collègues d’Aster en étaient réduits à créer ces vertébrés synthétiques cellule par cellule en partant du matériel génétique de base, ce qui bien sûr limitait la portée de l’expérience. En ce qui me concernait, je trouvais cela déjà assez effroyable en un seul exemplaire.
À présent, Aster se trouvait vraiment dans son élément. Elle nous conduisait infatigablement d’une immense salle brillamment éclairée à une autre tout aussi immense et lumineuse. Nous passâmes devant de géantes flasques glacées et de sinistres et tourbillonnantes centrifugeuses ; nous pénétrâmes dans des alcôves occupées par des centaines de colonnes vertébrales fractionnées, dans des annexes où des agitateurs mécaniques battaient inlassablement de sombres fluides ambrés et irisés dans des cuves de réaction. Nous regardâmes dans des télescopes à longue focale pour pénétrer dans des pièces hermétiques où la lumière, la température, les radiations et la pression étaient méticuleusement contrôlées. Nous vîmes des agrandissements de photomicrographies électroniques qui montraient les structures internes de mystérieux groupes cellulaires. Aster émaillait ses commentaires détaillés de mots chargés de sens symbolique. C’était un jargon de laboratoire qui contenait sa propre musique mythique ; nous entendions parler de titreurs photométriques, de creusets platinés, de pléthysmographes, de microtomes rotatifs, de densimètres, de cellules électrophorésées, de poches de collodion, de microscopes à infrarouges, d’indicateurs d’écoulement, de burettes pneumatiques, de cardiotachéomètres ; un incompréhensible, mais merveilleux vocabulaire. Aster se donna même la peine de nous expliquer comment les chaînes de protéines qui constituaient la vie s’assemblaient et se reproduisaient ; elle nous disait cela simplement, gentiment, de sa douce voix si agréable. Et comme preuve de ses dires, il y avait toujours les super-cœlentérés tortilleurs et la molle pseudo-salamandre. J’avais l’impression de rêver.
Pendant ce temps, Aster essayait aussi et surtout d’obtenir de Vornan quelques renseignements et des commentaires instructifs. Pendant une de nos premières rencontres, il nous avait parlé en termes ambigus de « serviteurs » ne jouissant pas de l’intégralité des statuts humains parce que, génétiquement, ils n’étaient pas humains. C’étaient, d’après ce que nous avions cru comprendre, des formes de vie dérivées de « vies inférieures » ; pas des créations synthétiques, plutôt des sortes de composés formés de germes de protoplasmes inférieurs prélevés sur des espèces vivantes. Il devait y avoir des « êtres-chiens », des « êtres-chats », des « êtres-gnous ». Aster, comme nous, l’avait entendu parler de cette sorte de vie pas tout à fait humaine et naturellement elle désirait en savoir plus long… et naturellement elle n’avait pas pu recueillir la plus petite bribe d’information supplémentaire de la part de Vornan. Ce jour-là, elle essaya encore, mais vainement. Vornan restait poli mais distant. Il posa de son côté quelques questions ; dans combien de temps, voulait-il savoir, Aster serait-elle capable de synthétiser des imitations d’humains ? « Dans cinq, dix, quinze, vingt ans, répondit gravement Aster.
— Si le monde dure jusque-là », dit malicieusement Vornan.
Tout le monde éclata de rire. Ce fut plus une façon de nous libérer de notre tension qu’une véritable expression d’amusement. Même Aster, qui n’avait encore jamais donné le moindre indice indiquant un certain sens de l’humour, laissa échapper un mince sourire mécanique. Elle se détourna et nous désigna un caisson encastré dans une capsule pressurisée.
« Et voici notre tout dernier projet, annonça-t-elle. Je ne sais plus très bien à quel stade nous en sommes, étant donné que, comme vous le savez tous, j’ai été absente du laboratoire depuis janvier. Vous voyez ici une tentative de synthétiser un embryon de mammifère. Nous avons plusieurs embryons, chacun à un stade différent de développement. Si vous voulez vous approcher… »
Je jetai un coup d’œil et je vis plusieurs choses ressemblant vaguement à de gros têtards roulés en boule dans des cellules membraneuses. Mon estomac se révulsa spasmodiquement à la vue de ces petites créatures à grosse tête, nées d’un mélange savant d’amino-acides, mûrissant pour atteindre on ne sait quelle maturité. Vornan lui-même sembla impressionné.
