II

 

EN Arizona, je ne savais rien de tout cela. D’ailleurs, si je l’avais appris, je l’aurais refusé comme une nouvelle folie de mes contemporains. J’étais à l’époque dans un moment de dépression provoquée par l’excès de travail et la conscience de l’échec de mes recherches. Ma vie m’apparaissait stérile et je ne portais aucun intérêt à tout ce qui se passait hors des limites de mon crâne. Je désirais pour moi un ascétisme et je refusais d’entendre parler des événements de l’actualité.

Mes hôtes étaient délicieux. Ils m’avaient déjà vu auparavant dans des états semblables et ils savaient comment me prendre pendant mes crises. J’avais besoin d’une combinaison délicate d’attention et de solitude et seules des personnes douées d’une certaine sensibilité étaient capables de créer autour de moi cette atmosphère nécessaire. Il n’est pas faux de dire que Jack et Shirley Bryant ont sauvé plusieurs fois ma santé morale et intellectuelle.

Jack avait travaillé avec moi à Irvine pendant plusieurs années, aux alentours de 1980. Il était arrivé tout frais émoulu du M.I.T. où il avait récolté les plus hautes distinctions. Comme la plupart des êtres issus de cette institution, son esprit avait quelque chose d’étriqué et de terne ; peut-être étaient-ce les stigmates laissés par trop d’années vécues dans l’Est, trop d’hivers rudes et d’étés étouffants. Mais c’était un intense plaisir que de le voir s’ouvrir comme une fleur robuste sous notre chaud climat ensoleillé. Il avait tout juste dépassé la vingtaine quand je fis sa connaissance : grand, mais la poitrine creuse, une tignasse frisée et toujours ébouriffée, des joues perpétuellement mal rasées, des yeux profondément enfoncés dans les orbites et une bouche fine frémissante. Il possédait tous les tics, les traits et les habitudes stéréotypés du jeune génie. J’avais lu ses articles sur la physique des particules et ils m’étaient apparus particulièrement brillants. Il est important de réaliser qu’en physique, les chercheurs agissent sous le coup de soudains éclairs de pensée – appelez cela l’inspiration, si vous voulez – et qu’en conséquence il n’est pas nécessaire d’être vieux et sage pour devenir un grand savant. Newton n’était encore qu’un jeune garçon quand il donna une nouvelle forme à l’univers. Einstein, Schrödinger, Heisenberg, Pauli et tous les autres pionniers firent leurs plus importantes découvertes avant d’avoir atteint la trentaine. On peut comme Bohr devenir de plus en plus intelligent et profond avec l’âge. Néanmoins Bohr était encore jeune quand il fouilla dans le cœur de l’atome. C’est pourquoi quand je dis que ses travaux étaient brillants, je ne veux pas dire simplement qu’il était un jeune homme exceptionnellement prometteur. Cela signifie qu’il était spécialement brillant dans toute l’acception du terme et qu’il avait déjà atteint les sommets alors qu’il n’était encore qu’un étudiant.

Pendant les deux premières années qu’il passa avec moi, je pensais qu’il allait purement et simplement recréer la physique. Il avait cet étrange pouvoir, ce don de l’intuition aveuglante qui éteint tous les doutes et, de plus, il possédait les aptitudes mathématiques et la persévérance pour suivre son intuition et arracher la sécurité évidente à l’inconnu. Ses travaux ne rejoignaient les miens que marginalement. À cette époque, mon projet d’inversion temporelle était devenu plus expérimental que théorique. J’étais passé du stade des hypothèses premières à la réalisation. Je passais la majorité de mon temps dans un accélérateur géant de particules pour essayer de mettre au point les forces qui, je l’espérais, enverraient des fragments d’atomes vers le passé. Jack, au contraire, était encore totalement théoricien.

Il s’occupait de la force qui retient et forme l’atome. Cela n’avait rien de nouveau, bien entendu. Mais Jack avait mené un travail de compilation véritablement fantastique et son regard neuf et génial avait réexaminé tout ce qui avait été écrit sur ce sujet. C’est ainsi qu’à partir de quelques implications restées incompréhensibles jusqu’alors découlant des travaux de Yukawa sur les mésons en 1935, il avait remodelé et remanié tout ce qui était connu sur le ciment qui lie et agglomère l’atome. Il me semblait que Jack était sur le point de faire une découverte qui révolutionnerait l’humanité : comprendre une relation fondamentale énergétique sur laquelle l’univers est construit. Ce qui est en fait ce que nous recherchons tous.

Comme j’étais mon propre élève, je prenais une partie de mon temps, dont la majorité était consacrée à mes propres travaux, pour suivre ses études et les étapes successives de sa thèse de doctorat. Ce n’est que petit à petit que des implications plus larges pouvant être tirées des recherches de Jack m’apparurent. J’avais d’abord regardé ses cahiers comme l’expression d’une discipline tenant de la physique pure, mais à présent je comprenais que l’aboutissement de ses recherches devait être hautement pratique. Il se dirigeait vers un moyen de faire éclater les forces qui soudent et forment l’atome en libérant cette énergie non à travers une explosion violente mais en la drainant dans un flot contrôlé.

