IV

 

« VIENS faire un tour dans le désert avec moi, me dit Jack. Je veux te parler, mon vieux. »

Deux jours avaient passé depuis la retransmission de la conférence de presse tenue par Vornan-19. Nous n’avions pas rallumé le poste et la tension avait légèrement diminué dans la maison. J’avais prévu de retourner le lendemain à Irvine. Mon travail m’appelait et je sentais que je devais laisser Shirley et Jack seuls pour débattre des cassures qui s’étaient ouvertes dans leur vie. Jack avait assez peu parlé durant ces deux jours ; il semblait faire un difficile effort sur lui-même pour taire la peine qu’il avait ressentie cette nuit-là. Son invite à l’accompagner en promenade me surprenait et me faisait plaisir.

« Shirley vient avec nous ? demandai-je.

— Ce n’est pas nécessaire. Rien que nous deux. »

Nous la laissâmes à son bain de soleil, les yeux clos, couchée sur le dos, merveilleusement nue sous la caresse du soleil de midi. Nous marchâmes à peu près deux kilomètres sur un sentier que nous ne prenions que rarement. Le sable était encore ridé par le violent orage et les plantes grasses brillaient d’un vert éclatant et lavé.

Jack s’arrêta à un endroit où trois hauts monolithes portant des incrustations de mica formaient une sorte de cromlech naturel. Il s’accroupit à côté d’un des blocs et tira sur un petit massif de sauge à moitié enterré. Quand il eut dégagé l’infortuné arbuste, il s’assit et me regarda.

« Leo, t’es-tu jamais demandé pourquoi j’ai quitté l’Université ?

— Tu sais bien que oui.

— Quelle histoire t’avais-je servie ?

— Que tu rencontrais une impasse infranchissable dans des recherches, dis-je. Que tu en avais marre et que tu avais perdu foi en toi et en la physique. Tu prétendais désirer simplement t’isoler avec Shirley dans une retraite amoureuse où tu pourrais vivre en écrivant et en méditant. »

Il m’approuva de la tête. « Eh bien, c’était un mensonge.

— Je sais.

— Du moins, un mensonge en partie. Je désirais réellement venir vivre ici à l’écart du monde. Mais le reste, cette impasse dans mes recherches, c’était complètement faux, Leo. Mon problème, c’était justement le contraire. Je n’étais pas du tout dans une impasse. Dieu sait pourtant si cela m’aurait arrangé. Mais tu sais, ma thèse touchait presque à sa fin et je pouvais la terminer. Les réponses étaient en vue, Leo. Toutes les réponses. »

Je sentis ma joue gauche se contracter nerveusement.

« Et tu as pu t’arrêter, sachant que tu étais capable d’aboutir ?

— Oui. » Il gratta la base du bloc de pierre, ramassa une poignée de sable et la fit couler entre ses doigts. Il ne me regardait plus, semblant perdu dans ses pensées. Finalement, il reprit : « Je me demande si ce fut un acte d’élévation morale ou simplement un geste de lâcheté. Qu’en penses-tu, toi, Leo ?

— C’est à toi de me le dire.

— Sais-tu vers quoi tendaient mes travaux ?

— Oui, je crois même que je l’ai deviné avant toi, dis-je. Mais je me refusais à te l’avouer. Il fallait que ce soit toi, et toi seul, qui prennes toutes les décisions. Pourtant tu n’as jamais donné le moindre signe que tu étais conscient des implications auxquelles devaient aboutir tes recherches. D’après moi, Jack, tu semblais uniquement te préoccuper des forces de liaison atomiques dans une optique entièrement théorique.

— Oui, au début. Jusqu’au milieu de ma seconde année.

— Et alors ?

— J’ai fait la connaissance de Shirley, tu te souviens ? Elle ne connaissait pas grand-chose en physique. Elle étudiait la sociologie et l’Histoire. Je lui ai décrit mes travaux. Comme elle ne comprenait toujours pas, je dus les lui expliquer en termes de plus en plus simples. Pour moi c’était une excellente discipline ; je devais verbaliser ce qui n’était qu’une suite abstraite d’équations. Un jour, finalement, je lui ai dit que mes recherches consistaient à découvrir ce qui lie et cimente l’atome intérieurement. Elle m’a demandé : « Cela signifie que nous serions capables d’ouvrir un atome sans avoir à provoquer d’explosion ? — C’est cela, ai-je répondu. — Ce qui veut dire qu’en ouvrant n’importe quel atome, on pourrait libérer assez d’énergie pour faire fonctionner une maison, par exemple ? » Elle me considéra bizarrement et laissa tomber : « Ce serait la fin de toutes nos structures économiques, n’est-ce pas ? »

— Cette idée ne t’était jamais venue à l’esprit ?

