KOLFF fut enterré à New York avec de grands honneurs académiques. Par respect et par affection, nous arrêtâmes quelques jours notre tournée. Vornan tint absolument à assister aux funérailles ; il se montra extrêmement curieux de nos coutumes nécrologiques. Sa présence à la cérémonie faillit presque causer une panique totale, car dans leur désir effréné d’apercevoir un instant l’homme du futur, les éminents professeurs et académiciens manquèrent de renverser le cercueil. Trois livres accompagnèrent Kolff dans sa dernière demeure. Deux étaient des ouvrages écrits par lui, le troisième était la traduction en hébreu de La Nouvelle Révélation. Cela me mit en rage, mais Kralick m’expliqua que c’était une idée de Kolff lui-même. Trois ou quatre jours avant sa mort il avait donné à Helen McIlwain une bande scellée qui se révéla contenir ses instructions pour ses funérailles.
Après la période de deuil et d’affliction, nous repartîmes vers l’Ouest pour reprendre notre randonnée. La rapidité avec laquelle nous oubliâmes la mort de Kolff ne laissait pas de me surprendre ; nous étions à présent cinq au lieu de six, mais le choc causé par la disparition décrut rapidement et très vite nous reprîmes notre routine quotidienne comme si rien ne s’était passé. Cela dit, le temps devenait plus chaud et certains changements dans l’atmosphère générale étaient devenus apparents. Par exemple La Nouvelle Révélation ne se vendait plus puisque pour ainsi dire tout le monde possédait déjà son exemplaire ; les foules qui suivaient le moindre déplacement de Vornan étaient chaque jour plus importantes. Des prophètes secondaires se révélaient un peu partout, sortes d’interprètes du message de Vornan à l’humanité. Comme toujours, l’épicentre de cette agitation se trouvait en Californie et Kralick prenait bien soin de ne pas y emmener notre visiteur. Ce culte expansif l’inquiétait, il m’inquiétait moi aussi et tous les autres membres du comité. Seul Vornan semblait se complaire de la présence de ces troupeaux, bien que parfois, quand nous atterrissions sur un aéroport envahi par une mer de petits livres rouges se reflétant au soleil, il montrât une légère mais certaine appréhension. Du moins c’était mon impression ; les foules vraiment énormes le mettaient mal à l’aise, tandis que la plupart du temps, il semblait se réjouir de l’attention et de l’émotion qu’il provoquait. Un journaliste californien avait été jusqu’à suggérer très sérieusement que Vornan soit désigné pour se présenter au Sénat aux prochaines élections. En pénétrant dans son bureau, je trouvai Kralick en train de râler devant le fac-similé de l’article.
« Si jamais Vornan voit cela, me dit-il, nous risquons d’être dans un sacré pétrin. »
Heureusement, nous n’étions pas encore près d’avoir un sénateur Vornan. Quand nous eûmes repris nos esprits, nous nous persuadâmes que Vornan ne présentait pas les qualifications requises. Surtout, il était douteux que la Cour suprême accepte un membre de la Centralité comme citoyen des États-Unis, à moins bien sûr que Vornan n’arrive à prouver que la Centralité est le successeur légal et de fait de l’État souverain des États-Unis.
L’itinéraire de Vornan prévoyait pour la fin de mai un voyage dans la Lune pour montrer à notre visiteur nos toutes dernières réalisations extraterrestres. Je demandai à en être dispensé ; je n’avais pas une grande envie d’aller m’ennuyer dans les luxueux palaces construits à Copernicus et il me paraissait que je pourrais utiliser intelligemment ce laps de temps pour mettre en ordre mes affaires personnelles à Irvine à la fin du second semestre. Kralick était de l’avis contraire, surtout que c’était le deuxième congé que je réclamais, mais comme il n’avait aucun moyen pratique pour me contraindre, finalement il dut m’accorder cette seconde « permission ». Il décida qu’un comité de quatre membres pourrait aussi bien surveiller Vornan que cinq.
Mais, quand ils se rendirent à la base spatiale pour prendre le départ, le comité avait encore diminué d’un membre.
Fields, en effet, abandonna la caravane à la veille du jour d’embarquement. Kralick aurait dû s’en douter depuis longtemps, car il y avait déjà plusieurs semaines que Fields n’arrêtait pas de grommeler et de ruminer dans son coin, en rébellion ouverte contre le but et l’utilité de cette mission. En tant que psychologue, il avait eu la charge d’étudier les réponses de Vornan à l’environnement au fur et à mesure de notre randonnée et il était arrivé à deux ou trois évaluations contradictoires et mutuellement exclusives. Selon son humeur émotionnelle du moment, Fields concluait que Vornan était ou non un imposteur et remplissait des pages de rapports qui permettaient à peu près toutes les possibilités. Mon appréciation personnelle des appréciations psychologiques de Fields était qu’elles étaient entièrement insensées et dépourvues de toute valeur. Ses interprétations cosmiques du moindre geste de Vornan étaient en elles-mêmes vides et creuses, mais j’aurais pu le lui pardonner si seulement il avait réussi à s’accrocher à la même pendant plus de deux semaines consécutives.
Cela étant posé, sa démission du comité ne fut pas motivée par de profondes divergences idéologiques. Elle fut provoquée par rien moins qu’une jalousie ridicule. Cependant, je dois admettre que, bien que je n’appréciais pas tellement Fields, je le comprenais un peu.