Jack lui-même ne semblait pas se rendre compte de cela. L’application des théories physiques ne l’intéressait pas. L’esprit baignant dans ses équations et ses calculs abstraits, il ne s’occupait pas plus de telles possibilités que des fluctuations de la Bourse. Moi, j’en étais conscient. Les travaux de Rutherford au début du XXe siècle avaient aussi été de la théorie pure, et pourtant ils avaient conduit à l’explosion d’Hiroshima. Des hommes à l’esprit moins élevé que celui de Jack verraient dans sa thèse les moyens d’arriver à une libération totale de l’énergie atomique. Aucune fission ou fusion ne serait nécessaire. Tout atome pourrait être ouvert et drainé. Une poignée de terre pourrait nourrir un générateur d’un million de kilowatts. Quelques gouttes d’eau enverraient un vaisseau cosmique sur la lune. Ceci était la véritable et fantastique énergie atomique. Et tout était là, implicitement contenu dans les travaux de Jack.

Mais les travaux étaient encore incomplets.

Durant sa troisième année à Irvine, il vint me voir un jour, l’air hagard et épuisé. Il m’informa qu’il arrêtait sa thèse. Il en était à un point, selon lui, où il avait besoin de marquer une pause et de réfléchir. Entre-temps, il me demandait la permission de s’engager dans une certaine recherche expérimentale, simplement pour se changer l’esprit. Naturellement, je lui donnai mon accord.

Je ne lui soufflai pas un mot sur les implications pratiques potentielles de ses travaux. Ce n’était pas mon rôle. Je dois d’ailleurs confesser un certain soulagement mêlé à du désappointement quand il interrompit ses recherches. J’avais tenté d’imaginer quelques conséquences économiques qui surviendraient d’ici dix à quinze années quand chaque foyer serait à même de diriger sa propre source inépuisable de puissance, quand les transports et les communications cesseraient de dépendre des traditionnelles matières énergétiques, quand toute l’organisation du travail sur laquelle est basée notre société éclaterait et devrait être radicalement bouleversée. Même le sociologue amateur que j’étais avait été effrayé par les perspectives qui s’étaient ouvertes devant moi. Si je m’étais trouvé à la place de directeur d’un des grands trusts mondiaux, j’aurais fait assassiner Jack Bryant sur-le-champ. Son renoncement donc ne me dérangeait pas outre mesure, mais je devais admettre que ce sentiment n’avait rien de très élevé. Le véritable homme de sciences se place au-delà des intérêts et des conséquences économiques. Il court après la vérité, même si cette vérité doit remettre totalement en question la civilisation dans laquelle il vit. Ceci est un principe de base de toute vraie recherche.

J’avais longuement réfléchi à cette nouvelle situation. Si Jack avait désiré à n’importe quel moment reprendre ses travaux, je n’aurais pas tenté de l’en dissuader. Je n’aurais même pas essayé de lui demander de prendre en considération les suites à long terme. Il ne réalisait pas l’existence du dilemme moral que posaient ses études ; je ne voulais pas être celui qui le lui révélerait.

Par mon silence, bien entendu, je me faisais complice de la destruction de l’économie humaine. J’aurais pu, et peut-être aurais-je dû, montrer à Jack que ses travaux dirigés dans un certain sens, pouvaient donner à chaque être humain un accès illimité à une source infinie d’énergie, ruinant par là même tout fondement de société humaine en la faisant éclater irrépressiblement. Mon ingérence aurait peut-être fait hésiter Jack. Quoi qu’il en soit, je choisis de me taire. Refusez-moi toutes les médailles et décorations, je confesse que mes angoisses s’apaisèrent tant que Jack resta inoccupé. Il ne travaillait plus du tout sur ce sujet, je n’avais donc pas à m’inquiéter des conséquences qui pourraient en découler. Quand il reprendrait son œuvre le problème moral se reposerait à moi : accepter la liberté totale de la recherche scientifique ou intervenir pour protéger le maintien du statu quo économique.

Ce serait un choix difficile et désagréable. Pour l’instant, il m’était épargné.

Jack passa sa troisième année à s’amuser avec l’accélérateur de l’Université. Il ne faisait rien de précis. On aurait pu croire qu’il venait juste de découvrir le côté expérimental de la physique et qu’il ne pensait qu’à jouer avec les possibilités mécaniques. Notre accélérateur était tout nouveau et très impressionnant. C’était un modèle à ventre-proton, équipé d’un injecteur de neutrons. Il avait une puissance d’un trillion d’électrons-volts ; maintenant, bien sûr, les machines actuelles à spirale alpha dépassent largement cette taille, mais à l’époque c’était énorme. Les deux pylônes jumeaux soutenant les lignes à haute tension amenant le courant depuis les générateurs situés en bordure du Pacifique semblaient être des titans d’acier porteurs de puissance brute et le dôme du bâtiment de l’accélérateur lui-même brillait symboliquement sous l’éclat du soleil. Jack y passait presque tout son temps. Il s’asseyait devant les écrans pendant que des étudiants de première année menaient des expériences élémentaires sur la détection des neutrinos et l’annihilation des antiparticules. Occasionnellement, il démontait et remontait certains cadrans de contrôle pour comprendre leurs mécanismes. Tout chercheur pur est fasciné de découvrir la possibilité de maîtriser effectivement les forces géantes qu’il s’est si souvent représentées en esprit. Mais, pour Jack, il était évident que ceci ne l’intéressait pas vraiment. Il essayait seulement de s’occuper. Délibérément, il s’endormait.