— Non, jamais. Jamais, Leo. Tu te souviens, j’étais à l’époque ce long gamin maigre qui sortait tout juste du M.I.T. Je me fichais éperdument de la technologie appliquée. La révélation de Shirley me bouleversa. Je me lançai aussitôt dans de sombres calculs. Par téléphone, je demandai à l’ordinateur d’établir certains rapports entre des textes de technique et d’économie. Oui, c’était bien ce que je craignais ! Sans aucun doute. Quelqu’un pouvait se servir de mes équations pour inventer un procédé de libération illimitée d’énergie. C’était une nouvelle fois la même histoire que ce qui s’était passé avec la formule mc2. Je fus pris de panique. Je ne pouvais accepter la responsabilité de chambouler toute notre société. Ma première impulsion fut d’aller te voir pour te demander ton avis sur ce que je devais faire.

— Pourquoi n’es-tu pas venu ? »

Il haussa les épaules. « C’eût été mesquin de ma part. Reposer le fardeau sur tes épaules pour m’en décharger. Et aussi je réfléchis à une chose : tu avais certainement dû déjà entrevoir ce problème et, si tu ne me l’avais pas désigné, c’est que tu estimais que je devais résoudre moi-même ce dilemme moral. C’est pourquoi j’ai demandé ce congé spécial et je me suis mis à rôder autour de l’accélérateur. C’est une drôle de machine et, pendant ce temps, je pouvais réfléchir plus ou moins librement. Je me souvenais de ce que j’avais entendu sur Oppenheimer et Fermi et tous ceux qui avaient construit la première bombe atomique. Qu’aurais-je fait à leur place ? Ces types travaillaient en une période de guerre, pour sauver l’humanité contre un ennemi véritablement haïssable et pourtant, ils avaient éprouvé des doutes eux aussi. Moi, je ne faisais rien pour sauver l’humanité d’un danger réel et présent. Je me faisais simplement plaisir en poursuivant des recherches économiques humaines. Je me considérai alors comme un ennemi de l’humanité.

— Pourtant avec une véritable conversion d’énergie, dis-je tranquillement, il n’y aurait plus de faim, d’avidité, plus de monopoles…

— Oui, mais pendant cinquante ans, quel bouleversement avant que le nouvel ordre des choses soit mis en place. Et le nom de Jack Bryant serait devenu maudit. Non, Leo, je ne pouvais m’y résoudre. Je n’étais pas capable d’assumer une telle responsabilité. À la fin de cette troisième année, je me résolus définitivement. J’abandonnai mes travaux et je vins me réfugier ici. J’ai commis un crime contre la science pour éviter d’en commettre un pire.

— Et tu te sens coupable ?

— Oui, naturellement. Chaque instant de ma vie, pendant ces dix dernières années, a été une pénitence de ce que j’avais fait. Leo, t’es-tu déjà posé des questions sur le livre que j’écris ?

— Souvent.

— C’est une sorte d’essai autobiographique : une apologia pro vita sua. J’explique dedans ce sur quoi portaient mes travaux à l’Université, comment j’en vins à réaliser leur finalité véritable, pourquoi je les ai arrêtés, et mes propres sentiments devant mon abandon. Le livre, pourrait-on dire, est un examen des responsabilités morales de la science. En appendice, je publierai le texte complet de ma thèse.

— Comme tu l’as laissée ?

— Non, répondit-il. Le texte complet. Je t’ai dit que toutes les réponses étaient en vue quand je me suis arrêté. J’ai complété mes équations il y a cinq ans. Tout est dans le manuscrit. Avec quelques milliards de dollars et un laboratoire correctement équipé, il sera possible à n’importe qui de traduire mes équations en un système énergétique pas plus gros qu’une coquille de noix et qui pourrait fonctionner indéfiniment avec une poignée de sable. »

J’eus la sensation soudaine que la Terre commençait à vibrer dangereusement sur son axe. Après avoir repris lentement conscience de la réalité, je lui demandai : « Pourquoi as-tu attendu si longtemps pour ramener ce projet à la surface ?