Naturellement, la cause de ses ennuis s’appelait Aster. Fields continuait à la pourchasser dans une sorte d’entêtement romantique désespéré qui était aussi répugnant pour nous qu’il pouvait être déprimant pour lui. Elle ne voulait pas de lui ; c’était parfaitement clair, même pour Fields. Mais certaines folies font faire parfois d’étranges bêtises aux hommes et Fields poursuivait inlassablement son siège. Il soudoyait les réceptionnistes d’hôtel pour qu’ils lui donnent la chambre contiguë à celle d’Aster, et la nuit il essayait de forcer la porte de communication. Bien qu’elle repoussât dédaigneusement les soupirs énamourés de son trop ardent soupirant, Aster était ennuyée par tout cela, quoique pas autant que l’eût été une vraie femme faite de chair et de sang. En fait, elle avait beaucoup de points communs avec ses cœlentérés synthétiques.
Comme me l’expliqua par la suite Helen McIlwain, ce traitement meurtrissait de plus en plus visiblement le malheureux Fields. Finalement, un soir qu’ils étaient tous réunis, il demanda de but en blanc à Aster de passer la nuit avec lui. Elle refusa. Fields alors se lança dans un long commentaire acide sur les tares qui pesaient sur la libido d’Aster. À voix haute et hargneuse, il l’accusa de frigidité et de quelques autres caractéristiques propres aux garces. Dans un sens, tout ce qu’il disait à propos d’Aster était vrai, sauf sur un point essentiel : Aster était une garce, mais pas intentionnellement. Je ne crois pas qu’elle l’ait excité ou provoqué. Simplement elle n’avait pas compris quel genre de réaction il attendait d’elle.
Cette fois-ci, cependant, elle se souvint qu’elle était une femme et acheva Fields d’une façon toute féminine. Devant lui, devant tout le petit groupe, elle invita Vornan à partager sa couche cette nuit même. Elle s’y prit de telle manière qu’il était parfaitement clair qu’elle s’offrait à Vornan sans aucune réserve. Je regrette de ne pas avoir assisté à cette scène. Comme Helen me le raconta, Aster, pour la première fois peut-être de sa vie, eut l’air d’une vraie femelle : les yeux enflammés, les lèvres entrouvertes et humides, le visage empourpré, et sa petite poitrine lourdement oppressée. Naturellement, Vornan se fit un devoir de l’obliger. Ils sortirent ensemble, Aster aussi radieuse qu’une jeune mariée à sa nuit de noces. Le peu que je sais me laissa néanmoins deviner que ce fut presque cela.
C’était tout à coup trop pour Fields. J’aurais du mal à l’en blâmer. Aster venait de lui balancer une gifle morale horriblement cinglante devant ses confrères et il lui était dorénavant impossible de rester au sein du comité. Il dit à Kralick qu’il démissionnait. Kralick, naturellement, essaya de l’en dissuader en faisant appel à son sens patriotique, son dévouement à la science et toutes sortes d’autres balivernes – cet attirail d’abstractions qui sont, je le sais, aussi creuses pour Kralick que pour le reste d’entre nous. C’était un petit discours pour la forme que Fields ne prit même pas la peine d’écouter. Il fit ses valises et s’éclipsa la nuit même, s’épargnant ainsi, selon Helen, la vision d’Aster et de Vornan sortant de la suite nuptiale le lendemain matin encore tout auréolés du souvenir des joies qu’ils venaient de partager.
J’étais à Irvine quand ces événements se produisirent. Comme tout un chacun, je suivais la progression de Vornan grâce à la télévision… quand je pensais à l’allumer. Ces quelques mois passés à ses côtés me semblaient maintenant encore moins réels que quand je les vivais ; je devais faire un effort violent pour me convaincre que je n’avais pas rêvé toute cette histoire. Mais ce n’était pas un rêve. Vornan était bien sur la Lune, chaperonné par Kralick, Helen, Heyman et Aster. Kolff était mort. Fields était retourné à Chicago. Il m’appela d’ailleurs vers la moitié du mois de juin ; il écrivait un livre sur ses expériences avec Vornan, m’annonça-t-il, et désirait vérifier certains détails avec moi. Il ne me dit pas un mot des motifs qui l’avaient poussé à démissionner.
Dans l’heure qui suivit, j’oubliai Fields et ses velléités d’écrivain. Je revenais à mes propres travaux que j’avais depuis si longtemps abandonnés, mais je les trouvais plats, usés, périmés, irrémédiablement bouchés. J’errais, désœuvré et désorienté, dans mon laboratoire, je fouillais dans des piles de bandes enregistrées de vieilles expérimentations, je programmais un nouveau calcul de temps en temps sur l’ordinateur. Je suppose qu’avec le désenchantement que je traînais partout avec moi, je devais composer un personnage pathétique aux yeux de mes élèves. Une sorte de Roi Lear au milieu des particules élémentaires, trop vieux, l’esprit ramolli, trop éreinté pour prendre ses problèmes à bras-le-corps et essayer vraiment de les résoudre. Quel piètre exemple je devais donner ! J’avais l’impression d’avoir quatre-vingts ans. Mes élèves étaient pleins de bonne volonté mais aucun d’entre eux n’avait de suggestion à proposer pour essayer de briser cette barrière qui arrêtait désespérément nos recherches. Eux aussi étaient coincés, mais ils gardaient l’espoir que quelque chose nous apparaîtrait bientôt si seulement nous poursuivions les travaux, alors que moi je semblais avoir perdu tout intérêt non seulement pour la recherche, mais aussi pour le but final.
Comme il fallait s’y attendre, ils étaient très curieux de connaître mes réflexions à propos de l’authenticité de Vornan-19. M’avait-il appris quelque chose sur la méthode qui lui permettait de voyager dans le temps ? Croyais-je qu’il avait vraiment voyagé dans le temps ? Quelles implications théoriques pouvaient être tirées de son retour en arrière dans le passé ?