Était-ce vraiment parce qu’il avait besoin de repos ?

Ou avait-il finalement aperçu les implications contenues dans ses propres travaux – et en avait-il été effrayé ?

Je ne lui posais aucune question. Dans des cas pareils je me contentais d’attendre que mon élève vienne me voir et qu’il m’explique ses problèmes et ses doutes. Je ne voulais pas prendre le risque d’infecter l’esprit de Jack avec mes inquiétudes si lui-même n’avait rien deviné.

À la fin de son second semestre de quasi-inactivité, il demanda officiellement un entretien privé avec moi. Nous y voici, pensai-je. Il va me dire vers qui ses recherches tendent et il me demandera s’il est juste et honnête de sa part de continuer. À ce moment-là, il faudra lui fournir une réponse. Laquelle ?

Je me bourrai de pilules avant d’avoir à l’affronter.

Il commença sans préambule : « Leo, j’aimerais quitter l’Université. »

J’étais secoué. « Vous avez de meilleures propositions ?

— Ne soyez pas absurde. J’abandonne la physique.

— Vous abandonnez la… la physique ?

— Oui. Et je vais me marier. Vous connaissez Shirley Frisch ? Vous l’avez déjà vue avec moi. Nous nous marions dimanche prochain. Ce sera très intime, mais j’aimerais que vous soyez des nôtres, Leo.

— Et après ?

— Nous avons acheté une maison dans l’Arizona. En plein désert, près de Tucson. Nous nous installerons là-bas.

— Mais que ferez-vous, Jack ?

— Je méditerai. J’écrirai aussi un petit peu. Il y a quelques questions philosophiques qui me…

— Et comment vivrez-vous ? le coupai-je. Votre salaire universitaire vous sera…

— J’ai fait un petit héritage. Quelqu’un de ma famille qui avait fait un bon placement il y a longtemps, et Shirley de son côté aussi a un peu d’argent. Ce n’est pas grand-chose, mais cela nous suffira amplement. Nous abandonnons la société. Voilà. Je ne voulais pas vous le cacher plus longtemps. »

Je posai mes mains bien à plat sur mon bureau et je fixai mes articulations pendant un long moment. J’avais l’impression que mes doigts étaient reliés entre eux par des toiles d’araignée. Je demandai à tout hasard : « Et votre thèse, Jack ?

— Arrêtée.

— Mais vous étiez presque au bout.

— Non. Je suis dans un cul-de-sac. Je ne peux pas continuer. » Son regard rencontra le mien. Il me fixait intensément. Essayait-il de me dire qu’il ne voulait pas continuer ? Cet abandon si près du but était-il l’aveu d’une défaite scientifique ou d’un doute moral ? Je voulais lui poser la question, mais j’attendis qu’il me le dise lui-même. Il restait silencieux, me souriant d’une manière contractée et fausse. Finalement, il laissa tomber : « Leo, je crois que je ne ferai jamais rien de valable en physique.

— Ce n’est pas vrai ! Vous…

— Je pense que je ne désire même pas faire quelque chose de valable en physique.

— Oh !…

— Vous ne m’en voulez pas trop ? Je tiens à votre amitié. Resterez-vous notre ami ? »

J’allai au mariage. En fait, nous étions seulement quatre invités. La mariée était une jeune femme que je ne connaissais que très vaguement, d’à peu près vingt-deux ans, une jolie blonde, étudiante en sociologie.

Dieu seul sait comment Jack avait pu faire sa connaissance, lui qui avait toujours le nez fourré dans ses calculs, mais ils avaient l’air profondément amoureux. Elle était grande, elle arrivait presque à l’épaule de son mari, avec une longue cascade de cheveux dorés et soyeux, de grands yeux noirs et un corps souple de sportive. Sans aucun doute elle était belle, et dans sa courte robe de mariée elle semblait aussi radieuse que n’importe quelle autre jeune épouse. La cérémonie fut brève et très simple. Après, nous allâmes déjeuner et, vers la fin de l’après-midi, les deux jeunes gens nous quittèrent tranquillement. Ce soir-là, en rentrant chez moi, je ressentis un curieux vide. Je fouillai dans de vieux papiers pour essayer d’occuper mon esprit et je trouvai quelques notes écrites par Jack aux tout premiers débuts de sa thèse. Je restai très longtemps à fixer les gribouillis complexes, sans pouvoir comprendre quoi que ce soit.