— C’est cette stupide émission de l’autre soir qui m’a poussé à le faire. Le soi-disant homme du futur, racontant ses stupidités à propos d’une société décentralisée dans laquelle chaque individu pourrait se suffire à lui-même grâce à la possibilité d’un système personnel de conversion d’énergie. Ce fut comme si subitement j’avais eu une vision précise du futur – un futur que j’aurais contribué à construire.

— Tu n’avales certainement pas…

— Je ne sais pas, Leo. C’est un fait qu’il est complètement absurde d’imaginer un homme revenant mille ans en arrière. J’étais aussi convaincu que toi que ce type était un charlatan… jusqu’à ce qu’il commence à décrire cette décentralisation… »

Je le coupai. « Mais Jack, cette idée d’une libération totale de l’énergie atomique court depuis des années un peu partout. Ce type est assez malin pour l’avoir ramassée et s’en servir pour son propre compte. Cela ne signifie pas pour autant qu’il vient réellement du futur et que tes recherches auront trouvé une application d’ici un millénaire. Excuse-moi de te dire cela, Jack, mais je pense que tu surestimes ton importance. C’est vrai, d’une idée flottant dans des rêves futuristes, tu as su construire une réalité scientifique, mais à part toi et Shirley, personne d’autre ne le sait. Tu ne dois surtout pas te laisser prendre par les élucubrations de ce mystificateur.

— Mais suppose que ce soit vrai, Leo !

— Si cela t’inquiète vraiment, pourquoi ne brûles-tu pas ton manuscrit ? »

Il eut l’air aussi choqué que si je lui avais proposé de se mutiler lui-même. « Je ne pourrais pas commettre un acte pareil !

— Pourtant tu protégerais l’humanité contre ce bouleversement radical dont tu te sens d’avance coupable.

— Le manuscrit est en sécurité, Leo.

— Où ?

— Dans la cave. J’ai construit un petit souterrain raccordé à notre réacteur. Si quelqu’un essaie d’y pénétrer improprement, il déconnectera les sécurités du réacteur et toute la baraque explosera. Tu vois, je n’ai pas besoin de détruire ce que j’ai écrit. Il ne tombera jamais entre de mauvaises mains.

— Pourtant tu estimes que depuis il est tombé entre de mauvaises mains. À un moment quelconque pendant ces mille ans. C’est-à-dire qu’à l’époque d’où Vornan prétend venir, le monde vit sur ton système de puissance. C’est bien cela ?

— Je ne sais pas, Leo. Toute cette histoire est folle. Je crois même que je deviens fou moi aussi.

— Supposons pour notre discussion que Vornan-19 soit sincère et qu’un tel système est utilisé en 2999. D’accord ? Bon, mais comment pouvons-nous savoir qu’il découle de tes propres recherches ? Par exemple, si tu brûles ton manuscrit. Un tel geste changerait le futur, c’est-à-dire que le système économique décrit par Vornan-19 ne serait jamais né. Peut-être que Vornan lui-même disparaîtrait, n’ayant jamais existé, au moment où les flammes de l’incinérateur commenceraient à lécher les feuilles de ton livre. Ainsi seulement aurais-tu la certitude que le futur serait protégé contre ce terrible destin dont tu t’estimes responsable.

— Non, Leo. Même si je brûlais le manuscrit, moi, je serais toujours là. Je peux récrire mes équations de mémoire. Cette menace est dans mon cerveau. Brûler le livre ne prouverait rien.

— Il y a des drogues pour laver le cerveau… »

Il frissonna. « Je ne leur fais pas confiance. »

Je le considérai, de plus en plus inquiet. Pour la première fois, je découvrais la paranoïa de Jack, avec la sensation de sentir le sol se dérober sous mes pieds. Ce merveilleux ami, sain, raisonnablement extroverti, hâlé par ces tranquilles années de vie au soleil disparaissait définitivement devant mes yeux. Comment en était-il arrivé là ?

Perdu et déboussolé à cause d’une mystification adroite, mais de toute évidence fausse, qui lui faisait croire à la réalité de l’ambassadeur d’un futur modelé par son invention qu’il avait enterrée !

« Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour toi ? lui demandai-je doucement.

— Oui, Leo. Une chose.

— Tout ce que tu voudras.

— Essaie de rencontrer en personne ce Vornan-19. Tu es une sommité scientifique mondiale. Tu connais énormément de monde. Assieds-toi et parle avec lui. Explore-le pour voir s’il est réellement un escroc.