Je n’avais aucune réponse. Les questions elles-mêmes m’ennuyaient ; je passai ainsi presque un mois entier à ne rien faire, me laissant bercer par mon ennui et ma mélancolie. J’aurais pu quitter une fois de plus l’Université pour rendre visite à Shirley et à Jack, mais mon dernier séjour chez eux avait été assez déprimant, révélant des failles et des déchirements que je n’avais jamais soupçonnés dans leur union. Je craignais surtout de constater pour de bon que mon seul refuge jusqu’alors ne fût définitivement perdu. Je n’arrivais pas non plus à reprendre mes travaux, irrémédiablement moribonds. Je restais en Californie. J’allais faire un tour à mon laboratoire tous les deux jours en moyenne, me plongeant paresseusement dans les recherches de mes élèves. Je prenais aussi grand soin d’éviter les cascades de demandes d’interviews des journalistes qui désiraient me questionner à propos de Vornan-19. Je dormais beaucoup, parfois douze ou treize heures d’affilée, espérant hiberner assez longtemps pour me réveiller à la fin de cette période cafardeuse. Je lus des romans, des nouvelles, du théâtre et de la poésie. Cela devenait une obsession ; je ne pouvais plus vivre sans avoir un livre en main. Le choix de mes lectures est assez révélateur de mon humeur à cette époque. C’est ainsi que je dévorai les Livres prophétiques de Blake en cinq nuits consécutives, sans sauter le moindre mot. Presque six mois plus tard, ces divagations mystiques et hallucinatoires hantent encore aujourd’hui mon malheureux cerveau. Je lus aussi tout Proust et presque tout Dostoïevski et une douzaine d’anthologies de ces sortes de cauchemars que l’on appelait pièces de théâtre au XVIIe siècle. C’était un art apocalyptique parfaitement adapté à une époque elle aussi apocalyptique. Mes yeux fiévreux lisaient les mots imprimés, mais n’en gardaient qu’un résidu où tout se mélangeait, comme les souvenirs de nos rêves : Charlus, Svidrigaïlov, la duchesse de Malfi, l’Odette de Swann. Les figures fantomatiques de Blake hurlaient dans ma tête leur ésotérique mélopée : Enitharmon et Urizen, Los, Orc, l’auguste Golgonooza :
Partout que sang, déchirures, plaintes lugubres, trompes funestes de guerre,
Et des cœurs béants à la lumière par la large épée déchirante,
Et l’acier écroui des cuirasses s’ouvre et répand sur le sol les tripes fumantes.
Appelle tes sourires de doux mensonges, appelle tes nuages de larmes !
Nous entendrons tes soupirs dans le cri strident des trompettes quand le Matin rajeunira le sang.
Pendant cette saison fiévreuse de solitude et de confusion interne, je ne m’occupai pas beaucoup des convulsions produites par les deux mouvements de masse qui s’opposaient entre eux et troublaient le monde, l’un en pleine expansion et l’autre en décadence. Les Apocalyptistes n’étaient pas éteints, loin de là ; leurs émeutes et leurs orgies continuaient un peu partout sur la planète, mais il y avait dans leurs manifestations une sorte d’obstination désespérée qui ressemblait aux crispations galvaniques du bras de Lloyd Kolff mort. Leur temps était définitivement passé. Très peu parmi ceux qui ne s’étaient pas encore adonnés à l’hystérie étaient disposés à croire que l’Armageddon arriverait le 1er janvier 2000 – pas avec Vornan qui circulait en toute lumière telle une preuve vivante du contraire. Maintenant, ceux qui participaient aux ruées apocalyptistes étaient à mon avis des malheureux pour lesquels les orgies et la destruction étaient devenues une manière de vivre ! Leurs attitudes et leurs gesticulations provocantes avaient perdu tout contenu idéologique. Il restait encore, noyé au milieu des voyous lubriques, un noyau dur de fanatiques dévots qui aspiraient avidement au Jugement dernier, mais ces pauvres lunatiques perdaient chaque jour un peu de leur audience. En juillet, c’est-à-dire moins de six mois avant la date supposée du grand holocauste, il devenait évident aux observateurs impartiaux que la foi apocalyptiste succomberait d’inertie bien avant l’échéance qu’elle craignait et attendait fébrilement. Aujourd’hui, nous savons que ces prévisions étaient fausses, car à l’heure où j’écris ces mots, il ne reste plus que huit jours avant le grand moment de la vérité et les Apocalyptistes sont toujours aussi présents et de plus en plus déchaînés. Ce soir, c’est la veille de Noël 1999… tout à coup, je réalise que c’est l’anniversaire de l’apparition de Vornan à Rome.