Un mois plus tard ils m’invitèrent à aller passer une semaine chez eux en Arizona.

Je pensais que c’était une invitation de politesse et je la déclinai poliment, croyant que c’était ce qu’ils attendaient de moi. Pas du tout. Jack m’appela et insista pour que je vienne. Son visage était aussi sérieux que d’habitude mais, sur le petit écran verdâtre, je pouvais distinctement voir que la tension et l’égarement n’y paraissaient plus. J’acceptai. Je découvris que leur maison était parfaitement isolée avec des kilomètres carrés de désert tout autour sans âme qui vive. C’était une forteresse de confort au milieu de cet espace nu et désolé. Jack et Shirley étaient tous les deux bronzés, magnifiquement heureux et merveilleusement bien accordés l’un à l’autre. Dès le premier jour, ils m’emmenèrent pour une longue promenade dans le désert, riant devant la fuite précipitée des lièvres, des rats du désert ou des longs lézards verts à notre approche. Nous nous baissions souvent pour examiner des plantes naines poussant sur ce sol prétendu stérile et ils me montrèrent un immense cactus dont les énormes rameaux verts et rugueux fournissaient la seule ombre sur plusieurs kilomètres carrés.

Leur maison devint un refuge pour moi. Non contents de m’inviter régulièrement, ils insistèrent pour que je sache que je pouvais venir chaque fois que j’en éprouverais le désir. Il me suffisait de leur dire : je viens, et je m’invitais sans que cela pose le moindre problème. J’étais libre. Parfois je restais six ou dix mois sans leur rendre visite, d’autres fois je venais passer cinq ou six week-ends d’affilée. Nous n’avions pas d’habitudes ou de programmes établis à l’avance. Mon besoin de les voir dépendait uniquement de mon climat intérieur. Le leur ne variait jamais, ni intérieurement ni extérieurement ; leurs jours étaient perpétuellement ensoleillés. Je ne les avais jamais vus se disputer ; je n’avais même jamais surpris le plus léger désaccord entre eux. Jamais la plus petite faille. Jusqu’au jour où Vornan-19 entra dans leur vie.

Graduellement, nos relations s’approfondirent et devinrent quelque chose de subtil et d’intime.

Ayant atteint moi-même la cinquantaine, Jack n’ayant pas encore trente ans et Shirley un peu plus de vingt, je suppose qu’ils devaient me considérer un peu comme un vieil oncle mais, petit à petit, le lien devint beaucoup plus étroit entre nous. Quelqu’un d’étranger aurait pu appeler cela de l’amour. Ouvertement, il n’y avait rien de sexuel, bien que j’eusse couché avec grand plaisir avec Shirley si je l’avais connue dans des circonstances différentes. Je la trouvais physiquement délicieusement attirante et ce désir augmentait au fur et à mesure que les années et le soleil la dépouillaient de cette immaturité de jeune fille, charmante pour certains, mais à laquelle je préfère la plénitude de la femme. Malgré le caractère triangulaire de mes relations avec Jack et Shirley, avec des vecteurs émotionnels se dirigeant dans plusieurs directions, je ne fus jamais tenté d’essayer une expérience adultère avec Shirley. J’admirais le corps de la femme de mon ami, mais jamais – je crois – je n’ai envié Jack de la posséder physiquement. La nuit, quand j’entendais l’écho de leur plaisir venant de leur chambre à coucher, ma seule réaction était de me réjouir de leur bonheur, même si je me remuais un peu trop dans mon lit. Une fois, j’avais amené, avec leur accord, une amie chez eux. Cela avait été un désastre. Le week-end avait été horrible ; tout le savant équilibre du bonheur avait été rompu. Il était nécessaire que je vienne seul. Bizarrement, je ne me sentais pas condamné au célibat, même si parfois l’amour que je portais à Shirley m’eût fait désirer une consommation physique.

Nous devînmes si proches que presque toutes les barrières tombèrent entre nous. Pendant les journées chaudes, ce qui signifie à peu près la majorité de l’année, Jack avait l’habitude de vivre entièrement nu. Pourquoi pas ? Il n’y avait aucun grincheux dans le voisinage pour se plaindre et il ne se sentait pas du tout gêné par la présence de sa femme ou de son ami le plus intime. J’enviais sa liberté, mais je ne l’imitais pas, pensant qu’il serait inconvenant de ma part de m’exposer devant Shirley. Je portais des shorts. C’était un problème assez délicat à régler et ils surent le faire avec cette délicatesse qui leur était si personnelle. Un jour particulièrement chaud du mois d’août, où le soleil semblait dévorer le ciel, Jack et moi étions en train de soigner le petit jardin de plantes tropicales qu’ils affectionnaient, quand Shirley vint nous apporter à boire. Tout de suite, je vis qu’elle avait négligé de nouer les deux bandes d’étoffe qui constituaient en général son seul vêtement. Très naturellement, elle s’approcha de nous, m’offrit une bière et en tendit une à son mari. Leur attitude semblait totalement décontractée et détendue. Le choc causé par la vue de son corps fut violent mais bref. Sa tenue habituelle était si révélatrice que les formes de sa poitrine et de ses fesses ne m’étaient pas inconnues. La présence ou l’absence de ces deux bouts d’étoffe n’était donc qu’un détail, la mince frontière entre la prétendue décence et la nudité. Ma première impulsion fut de regarder ailleurs, comme si j’avais été un importun débarquant chez eux par surprise ; mais je sentis aussitôt que c’était justement ce sentiment qu’elle désirait détruire en moi. Je fis l’effort de montrer le même sang-froid qu’elle. Peut-être cela semble-t-il naïf et absurde, mais je laissai mon regard détailler délibérément son anatomie comme s’il se fût agi d’une statue finement travaillée qui m’eût été présentée. L’examiner en détail était le seul moyen de témoigner mon admiration et ma gratitude. Mes yeux s’attardèrent sur les seules parties de son corps qui étaient nouvelles pour moi : les bouts roses de ses seins et le triangle doré de son ventre. Elle était intégralement bronzée. Son corps, mûr et plein, brillait sous l’éclat du soleil comme s’il avait été huilé. Quand j’eus terminé mon inspection solennelle et folle, je bus d’un trait mon verre de bière, me baissai et retirai gravement mon short.