— Mais naturellement qu’il en est un.

— Découvre-le, Leo.

— Et s’il est vraiment ce qu’il prétend être ? »

Les yeux de Jack se mirent à briller avec une intensité malsaine. « Alors, questionne-le sur son époque. Force-le à t’en dire plus sur ce système d’énergie atomique. Qu’il te dise quand il a été inventé… et par qui. Peut-être n’a-t-il été découvert que dans cinq cents ans – l’aboutissement d’une recherche indépendante, n’ayant rien à voir avec mes travaux. Extirpe-lui la vérité, Leo. Il faut que je sache ! »

Que pouvais-je lui répondre ?

Pouvais-je lui dire : « Jack, tu es devenu fou ? » Pouvais-je lui demander d’aller se faire soigner ? Pouvais-je seulement me risquer à lui révéler mon rapide diagnostic de psychiatre amateur concluant à une paranoïa ? Cela m’était possible mais, du même coup, je perdais mon plus cher ami. D’un autre côté, l’idée de l’accompagner dans sa psychose en me prêtant à cet interrogatoire de Vornan-19 me répugnait passablement. En supposant que j’arrive jusqu’à lui et que je trouve un moyen d’être reçu personnellement par lui, je ne savais même pas si j’arriverais à tenir mon sérieux jusqu’au bout devant ce charlatan, au demeurant fort intelligent. Mon incrédulité pouvait tout gâcher.

Je pouvais aussi mentir à Jack. Je pouvais lui apporter une fausse et rassurante conversation avec l’homme du futur. Mais cela aurait été une trahison. Le regard sombre et tourmenté de Jack implorait une aide honnête. Ne le contrarions pas, pensai-je.

« Je ferai tout mon possible. »

Sa main s’agrippa longuement à la mienne. Nous rentrâmes calmement jusqu’à la maison.

 

Le lendemain matin, Shirley entra dans ma chambre alors que je bouclais ma valise. Elle portait une sorte de déshabillé nacré et chatoyant qui moulait miraculeusement les formes pleines de son corps.

À la longue, j’avais réussi à contrôler mes réactions devant sa nudité, mais tout à coup, devant cette tenue suggestive, sa beauté m’affolait à nouveau et me rappelait que mon affection de vieil ami de la famille cachait un profond désir charnel et irrépressible.

Elle demanda : « Que t’a-t-il dit hier quand vous êtes allés vous promener ?

— Tout.

— À propos de son manuscrit ? À propos de ses craintes ?

— Oui.

— Peux-tu l’aider, Leo ?

— Je ne sais pas. Il veut que je rencontre personnellement ce prétendu homme du futur et que je l’épluche méthodiquement afin de vérifier ses dires. Ce ne sera peut-être pas très facile. Et même si j’arrive à l’interviewer, il est probable que cela ne servira pas à grand-chose.

— Il est complètement perdu, Leo. Il m’inquiète. Tu sais, extérieurement il a l’air tellement sain, et pourtant cette histoire le tourmente et le ronge depuis des années. Il a perdu toute foi en l’avenir.

— As-tu pensé à le faire soigner par des gens compétents ?

— Je n’ose pas, murmura-t-elle. C’est la seule chose que je ne puisse pas suggérer. Vois-tu, ceci est la grande crise morale de sa vie et je dois y faire face ainsi. Je ne peux pas lui avouer qu’il est malade. Du moins pas encore. Peut-être que si tu reviens et que tu arrives à le convaincre que ce type est un truqueur, cela l’aidera à oublier son obsession. Que feras-tu ?

— Tout ce que je pourrai, Shirley. »

Tout à coup elle fut dans mes bras. Son visage imbriqué entre ma joue et mon épaule. Les bouts durcis de ses seins s’écrasaient contre ma poitrine à travers l’étoffe légère de son vêtement et ses ongles s’enfonçaient nerveusement dans mon dos. Elle tremblait et sanglotait. Je la tins serrée contre moi, jusqu’à ce que je sente monter en moi un autre frisson annonciateur du désir. Je la repoussai doucement mais fermement. Une heure plus tard ma voiture cahotait sur le chemin rocailleux, se dirigeant vers Tucson et la bande automatique de transport qui me ramènerait en Californie.