Si en juillet les Apocalyptistes semblaient être en perte de prestige, l’autre culte, celui qui regroupait les adorateurs de Vornan, se propageait à une vitesse sans cesse accélérée. Il ne reposait sur aucune thèse théologique ou mystique ; c’était à croire que le seul objet des disciples était de s’approcher le plus près possible de Vornan et de lui hurler leur adoration excitée. La Nouvelle Révélation était leur seul texte de référence ; c’était un mélange décousu et incohérent d’interviews et de conférences de presse, émaillé ici et là de bribes de phrases provocantes lâchées par Vornan. Les deux seuls principes que je pouvais tirer de ce mouvement que j’avais appelé le Vornanisme par ce goût habituel des scientifiques pour les terminaisons savantes, étaient les suivants : primo, l’apparition de la vie sur la Terre avait été un accident provoqué par la malpropreté de visiteurs interstellaires négligents ; secundo, le monde ne sera pas détruit le 1er janvier prochain. Je suppose que certaines religions ont dû être fondées sur des bases encore plus étroites, mais je ne connais pas d’exemples. Quoi qu’il en soit, des Vornanistes toujours plus nombreux continuaient à s’agglutiner autour de la silhouette énigmatique de leur prophète. Un nombre surprenant d’entre eux le suivit sur la Lune, occasionnant des embouteillages terribles sur les cosmodromes terrestres et lunaires comme on n’en avait pas vus depuis l’inauguration du centre commercial de Copernicus il y avait quelques années de cela. Les autres s’assemblaient autour d’écrans géants montés sur des places publiques par des sociétés heureusement avisées, et contemplaient respectueusement les émissions retransmises de la Lune. Moi, à mon tour, je regardais avec ahurissement ces réunions massives.
Ce qui me troublait le plus dans ce mouvement était son absence de forme, il attendait la main de son créateur. Si Vornan en décidait ainsi, il pourrait lui insuffler une direction et une impulsion. Il n’aurait pas grand-chose à faire ; il lui suffirait de lancer quelques déclarations lapidaires ex cathedra pour déclencher des guerres saintes, des bouleversements politiques, pour entraîner les gens à danser dans les rues, à pratiquer l’abstinence ou l’ingestion massive de stimulants… et des millions lui obéiraient. Jusqu’à présent il n’avait pas encore utilisé sa puissance. Peut-être la conscience qu’il avait de cette puissance dont il se trouvait investi lui venait-elle graduellement. J’avais vu Vornan transformer une soirée élégante en un champ de bataille complètement ravagé avec simplement quelques mouvements rapides de ses mains ; qu’arriverait-il si jamais il se saisissait des leviers de commande du monde ?
La force de ce culte était ahurissante, ainsi que sa vitesse de propagation. Le fait qu’il fût pour l’instant sur la Lune ne refroidissait pas du tout l’ardeur de ses adorateurs. Comme l’attraction lunaire joue un rôle primordial sur les phénomènes des marées, Vornan exerçait de la Lune une action tout aussi puissante et tout aussi irrépressible. L’expression trop rabâchée, toutes choses pour tous les hommes, ne s’était jamais mieux appliquée qu’à lui ; il y avait ceux qui l’aimaient pour son nihilisme ricanant, et d’autres qui le considéraient comme le symbole de la stabilité dans un monde chancelant et apeuré. Tout cela étant étouffé sous l’image transcendante de la déité : pas Jéhovah, ni Odin, pas un personnage d’homme mûr barbu, mais comme un Jeune Dieu, beau, dynamique et léger, l’incarnation du printemps et de la vie, les forces créatrices et destructrices réunies en une même personne. Il était Apollon, Baldur, Osiris, mais aussi Loki. Même les anciens créateurs de mythes n’avaient pas osé imaginer une telle synthèse.
Son séjour sur la Lune fut prolongé plusieurs fois. Je supposais que c’était l’intention de Kralick, sur instruction du gouvernement, de garder Vornan le plus longtemps possible loin de la Terre, afin de tenir en haleine et de préserver l’émotion produite par l’arrivée de Vornan pendant la dernière année du vieux millénaire moribond. Son retour avait été prévu pour avoir lieu à la fin de juin, or presque un mois plus tard il était toujours là-bas. Sur les écrans, il m’arrivait de le voir prenant un bain de gravité, ou examinant gravement des caissons hydrophoniques ou monté sur des skis à réaction, ou mêlé à un groupe de célébrités internationales autour de tables de jeux. Je remarquais assez souvent Aster se tenant à ses côtés, l’air étrangement réjouie, son petit corps mince moulé dans des robes et des tuniques ébouriffantes et étonnamment révélatrices. Quelle métamorphose ! Derrière, dans le fond, on pouvait apercevoir occasionnellement des silhouettes floues de Helen et de Heyman. Ils formaient à eux deux une paire absolument mal assortie, cimentée par une aversion réciproque. Une ou deux fois j’eus la vision fugitive d’un Sandy Kralick, le visage sombre et sévère, perdu dans la contemplation morose de son précieux colis.
Dans les derniers jours de juillet je fus averti du retour de Vornan et qu’en conséquence mes services étaient à nouveau nécessaires. Je devais me rendre au cosmodrome de San Francisco pour être présent lors de l’atterrissage de la fusée qui aurait lieu dans une semaine. Le lendemain je reçus un exemplaire d’un nauséabond petit pamphlet qui, j’en étais sûr, n’arrangerait pas l’humeur de ce pauvre Sandy Kralick. C’était un opuscule glacé, avec une couverture rouge qui imitait celle de La Nouvelle Révélation. Le titre lui aussi était emprunté ; cela s’appelait La Dernière Révélation et l’auteur n’était autre que Morton Fields. Mon exemplaire m’était dédicacé. Bientôt, des millions circulèrent un peu partout ; non à cause d’un quelconque intérêt qui était absolument inexistant, mais parce que beaucoup de gens les confondaient avec l’original et que d’autres collectionnaient avidement le moindre morceau de papier sur lequel était imprimé le nom de Vornan.