Après cette journée, nous n’observâmes plus aucun tabou de nudité, ce qui nous rendit à tous les trois la vie plus facile car, après tout, ce n’était qu’une maison assez petite. Pour moi – et je suppose pour eux aussi – il m’apparut que la pudeur était une restriction qui ne devait pas avoir sa place dans nos relations. Une fois, un groupe de touristes ayant pris le mauvais embranchement de la route avait suivi le chemin menant à la maison. Inconscients de notre nudité, nous n’avions pas fait le moindre geste pour nous cacher à leurs regards. Ce n’est que plus tard que nous réalisâmes pourquoi ils avaient eu l’air si choqués et si désireux de faire marche arrière pour s’éloigner de nous.

Une seule barrière restait encore entre nous. J’avais choisi de ne pas rappeler à Jack ses recherches, ni pourquoi il les avait abandonnées.

Quelquefois, il me parlait de mes propres travaux, de mon projet de réversibilité temporelle, me posant une ou deux vagues questions, m’entraînant à discourir sur les nœuds qui bloquaient provisoirement ma progression. Je le soupçonnais de pratiquer ces relances comme une thérapeutique, sachant que je venais vers eux parce que je me trouvais dans une impasse et espérant ainsi m’aider à dénouer mes blocages. Il ne semblait pas suivre l’actualité scientifique. Nulle part dans la maison je ne voyais traîner les bobines vertes si reconnaissables de la Revue de Physique ou des Cahiers de la Revue de Physique. C’était comme s’il avait pratiqué une amputation sur lui-même. J’essayais vainement de m’imaginer ce que serait ma vie si j’abandonnais subitement toute activité de recherches. Pourtant c’était ce dont Jack avait été capable. Je ne savais pas pourquoi et je ne voulais pas le lui demander. Si un jour il décidait de me le révéler, ce serait sans que je l’aie sollicité à ce propos.

Shirley et lui vivaient une existence calme et se suffisant à elle-même dans leur paradis au milieu du désert. Ils lisaient beaucoup, possédaient une sonothèque très fournie et ils s’étaient acheté un équipement pour composer et jouer des sculptures sonores. Shirley était la seule à s’en servir et quelques-unes de ses œuvres étaient très réussies. Quant à Jack, il écrivait des poèmes qui restaient pour moi totalement hermétiques, il rédigeait aussi occasionnellement des essais sur la vie en milieu désertique pour des revues spécialisées et il prétendait travailler sur un gros traité philosophique dont je n’ai jamais vu le manuscrit. Je pense sincèrement qu’ils étaient vraiment des oisifs, mais pas dans un sens négatif ; ils avaient abandonné toute forme de compétition et ils se suffisaient à eux-mêmes, produisant peu, consommant peu. Ainsi, ils vivaient fondamentalement heureux. Ils avaient choisi de ne pas avoir d’enfants. Ils ne quittaient pas leur désert plus de deux fois par an. Ils partaient pour de rapides voyages à New York ou San Francisco ou Londres, et ils rentraient très vite dans leur retraite qu’ils s’étaient choisie. Ils avaient quatre ou cinq autres amis qui leur rendaient visite périodiquement, mais je n’en ai jamais rencontré un. D’ailleurs, ils agissaient toujours avec moi comme si j’étais celui de leurs amis le plus cher. La plupart du temps ils étaient tous les deux seuls, et je suis sûr que chacun trouvait l’autre entièrement suffisant. Ils me déconcertaient. Au premier abord, ils pouvaient sembler simplement heureux, deux enfants de la nature vivant nus sous la chaleur du désert, inaccessibles à la dureté d’un monde qu’ils avaient rejeté ; mais la complexité sous-jacente qui les avait conduits à ce renoncement était justement ce que je ne pouvais imaginer ou comprendre. Néanmoins je les aimais. Je sentais qu’ils étaient une partie de moi aussi bien que j’étais une partie d’eux, et pourtant ce n’était qu’une illusion. En dernière analyse, ils étaient des êtres étrangers, détachés du monde parce qu’ils ne lui appartenaient pas. Si seulement ils avaient réussi à rester dans leur isolement…