J’arrivai à Irvine à la tombée de la nuit. Je posai mon pouce sur le lecteur et la porte de ma maison s’ouvrit. Malgré son herméticité, après être restée fermée pendant trois semaines, elle avait pris une odeur moisie de sépulture. Les feuilles de papier et les bobines éparpillées un peu partout avaient quelque chose de familier et de rassurant. Juste au moment où je posais le pied sur le seuil, se mit à tomber une petite pluie froide. Errant de pièce en pièce, je ressentais le même sentiment mélancolique que je connaissais enfant à la fin des vacances ; voilà, j’étais à nouveau seul, les vacances étaient terminées, le chaud soleil de l’Arizona avait disparu, caché par les brouillards morbides de l’hiver californien. Nulle part dans cette maison ne se déplaçait une belle Shirley joyeusement active, ni mon ami Jack avec une idée brillante, réactivant et aiguillonnant mon cerveau fatigué. Cette tristesse du retour était encore plus pénible cette fois parce que je venais de perdre l’ami fort et robuste sur lequel je m’étais reposé depuis plusieurs années et, à sa place, était apparu un étranger malade rongé par des inquiétudes irrationnelles. Même l’éblouissante Shirley avait quitté sa tenue de déesse pour revêtir la défroque de l’épouse inquiète. J’étais parti vers eux l’esprit embrouillé et troublé et je revenais guéri, mais j’avais laissé derrière moi l’obscurité, là où avant régnait la lumière.

Je coupai les opacificateurs des vitres et contemplai la surface houleuse du Pacifique, la bande rougeoyante de la plage et les tourbillons de brouillard blanchâtre s’insinuant lourdement entre les hauts pins tordus qui poussaient là où le sable devenait terre. L’odeur de renfermé de la maison s’évanouit progressivement, remplacée par l’air salé et chargé des essences d’arbres odoriférantes qui était distribué par le climatiseur d’air. Je glissai un cube de Bach dans le lecteur à musique et me versai quelques doigts de cognac dans un verre. Je restai assis assez longtemps, sans bouger, me laissant envelopper par la musique renvoyée par des milliers de petits haut-parleurs disséminés dans les cloisons, et lentement je sentis une sorte de paix bienfaisante m’envahir. Mes travaux qui ne seraient jamais couronnés de succès m’attendaient le lendemain matin. Mes deux seuls amis se trouvaient dans l’angoisse. Le monde était convulsé par un culte apocalyptique auquel il opposait une sorte d’espoir en un mystificateur se prétendant un émissaire des temps lointains et futurs. Et pourtant rien n’était nouveau. La Terre avait connu des armées de faux prophètes, les hommes s’étaient toujours débattus avec des problèmes trop grands pour eux qui épuisaient leurs âmes, et la notion du bien s’assortissait perpétuellement de doutes et de désordres. Tout était comme toujours. Je n’avais pas besoin de m’apitoyer sur moi-même. Il faut vivre chaque jour comme s’il était le dernier, pensai-je, et espérer en une résurrection glorieuse. Bien. Que viennent à moi les lendemains.

Après ce moment de réflexion, je me souvins que j’avais oublié de rebrancher mon téléphone. C’était une erreur.

Les gens de mon équipe savent qu’il est inutile d’essayer de me joindre quand je suis en Arizona. Tous les appels sont automatiquement dérivés sur la ligne de ma secrétaire qui fait le nécessaire sans avoir besoin de m’en référer. Quand il s’agit d’un appel particulièrement important, elle me fait passer un message sur mon enregistreur personnel afin que je puisse le trouver dès mon retour. C’est ce qui se produisit à l’instant où j’ouvris le circuit ; aussitôt le timbre résonna et je fus bien obligé de prendre la communication. Le long visage anguleux de ma secrétaire apparut sur l’écran. « Docteur Garfield, je vous appelle le 5 janvier. Aujourd’hui, j’ai reçu plusieurs appels pour vous venant d’un certain Sanford Kralick qui fait partie du bureau du Président des États-Unis. Mr. Kralick veut vous joindre de toute urgence et a insisté à plusieurs reprises pour que je lui donne votre numéro en Arizona. Insister est un euphémisme que j’emploie pour ne pas choquer vos oreilles chastes. Bref, quand j’eus réussi à lui faire entrer dans le crâne que vous ne deviez être dérangé sous aucun prétexte, il m’a demandé que vous l’appeliez à la Maison Blanche aussi vite que possible, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Il prétend que cette affaire est d’une importance vitale pour notre sécurité nationale. Le numéro est… »