La Dernière Révélation était donc un album des souvenirs que Fields avait conservés de son passage dans notre comité. Le moins que l’on puisse dire est que ce n’était pas très propre, mais je suppose que cela avait surtout été pour Fields une façon d’épancher sa rage d’avoir été éconduit par Aster. Il ne la nommait pas personnellement, par crainte de la loi sur la diffamation je pense, mais il était impossible de ne pas la reconnaître étant donné que le comité ne comptait que deux femmes, or Fields mentionnait Helen McIlwain par son nom. Le portrait d’Aster qui apparaissait ne correspondait pas au modèle que j’avais connu ; Fields la dépeignait comme une femme perfide, sournoise, fourbe et par-dessus tout comme une arriviste amorale qui s’était prostituée avec les autres membres du comité, qui avait poussé le malheureux Lloyd Kolff dans la tombe avec son insatiable appétit sexuel, et avait commis avec Vornan-19 toutes les abominations les plus perverses. Entre autres crimes, elle était accusée d’avoir tourmenté avec un sadisme délibéré le seul membre vertueux et sain de notre groupe, qui était bien sûr Morton Fields. Je le cite :
« Cette femme vicieuse et impudique prenait un étrange plaisir à aiguiser ses griffes sur moi. J’étais pour elle la victime toute trouvée. Et cela parce que dès le début, je lui avais avoué qu’elle me déplaisait. Elle entreprit alors de vouloir m’entraîner à toutes forces dans son lit. Plus je me défendais, plus sa détermination augmentait de m’ajouter à sa collection de fantoches. Ses provocations se faisaient plus flagrantes et plus honteuses jusqu’à ce qu’un jour, dans un moment de faiblesse, je finisse presque par succomber à la tentation. Alors, bien sûr, folle de joie malsaine, elle courut me dénoncer comme un don Juan, m’humiliant impitoyablement devant les autres et… »
Et ainsi de suite. Ce ton pleurnichard et grinçant continuait tout au long. Les uns après les autres, nous passions tous au pilori. Helen McIlwain était une adolescente attardée, complètement écervelée, un peu décrépite ; Lloyd Kolff avait été un vieux gaga tout juste bon pour la retraite, s’empiffrant de nourriture et de plaisirs libertins, avec un cerveau rétréci qui ne contenait plus que quelques versets érotiques ; Richard Heyman était une baudruche arrogante et empesée. (Je dois avouer que je partageais assez cette définition qui me semblait résumer plutôt bien le personnage.) Le sort de Kralick était réglé en quelques lignes ; il était un minable larbin du gouvernement, tout juste bon à essayer de ménager tout le monde, prêt à accepter n’importe quel compromis pour éviter les heurts. Fields se montrait assez carré en ce qui concernait le rôle du gouvernement dans la publicité faite à Vornan. Il disait ouvertement que le président avait donné des instructions pour que l’authenticité de Vornan soit reconnue officiellement afin de contrebalancer et détruire l’influence du mouvement apocalyptiste. Tout cela était vrai bien sûr, mais personne ne l’avait encore admis publiquement et surtout pas quelqu’un d’aussi bien placé que Fields dans les cercles gravitant autour de Vornan. Heureusement il avait noyé ses révélations dans une longue et obscure digression à propos du dépouillement paranoïaque qui affectait le psychisme de la nation. C’est du moins ce que je crus comprendre et je suis presque certain que la majorité des lecteurs sauta ce passage.
Ma cote dans les évaluations de Fields n’était pas trop mauvaise. Il me décrivait comme un être indifférent, superficiel, faussement profond, un philosophe de l’ironie désenchantée qui s’enfuyait, pris de frayeur, devant toute responsabilité. Je ne peux pas dire que ces accusations me faisaient plaisir, mais je suppose que je dois plaider plus ou moins coupable à toutes ces charges. Fields touchait d’autres points sensibles : mon peu d’intérêt pour ce qui se passait autour de moi, mon manque d’engagement pour une cause quelconque, et ma tolérance égocentrique pour les défauts de ceux qui m’entouraient. Pourtant, le paragraphe qui me concernait n’était pas venimeux ; pour lui je n’étais ni un fou ni un salaud, mais plutôt un personnage neutre ne présentant pas beaucoup d’intérêt. S’il le disait…
Les seuls ragots plus ou moins propres de Fields sur ses collègues du comité ne lui auraient certainement pas rapporté la moindre distinction académique et je ne m’étendrais pas aussi longtemps sur son essai, si le noyau de l’œuvre n’avait justement été constitué par la « dernière révélation » proprement dite… l’analyse de Vornan-19 par Morton Fields. Aussi confus, embrouillé, nébuleux et ennuyeux qu’il fût, ce chapitre arrivait néanmoins à faire passer assez du charisme de Vornan pour que sa lecture ne fût pas totalement fastidieuse. C’est ainsi que le stupide opuscule de Fields contribua à propager une influence que son propre auteur craignait.
Il ne consacrait que peu de lignes au problème de l’authenticité de Vornan. Pendant les six mois que nous avions passés ensemble, il nous avait présenté une gamme variée de vues contradictoires sur le sujet, pourtant il réussit le tour de force de faire tenir toutes ses contradictions en quelques mots. En fait il disait que Vornan n’était probablement pas un imposteur, mais que cela nous serait bien utile s’il l’était et que de toute façon cela n’avait pas d’importance. Ce qui comptait n’était pas de connaître la vérité absolue sur Vornan, mais seulement son impact sur le monde de 1999. En cela j’étais d’accord avec lui. Charlatan ou non, l’effet de Vornan sur nous était indéniable et sa puissance réelle sur l’humanité était véritable, qu’il fût ou non un voyageur du temps.