Cette semaine de Noël pendant laquelle Vornan-19 était descendu dans notre monde, je m’étais rendu chez mes amis dans un profond découragement. Mes travaux étaient sans intérêt et ne menaient à rien. C’était un état typique engendré par la fatigue ; pendant quinze années j’avais vécu en équilibre entre le succès et des abîmes de désespoir. Plus je grimpais et plus le sommet à atteindre s’éloignait de moi. Je découvrais enfin qu’il n’y avait pas de sommet, simplement un mirage, une illusion, et que dans tous les cas mes recherches ne valaient pas la peine qu’elles me coûtaient. Ces moments de doute total m’assaillaient fréquemment. J’étais conscient de l’irrationalité de ces pensées dépressives, mais je suppose que chaque homme doit périodiquement se laisser gagner par la peur d’avoir gâché sa vie, à part bien entendu ceux qui l’ont vraiment gâchée et qui heureusement ne s’en rendent pas compte. Que se passe-t-il dans l’âme du publicitaire qui se creuse l’esprit pour meubler le ciel de slogans colorés ? Et pour le cadre moyen assiégé de rapports et harassé par un métier auquel il ne voit pas de but ? Et le concepteur de carrosseries d’automobiles, l’agent de change, le directeur d’un collège ? Ont-ils eux aussi des crises morales ?

Moi, j’étais en plein dedans. J’étais coincé dans mes travaux et je me tournai tout naturellement vers Jack et Shirley. Un peu avant Noël, je fermai mon bureau, fis suspendre mon courrier et m’invitai en Arizona pour une durée indéterminée. Mes horaires ne dépendent absolument pas de ceux de l’Université, je travaille quand je veux et je me retire quand le besoin s’en fait sentir.

Je mis trois heures pour aller d’Irvine à Tucson. Je branchai ma voiture sur la première bande automatique de transport qui devait traverser la chaîne de montagnes et je me laissai glisser vers l’est sur la piste scintillante programmée pour un trajet rapide. L’ordinateur routier de la Sierra Nevada fit le reste. Il détacha au point exact mon véhicule de la voie directe vers Phoenix et l’aiguilla sur celle de Tucson, puis il calcula la décélération pour passer agréablement de la vitesse de croisière de quatre cent quatre-vingts kilomètre-heure à l’arrêt en douceur au dépôt où les commandes manuelles de ma voiture furent rebranchées. Sur la côte, nous avions un décembre pluvieux et froid, mais ici le soleil brillait et chauffait merveilleusement. Je m’arrêtai à Tucson pour faire charger les batteries de ma voiture. J’avais oublié de le faire au départ, privant ainsi la Société Edison de Californie du Sud d’un gain de quelques dollars. Puis je pénétrai dans le désert par la vieille route inter-États no 89. Après un quart d’heure, je bifurquai et empruntai une route de comté que je quittai finalement pour prendre la déviation menant à la maison de mes amis. La majorité des terres de cette région appartient aux Indiens Papagos, grâce à quoi elle a évité de subir la lèpre du développement comme cela s’est passé autour de Tucson. Je ne sais pas très bien comment Jack et Shirley avaient réussi à obtenir le titre de propriété de leurs quelques arpents, mais ils étaient à l’abri de tous les indiscrets et de toute trace de civilisation, aussi incroyable que cela puisse paraître au seuil du XXIe siècle. Il existe encore aujourd’hui des endroits aux États-Unis où il est possible de se retirer comme eux l’avaient fait. Les derniers huit kilomètres de piste caillouteuse ne méritaient le nom de route que par ironie. Le temps s’évanouissait ; j’étais comme un de mes électrons, lancé en arrière vers les premiers jours de la Création. Ce paysage était le Vide et il détenait le pouvoir d’estomper les tourments d’un esprit confus et inquiet comme une pompe à chaleur sait apaiser la danse folle des molécules.

J’arrivai en fin d’après-midi, laissant derrière moi un nuage de sable et de terre desséchée. Sur la gauche s’élevait une chaîne de montagnes pourpres dont les sommets se confondaient avec le ciel et qui s’étendaient jusqu’à la frontière mexicaine, ceinturant le désert rocailleux sur lequel la maison des Bryant était le seul témoignage d’une présence quelconque. Un lit de torrent à sec depuis plusieurs centaines d’années bordait leur propriété. Je garai ma voiture à côté et me dirigeai à pied vers la maison.

Le bâtiment avait été construit en séquoia et en verre, il y avait à peu près une vingtaine d’années. Il comprenait deux étages d’habitation et une terrasse derrière. Le système de maintenance de la maison était dans la cave : un petit réacteur Fermi qui fournissait la puissance nécessaire au conditionnement d’air, à la circulation d’eau, à l’éclairage et au chauffage. Une fois par mois, le contrôleur de la Société du Gaz et de l’Électricité de Tucson venait effectuer une inspection comme la loi l’oblige pour les utilisateurs ayant refusé de se brancher sur les lignes générales et ayant choisi de s’équiper avec une unité génératrice personnelle.