Lloyd grogna quelque chose dans une langue que je ne compris pas : trois ou quatre mots, épais, âpres, gutturaux. Sa voix charriait une indescriptible angoisse. Je me tournai vers lui. Il se tenait rigide, un bras replié et ramené sur la poitrine, l’autre tendu à l’horizontale sur le côté. On aurait dit qu’il se préparait à exécuter quelque figure chorégraphique extrêmement compliquée et qu’il avait été soudainement figé au milieu de sa pirouette. Son visage était d’un bleu sombre, de la couleur d’une porcelaine d’époque Ming ; ses yeux aux paupières rougies étaient immenses et effrayés. Il se tint ainsi un assez long moment. Puis venant de loin dans sa gorge, nous parvint un petit gargouillement et il tituba vers le plateau de marbre d’une table de laboratoire. Ses bras battaient et s’agrippaient convulsivement ; des éprouvettes, des ballons, des cornues tombaient et s’écrasaient par terre. Ses larges mains épaisses saisirent le bord d’un récipient et le renversèrent, libérant une douzaine de petits cœlentérés synthétiques qui s’agitèrent sur la dalle mouillée. Lentement, très lentement, Lloyd s’affaissa, sa prise faiblit et il glissa sur le rebord de la table pour tomber lourdement par terre sur le dos. Ses yeux restaient grands ouverts. Il prononça avec une diction parfaitement claire une dernière phrase : le discours d’adieu de Lloyd Kolff au monde des vivants. Ce devait être, pensai-je, en quelque langage ancien. Plus tard, aucun de nous ne put identifier ou même répéter la moindre syllabe. Puis il mourut.
« L’équipement de réanimation ! cria Aster. Vite ! »
Deux assistants de laboratoire accoururent presque au même instant, portant l’équipement demandé. Pendant ce temps, Kralick s’était agenouillé à côté de Kolff et essayait de le réanimer en lui faisant le bouche à bouche. Aster le repoussa et s’accroupit à sa place. Elle déchira d’un coup sec la chemise du mort, dévoilant le poitrail encore puissant couvert de poils blancs et touffus. Obéissant à son ordre, un des assistants lui passa une paire d’électrodes. Elle les mit en place et envoya une décharge dans le cœur arrêté. Entre-temps l’autre assistant décapuchonnait une seringue hypodermique et l’enfonçait dans le bras de Kolff. Nous entendîmes distinctement le sifflet aigu de l’injecteur ultrasonique qui grimpait jusqu’aux fréquences de fonctionnement. Le grand corps inerte vibrait sous l’impact de l’afflux d’hormones et du courant électrique ; sa main droite, les doigts crispés, se leva de quelques centimètres et retomba.
« Réaction galvanique, murmura Aster. Rien de plus. »
Mais elle n’abandonna pas. Le nécessaire de réanimation contenait tout un assortiment de dispositifs à utiliser en cas d’urgence et elle les utilisa tous. Un inhalateur mécanique fut mis en place pour pratiquer la respiration artificielle ; elle injecta des réfrigérants dans le sang pour prévenir toute dégradation du cerveau ; les électrodes envoyaient rythmiquement des décharges dans les valvules cardiaques. La partie supérieure de Kolff était presque entièrement cachée par tous les engins qui travaillaient à essayer de le ressusciter.
Vornan s’agenouilla à côté de lui et fouilla intensément dans les yeux désormais vides. Il observa l’avachissement des traits. Il avança même la main pour toucher une joue molle et flasque. Il étudia les mécanismes qui pompaient, soufflaient et vibraient. Puis il se releva et vint vers moi.
« S’il vous plaît, Leo, qu’essaient-ils de lui faire ?
— Ils essaient de le ramener à la vie.
— Alors, c’est cela la mort ?
— Oui. C’est cela la mort.
— Que lui est-il arrivé ?
— Son cœur s’est arrêté de battre, Vornan. Savez-vous ce qu’est le cœur ?
— Oui. Oui.
— Le cœur de ce vieux Kolff était fatigué. Il s’est arrêté. Aster essaie en ce moment de le faire redémarrer. Mais elle n’y arrivera pas.
— Cela arrive-t-il souvent ? Ce genre de mort ?
— Une fois au moins dans la vie de chacun », dis-je amèrement.
Un docteur était arrivé, portant une lourde mallette dont il sortit d’autres instruments de réanimation. Il commença à pratiquer une incision dans la poitrine de Kolff.
« Comment arrive la mort à votre époque, Vornan ? demandai-je.
— Jamais soudainement. Jamais ainsi. Je sais très peu de chose à ce sujet. »
La présence de la mort dans cette pièce semblait le fasciner beaucoup plus que tous les efforts entrepris dans cette même pièce pour créer la vie. Le praticien essayait tout ce qui était possible, mais le cœur de Kolff refusait de répondre. Pendant ce temps, nous restions tous en cercle autour de lui, immobiles comme des statues. Seule, Aster s’activait. Elle ramassait les créatures que Kolff avait renversées dans sa dernière convulsion. Quelques-unes aussi étaient mortes, certaines d’avoir été exposées à l’air, d’autres écrasées par des pieds imprudents, mais quelques-unes survivaient. Aster les remit délicatement dans leur caisson.
Finalement, le docteur se releva en secouant négativement la tête.
Je jetai un coup d’œil vers Kralick. Il pleurait.