Assez habilement, Fields esquivait ce problème en le noyant dans une sauce d’ambiguïtés sibyllines et passait bien vite à une interprétation du rôle culturel joué par Vornan parmi nous. C’était très simple, arguait Fields. Vornan était un dieu. Il était le dieu et son prophète réunis en un même être, l’annonciateur omnipotent de sa foi, s’offrant lui-même comme la personnification de tous les désirs vagues et imprécis d’une planète dont les habitants étaient harassés de trop de confort, de trop de tensions et de trop de peurs. Il était un dieu de notre époque, chargé d’électricité, peut-être grâce à une habile et incompréhensible opération chirurgicale ou peut-être grâce à un don extraordinaire et surnaturel. Comme Zeus, il se plaisait à attirer des humains dans sa couche divine ; c’était un dieu provocateur ; un dieu rusé, insaisissable, évasif, sybarite, qui n’offrait rien et prenait beaucoup. Je tiens à rappeler qu’en rapportant les idées de Fields, je les condense et les résume grandement et les débarrasse des ronces et des épines d’un dogmatisme excessif pour mieux dégager la théorie fondamentale à laquelle j’adhérais totalement. Fields avait véritablement saisi l’essence même de nos réactions vis-à-vis de Vornan.
Il n’était dit nulle part dans La Dernière Révélation que Vornan-19 était littéralement divin. Fields se gardait bien aussi d’offrir une opinion définitive sur la sincérité de Vornan quant à ses prétentions de venir du futur. De toute façon, Fields se fichait de savoir si Vornan était sincère ou non, il ne pensait certainement pas à lui comme à un être surnaturel.
Il prétendait – et j’abonde totalement dans ce sens avec lui – que c’était nous-mêmes qui avions fait de Vornan un dieu. Nous désirions un nouveau dieu pour nous conduire alors que nous nous trouvions au seuil d’un nouveau millénaire parce que les anciens mythes avaient abdiqué ; et Vornan était arrivé juste à point pour répondre à nos besoins. Fields analysait l’humanité, pas Vornan.
Naturellement, l’humanité dans son ensemble n’est pas capable de comprendre de si subtiles distinctions. Elle ne voyait qu’un livre à jaquette rouge qui disait que Vornan était un dieu ! Toutes ces complications, ces restrictions, tous ces commentaires obscurs et savants ne comptaient pas. Dorénavant le statut divin de Vornan était officiellement proclamé ! Et le saut à la majuscule entre « il est un dieu » et « Il est un Dieu » fut bien vite franchi. La Dernière Révélation devint un texte sacré. Ne disait-il pas en toutes lettres que Vornan était divin ? Comment pouvait-on ignorer de tels mots ?
Le processus magique entra en action. Le petit pamphlet rouge fut traduit dans toutes les langues humaines pour mieux servir de sainte justification à la folie en marche qui gagnait chaque jour de nouveaux adeptes. La nouvelle foi avait un autre talisman ; Morton Fields en devint le saint Paul, l’agent de publicité du prophète. Bien qu’il ne revît plus jamais Vornan, et qu’il ne prît pas une part active au mouvement qu’il avait involontairement aidé à se développer. Fields, par l’entremise de son stupide petit bouquin, était déjà devenu une invisible présence d’une extrême importance dans le mouvement qui inondait le monde. Quand les nouvelles hagiographies seront écrites, je suppose qu’il aura droit à un rang élevé dans le canon des saints.
Quand je lus pour la première fois, au début d’août, l’exemplaire que Fields m’avait envoyé, je ne devinai pas l’impact qu’il aurait par la suite. Je le terminai en vitesse, avec cette sorte de fascination légèrement dégoûtée que l’on éprouve en découvrant des petites choses qui se tortillent sous une grosse pierre que l’on vient de soulever ; puis je le rejetai, à la fois amusé et répugné, et l’oubliai jusqu’à ce que sa renommée devienne trop manifeste. Comme me le spécifiaient mes instructions, je me rendis au cosmodrome de San Francisco pour y accueillir Vornan. Ici comme ailleurs, on avait pris les mêmes précautions et utilisé les mêmes subterfuges que d’habitude. Pendant qu’une foule rugissante agitait des milliers de petits livres rouges au-dessus des têtes sous un brumeux ciel gris, Vornan arrivait par un long couloir souterrain jusqu’à un hall discret situé à l’autre bout du cosmodrome.
Il me prit chaleureusement la main. « Leo, vous auriez dû venir, me dit-il. C’était un vrai délice ! Le triomphe de votre époque ! Ce centre lunaire ! Qu’avez-vous fait pendant ce temps ?
— J’ai lu, Vornan. Je me suis reposé et j’ai travaillé.
— Et cela a été profitable ?
— Non. Absolument pas. »
Il avait l’air en forme, détendu, aussi sûr de lui que toujours. Un peu de son rayonnement avait déteint sur Aster. Elle se tenait à côté de lui dans une attitude ouvertement possessive. Elle ne ressemblait plus du tout à l’image neutre, absente et cristalline dont je me souvenais ; elle était maintenant une vraie femme vibrante et passionnée, pleinement révélée à elle-même. De quelque manière qu’il s’y fût pris, Vornan avait réalisé un miracle, sans aucun doute sa réalisation la plus impressionnante et la plus réussie. La transformation d’Aster était remarquable. Mon regard accrocha le sien et dans les profondeurs liquides de ses yeux je vis un lointain et secret sourire. Par contre, Helen McIlwain semblait vieillie et épuisée, les traits flasques, les cheveux dépeignés ; elle avait même perdu son allure de fière et orgueilleuse sorcière. Pour la première fois, elle faisait son âge ; elle n’était plus maintenant qu’une femme d’âge mûr, très ordinaire. Plus tard, j’appris la cause de cette dégradation : elle s’était sentie bafouée et répudiée, car elle avait cru depuis le début que Vornan la considérait comme une sorte de première concubine, or il était devenu évident que ce rôle était maintenant échu à Aster. Heyman, lui aussi, semblait affaibli. Sa lourdeur teutonique que je détestais tant l’avait fui. Il parla peu, ne répondit presque pas aux souhaits de bienvenue et m’apparut lointain, un peu affolé et légèrement bouleversé. Il me fit penser à Kolff durant ses dernières semaines. L’exposition trop longue à Vornan était évidemment dangereuse. Même Kralick, si dur et plein de ressort, semblait nettement hypertendu. La main qu’il me tendit tremblait et ses doigts s’écartaient anormalement les uns des autres, réclamant de sa part un gros effort pour les réunir.