L’immense chambre froide installée sous la maison contenait des provisions pour un mois et le purificateur d’eau était indépendant des conduits de l’État. La civilisation pouvait disparaître sans que Shirley et Jack s’en rendent compte avant plusieurs semaines.

Shirley était sur la terrasse, travaillant sur une de ses sculptures sonores. C’était une texture compliquée et scintillante de fils métalliques savamment entrelacés dont le gazouillis semblable à celui d’étranges oiseaux était porteur d’une grande force émotionnelle qui m’assaillit de loin. Shirley termina son œuvre avant de se lever et de courir vers moi, les bras tendus. Ses seins dansaient gaiement au rythme de ses pas. Je l’enserrai fortement et l’embrassai. Déjà mes ennuis et mes inquiétudes semblaient s’éloigner et perdre de leur importance.

« Où est Jack ? demandai-je.

— Il écrit. Il aura terminé dans quelques instants. Viens à l’intérieur, mon chéri, tu as un air épouvantable !

— C’est bien ce que tout le monde me répète.

— Nous allons arranger cela. »

Elle attrapa la poignée de ma valise et entra dans la maison. La vue de ce postérieur nu, bronzé, ferme et ondulant me rassura et me rafraîchit l’esprit. Je souris, heureux, à ces fesses rondes, élégantes et gracieuses. J’étais avec mes amis. J’étais revenu là où je me sentais bien. Sur le moment, je pensai que je pourrais rester des mois ici, avec eux.

J’allai à ma chambre. Shirley avait tout préparé pour mon arrivée : du linge propre et frais, quelques bobines prêtes à être enfoncées dans le lecteur, une lampe sur la table, du papier, des stylos et un enregistreur si je désirais consigner quelques idées. Jack apparut sur le seuil de la porte. Il me tendit une bière et nous bûmes pour célébrer mon retour parmi eux.

Ce soir-là, Shirley nous avait préparé un dîner délicieux, puis quand la nuit fut tombée sur l’immensité du désert, nous allâmes bavarder dans le salon. Ils eurent la délicatesse de ne pas me parler de mes travaux. Au lieu de cela, ils m’entreprirent à propos des Apocalyptistes. Ce culte dément qui pourrissait tant d’esprits intéressait Jack.

« J’ai un peu étudié l’histoire de cette folie, dit-il. As-tu une opinion là-dessus ?

— À vrai dire, je n’y connais pas grand-chose.

— Il semblerait que le même phénomène se reproduise tous les millénaires. À chaque fois, une sorte de conviction aberrante s’empare de certaines personnes. Elles pensent que la fin du monde va arriver. En 999 cela s’était assez mal passé. Au début il n’y avait que des paysans incultes pour y croire, mais petit à petit la fièvre gagna certains hommes d’Église et l’hystérie s’étendit. Il y eut des orgies de prières et des orgies tout court.

— Et quand arriva l’an mille ? demandai-je. Qu’est-il advenu du culte quand on s’aperçut que le monde continuait ? »

Shirley rit. « Ils furent très déçus. Mais tu sais comme les mêmes erreurs se reproduisent toujours.

— Comment les Apocalyptistes imaginent-ils la fin du monde ?

— Par le feu, dit Jack.

— Le fléau de Dieu.

— Ils attendent une guerre. Ils pensent que les Grands l’ont déjà ordonnée et que la grande explosion sera déclenchée le premier jour du siècle nouveau.

— Nous n’avons pas eu de guerre depuis à peu près cinquante ans, dis-je. La dernière fois qu’une arme atomique fut utilisée pour détruire, ce fut en 1945. N’est-ce pas la preuve que nous avons mis au point des techniques nous permettant d’éviter à présent l’Apocalypse ?

— Ils imaginent une loi de l’accumulation des catastrophes, m’expliqua mon ami. Une accumulation statique qui tend vers une conflagration terminale. Prends toutes ces petites guerres : la Corée, le Vietnam, le Proche-Orient, l’Afrique du Sud, l’Indonésie…

— La Mongolie, le Paraguay, renchérit Shirley.

— Oui, la fréquence est presque d’un conflit réduit tous les sept ou huit ans. Chacun de ces conflits crée des conditions objectives et subjectives propres à motiver le suivant, parce que chaque pays est désireux de mettre en pratique les leçons tirées de la guerre précédente. Ainsi grossit lentement mais sûrement un potentiel d’intensité belliqueuse qui doit fatalement aboutir à l’Explosion finale. Elle commencera et se terminera en une seule journée, le 1er janvier 2000.

— Crois-tu vraiment cela ? demandai-je.