En apparence pourtant nos retrouvailles furent plaisantes. Rien ne fut évoqué des ennuis qui avaient certainement dû arriver, quant à moi je ne dis pas un mot à propos de l’apostasie de l’odieux Fields. Je montai dans la même voiture que Vornan, et notre cortège partit en direction du centre de la ville. Des multitudes noircissaient les trottoirs, bloquaient même parfois les rues et applaudissaient à notre passage comme s’il se fût agi d’un personnage de la plus haute importance.
Nous reprîmes notre tournée, provisoirement interrompue.
Maintenant Vornan avait vu à peu près tous les hauts lieux des États-Unis et son itinéraire originel prévoyait qu’il repartirait à cette date. Théoriquement, la responsabilité de notre gouvernement s’arrêtait là. Ce n’était pas nous qui l’avions chaperonné pendant ses premiers pas dans le XXe siècle quand il visitait (et infectait) les capitales européennes ; maintenant, donc, nous aurions dû transmettre le témoin aux autres pour qu’ils nous relaient dans l’avancée de Vornan vers l’Ouest. Mais les responsabilités ont cet étrange privilège de s’institutionnaliser elles-mêmes. Sandy Kralick était enchaîné à sa mission de convoyeur spécial étant donné qu’il était la plus grande autorité en la matière ; quant à Aster, Helen, Heyman et moi nous étions définitivement entraînés dans l’orbite de Vornan. Je ne m’en plaignais pas, satisfait de me trouver une bonne excuse pour ne pas avoir à me retrouver confronté avec mes recherches désespérantes.
Donc, nous reprîmes nos bagages et nous continuâmes à voyager. Nous allâmes au Mexique ; nous fîmes le tour des cités mortes Chichen Itza et Uxmal ; nous gravîmes des pyramides mayas à minuit, et finalement nous arrivâmes à Mexico, la métropole la plus trépidante de l’hémisphère. Vornan regardait et accueillait tout cela très calmement. Son humeur sage qui était apparue au printemps persistait encore à la fin de l’été. Il ne commettait plus d’outrages verbaux, plus jamais il ne tenait de propos scabreux, plus jamais il ne faisait dégénérer les manifestations auxquelles il assistait. Ses gestes semblaient de pure forme, superficiels et légèrement saccadés, maintenant. Il ne cherchait même plus à nous rendre furieux. Je me demandais pourquoi. Était-il malade ? Son sourire était toujours aussi fantastique, mais il avait perdu toute force et toute vitalité ; ce n’était plus à présent qu’une façade creuse. Il avait la chance de faire un tour du monde extraordinaire et répondait à tout ce qu’il voyait de façon mécanique. Kralick semblait s’en inquiéter. Comme moi, il préférait Vornan-le-démoniaque à Vornan-l’automate et se demandait pourquoi toute animation l’avait si soudainement quitté.
Bientôt, nous quittâmes Mexico pour Hawaii et de là nous continuâmes vers Tokyo, Pékin, Angkor, Melbourne, Tahiti et l’Antarctique. Je passais de très longs moments avec Vornan pendant nos incessants déplacements. Je n’avais pas entièrement abandonné l’espoir de lui soutirer quelques informations scientifiques sur les points qui me concernaient tout spécialement. Si j’échouai dans cette tentative, j’appris certaines choses intéressantes sur lui. Je découvris par exemple la raison de sa nouvelle langueur.
Nous avions perdu tout intérêt à ses yeux.
Tout en nous l’ennuyait : nos passions, nos monuments, nos folies, nos cités, nos nourritures, nos névroses. Il avait tout essayé, et le goût s’était affadi. Il était, me confessa-t-il, mortellement las d’être traîné de-ci de-là à la face du monde.
« Alors, pourquoi ne repartez-vous pas dans votre propre temps ? lui demandai-je.
— Pas encore, Leo.
— Mais si vous êtes tellement fatigué de…
— Je crois que je vais tout de même rester. Je peux supporter cet ennui encore un peu. Je veux voir comment les choses vont tourner.
— Quelles choses ?
— Les choses », laissa-t-il tomber.
Je répétai cette conversation à Kralick qui haussa nerveusement les épaules. « Il nous reste à espérer que les choses tourneront vite, dit-il. Il n’est pas le seul à en avoir marre de ce cirque. »
Notre tournée s’éternisait, comme si Kralick cherchait volontairement à gaver Vornan du XXe siècle. Les paysages et les villes dansaient devant nos yeux et changeaient sans cesse ; nous zigzaguâmes de l’Antarctique à la chaleur tropicale de Ceylan, nous traversâmes les Indes et le Proche-Orient, nous descendîmes le Nil en felouque, nous voyageâmes en char à bœufs jusqu’au cœur de l’Afrique, passant d’une étincelante capitale à une autre. Partout où nous allions, même dans les contrées les plus reculées, nous recevions un accueil délirant. Des milliers et des milliers d’adorateurs se pressaient pour acclamer le dieu qui venait les visiter. Maintenant, nous étions presque en octobre, le message contenu dans La dernière Révélation avait eu le temps de se répandre dans tous les cœurs. Les analogies de Fields étaient transformées en autant d’affirmations. Il n’y avait pas d’Église vornaniste à proprement parler, mais de toute évidence cette hystérie de masse jusqu’alors émiettée se fondait en un mouvement religieux.
Mes craintes au sujet d’une éventuelle tentative de Vornan pour prendre en main et utiliser ce mouvement s’avéraient non fondées. Les foules d’adorateurs l’ennuyaient maintenant autant que les laboratoires et les générateurs d’énergie. Des balcons, il saluait en souriant les multitudes vociférantes, paumes levées, comme un César, mais les palpitations des narines et les bâillements à peine réprimés ne m’échappaient pas.
« Que veulent-ils de moi ? demanda-t-il un jour, d’un ton presque irrité.
— Ils veulent vous aimer, lui dit Helen.
— Mais pourquoi ? Sont-ils vides à ce point ?
— Terriblement vides, murmura Helen.
— Si vous étiez au milieu d’eux, vous sentiriez leur amour », dit froidement Heyman.
Vornan sembla frissonner. « Ce ne serait pas très prudent. Avec leur satané amour, ils me détruiraient. »
Je me souvenais de Vornan à Los Angeles six mois plus tôt, se plongeant joyeusement dans l’émeute folle des Apocalyptistes. À l’époque, il n’avait montré aucune crainte devant leurs excentricités frénétiques, désespérées et terriblement dangereuses. Bien sûr il était masqué, mais les risques étaient tout de même très grands. L’image de Vornan au milieu de sa barricade de corps morts me revint à la mémoire. Quelle joie il avait exprimée au milieu de ce chaos ! Maintenant il avait peur de l’amour même des foules de ses adorateurs. C’était donc cela le nouveau Vornan, un prudent, pour ne pas dire un lâche ? Peut-être aussi s’était-il enfin rendu compte des forces qu’il avait contribué à libérer, et son évaluation des risques était-elle devenue plus sérieuse. Le Vornan insouciant et un peu fou des premiers jours avait disparu.
À la mi-octobre, nous nous trouvions à Johannesburg, nous préparant à enjamber l’Atlantique pour entreprendre le tour de l’Amérique du Sud. Le continent sud-américain était mûr et prêt à recevoir Vornan. C’était là qu’étaient apparus les premiers signes de religion organisée ; au Brésil et en Argentine il y avait eu de grandes réunions vornanistes auxquelles avaient assisté des milliers de personnes et nous avions entendu dire que des temples avaient été construits, encore que ces informations fussent fragmentaires et non confirmées. Vornan ne faisait preuve d’aucune curiosité pour ce genre de nouvelles. Un jour, en fin d’après-midi, il se tourna soudain vers moi.
« Leo, je voudrais me reposer un peu.
— Comment ? Dormir ?
— Non, me reposer de tous ces voyages. Les foules, le bruit, cette excitation générale. J’en ai assez. À présent je désire un peu de tranquillité.
— Vous devriez en parler à Kralick.
— Je préférais vous en parler d’abord. Il y a quelques semaines, Leo, vous m’avez dit quelques mots au sujet d’amis à vous qui vivent dans un endroit tranquille et calme. Un homme et une femme. C’est un de vos anciens élèves, vous voyez de qui je veux parler ? »
Je voyais. Je ne savais plus quoi faire ou dire. Dans un moment de désœuvrement, j’avais parlé à Vornan de Jack et Shirley et du plaisir que c’était pour moi d’aller chez eux quand j’étais en période de crise et de fatigue excessive. En lui racontant cela, j’avais espéré de sa part une réponse parallèle, me donnant certains détails sur ses propres habitudes et les structures des relations humaines dans ce monde futur qui me paraissait toujours aussi irréel. Mais je ne m’étais pas attendu à cela.
« Oui », dis-je, l’esprit tendu. Je vois de qui vous voulez parler.
— Peut-être pourrions-nous y aller ensemble, Leo. Vous et moi, et vos amis, sans les autres, sans les gardes, le bruit, les foules. Nous disparaîtrions tranquillement. Il faut que je renouvelle mes énergies. Ce long voyage a été épuisant pour moi, vous vous en rendez compte. En plus, je désire connaître la vie quotidienne des gens de cette époque. Ce que j’ai vu jusqu’à présent était seulement un spectacle, du trompe-l’œil. Je veux m’asseoir simplement avec des êtres humains et leur parler… je le désire tellement. Pouvez-vous arranger cela, Leo ? »
J’étais tiraillé. Cette soudaine chaleur dans les propos de Vornan me désarmait ; et automatiquement je me trouvais en train de calculer que nous pourrions peut-être apprendre quelques choses intéressantes de la bouche de Vornan. Oui, je nous voyais bien : Jack, Shirley et moi, sirotant des cocktails sur la terrasse inondée de soleil, essayant doucement de convaincre notre visiteur de nous donner quelques informations qu’il avait tues durant sa longue randonnée publique autour du monde. Je pensais déjà ce que nous lui demanderions ; et n’ayant plus en mémoire que le sage Vornan de ces derniers mois, j’oubliais de penser à ce que lui nous demanderait.
« J’en parlerai à mes amis, promis-je, et à Kralick. Je vais voir ce que je peux faire pour cela, Vornan. »