— Moi ? Non, pas vraiment, dit Jack. Je te donne simplement la théorie. Pour l’instant je ne détecte aucun signe d’un holocauste mondial imminent. Je dois avouer pourtant que toutes mes informations me viennent par l’écran et que je suis loin de connaître tous les secrets d’État. Quoi qu’il en soit, ces Apocalyptistes frappent l’imagination. Shirley, passe-nous une bande sur les émeutes de Chicago, s’il te plaît. »

Elle glissa la capsule dans l’orifice du magnétoscope. Le mur entier du fond s’illumina de couleurs et l’émission commença. Je reconnus les murs bordant la route autour du lac et Michigan Boulevard. Je vis d’étranges silhouettes couchées sur l’autoroute et d’autres cabriolant et gesticulant sur les plages, à côté du lac gelé. La plupart étaient partiellement nues et peintes de couleurs criardes comme des clowns. Leur nudité n’avait rien à voir avec l’innocence naturelle de Jack et Shirley. C’était quelque chose de laid et de cru et de délibérément obscène, une sarabande malsaine de seins et de fesses ballottants et peinturlurés. Une exhibition visant à choquer, des monstres et des gnomes sortis de l’imagination d’un Jérôme Bosch, exposant lubriquement leur nudité difforme aux regards d’un monde condamné. C’était la première fois que j’assistais à un tel spectacle. Les yeux exorbités, je vis une jeune fille au masque tragiquement ricaneur se précipiter vers la caméra, se tourner, relever ses jupes, s’accroupir et uriner sur le visage d’un homme étendu sur le sol. Je regardais ces fornications, les grotesques mouvements spasmodiques de ces corps accrochés les uns aux autres, les accouplements multiples de trois ou quatre démons hurlants. Une vieille femme obèse se dandinait sur le sable de la plage en encourageant ses plus jeunes condisciples de ses cris stridents. Un gros tas de vêtements fut allumé et devint un brasier pestilentiel. Les policiers désorientés répandaient de la mousse apaisante sur la foule hystérique mais n’osaient pas pénétrer à l’intérieur des groupes.

« L’anarchie totale étend son règne sur la Terre, murmurai-je. Depuis combien de temps cette folie sévit-elle ?

— Depuis le mois de juillet, Leo, dit Shirley calmement. Tu n’étais pas au courant ?

— Tu sais, j’ai eu énormément de travail.

— Il y a eu un crescendo très bizarre, m’expliqua Jack. Au début, c’était un mouvement de fanatiques pieux dans le Midwest – vers les années 1993-1994. Ils étaient un millier tout au plus, ou convaincus qu’ils devaient prier de plus en plus sincèrement car le Jugement dernier arriverait avant la fin de la décennie. Puis les membres de la secte furent pris du virus du prosélytisme et partirent prêcher l’urgence du repentir. Malheureusement, le message se répandit, il changea de sens et le mouvement dévia complètement. Depuis ces six derniers mois, de plus en plus de personnes pensent qu’il est absurde de perdre son temps à faire autre chose que s’amuser, parce qu’il ne nous reste guère de temps à vivre. »

Je frissonnai : « Une folie universelle ?

— Presque. Sur tous les continents, la conviction est de plus en plus profonde que la fin des hommes arrivera le 1er janvier 2000. Alors, bouffez, buvez et marrez-vous. Cette hystérie s’étend tellement vite, Leo. J’ai peur d’imaginer ce que sera d’ici un an la prétendue dernière semaine de l’humanité. Peut-être serons-nous les trois seuls survivants, Leo. »

Je retournai à l’écran pendant encore quelques instants, atterré.

« Shirley, coupe ce truc, je t’en prie », dis-je finalement.

Elle haussa ses ravissantes épaules. « Mais comment se fait-il que tu n’aies pas entendu parler de cela, Leo ?

— J’avais coupé les contacts avec le monde extérieur. »

L’écran s’assombrit et s’éteignit. Les démons peints de Chicago dansaient encore obscènement dans mon cerveau. Le monde devient fou, pensai-je, et je ne l’avais même pas remarqué. Shirley et Jack se rendirent compte à quel point j’avais été bouleversé par la révélation de cette apocalypse des Apocalyptistes et, subtilement, ils changèrent de sujet et me parlèrent d’anciennes ruines indiennes qu’ils avaient découvertes dans le désert à quelques kilomètres de chez eux. Bien avant minuit, la fatigue et l’énervement m’assommèrent et j’allai me mettre au lit. Quelques minutes plus tard, Shirley vint me voir dans ma chambre. Elle s’était déshabillée et son corps nu se détachant dans l’embrasure de la porte brillait comme une joyeuse bougie de fête.

« Puis-je t’apporter quelque chose, Leo ? demanda-t-elle.

— Non, je te remercie. Je vais bien.

— Joyeux Noël, chéri. Ou aurais-tu oublié cela aussi ? Demain c’est Noël.

— Joyeux Noël pour toi aussi, Shirley. »

Je l’embrassai de loin et elle éteignit ma lampe. Pendant mon sommeil, Vornan-19 entra dans notre monde à quelque dix mille kilomètres de là, et plus rien ne sera jamais plus semblable pour nous, plus jamais.