C’était tout. Inutile de dire que je n’avais jamais entendu parler de ce Sanford Kralick ; mais comme chacun sait, les attachés présidentiels vont et viennent perpétuellement. Cela devait être le quatrième appel de la Maison Blanche que j’avais reçu pendant ces huit dernières années, depuis mon accession bien involontaire au rang de pontife des sciences. Quelques feuilles de choux à gros tirage avaient tracé de moi des portraits rocambolesques me décrivant comme l’homme à surveiller, un aventurier des frontières de l’intelligence, une personnalité américaine dominante du monde de la physique, et depuis, je m’étais retrouvé affublé du statut de vedette scientifique. À l’occasion, il m’était demandé de prêter mon nom à tel ou tel article de loi du Plan national ou du Code des Structures éthiques de l’Humanité ; j’avais aussi été appelé parfois à Washington pour aider de mes conseils des sénateurs analphabètes à l’occasion de votes de budgets pour la construction de nouveaux accélérateurs ; il m’arrivait aussi de siéger dans des commissions hétéroclites chargées de décerner le Prix Goddard à quelque valeureux voyageur de l’espace. Cette folie s’était même étendue à ma profession, qui pourtant aurait dû être plus avisée ; par exemple, de temps en temps, j’ouvrais par un beau discours la réunion annuelle des A.A.A.S. ou bien j’essayais d’expliquer à une délégation d’océanographes ou d’archéologues ce qui se passait justement dans ces frontières de l’intelligence. Je dois avouer honteusement que j’en étais venu à accueillir et à désirer ces entractes stupides, non pour la notoriété qu’ils me fournissaient mais comme une bonne excuse que je me trouvais à moi-même pour échapper momentanément à mes travaux de plus en plus stériles. Rappelez-vous la Loi de Garfield : les vedettes de la science sont en général des hommes coincés dans une impasse de création. Ayant cessé de produire des résultats fructueux, ils se tournent vers une audience publique dont l’ignorance les valorise par subterfuge.

Malgré cette célébrité, je n’avais encore jamais reçu de message officiel présentant un tel caractère d’urgence. « … d’une importance vitale pour notre sécurité nationale », avait dit Kralick. Vraiment ? Ou bien était-il encore un de ces diplomates pour lesquels l’hyperbole était la langue maternelle ?

Ma curiosité était piquée au vif. Dans la capitale, c’était l’heure du dîner. Appelez à n’importe quelle heure, avait-il demandé. J’espérais méchamment le faire se lever de table au moment où lui serait servi son suprême de volaille dans quelque restaurant snob surplombant le Potomac. Vivement, je composai le numéro de la Maison Blanche. L’emblème présidentiel apparut sur mon écran tandis qu’une voix sophistiquée préenregistrée me demandait les motifs de mon appel.

« Je voudrais parler à Sanford Kralick, dis-je.

— Un moment, s’il vous plaît. »

Cela lui prit un long moment. À peu près trois minutes ; le temps que l’ordinateur cherche le bureau de Kralick, réalise qu’il en était absent, branche la ligne correcte laissée en cas d’appel.

Finalement, Kralick apparut. Il semblait être un jeune homme au regard sombre, étonnamment laid avec un visage pointu et des arcades sourcilières particulièrement bombées qui n’auraient pas dépareillé le visage d’un homme de Néanderthal. Dans un certain sens, cette vision me soulagea ; j’avais craint de me retrouver devant un de ces jeunes gens beaux et tirés à quatre épingles qui hantent les coulisses gouvernementales. Que Kralick fût ce qu’il voulait, au moins il n’était pas moulé sur le modèle courant. Sa laideur jouait en sa faveur.

« Docteur Garfield, dit-il, j’attendais votre appel avec impatience ! Avez-vous passé de bonnes vacances ?

— Excellentes.

— Votre secrétaire mérite une médaille pour sa loyauté, professeur. Je l’ai pratiquement menacée de la faire passer par les armes si elle ne me mettait pas en contact avec vous, mais elle a quand même refusé.

— Je préviens toujours mon équipe avant de partir, Mr. Kralick. Je les menace de les découper en morceaux s’ils laissent quelqu’un me déranger. Que puis-je faire pour vous ?

— Pouvez-vous venir demain à Washington ? Toutes vos dépenses seront payées, naturellement.

— Que se passe-t-il encore ? Une conférence sur les chances de l’homme de survivre au XXIe siècle ? »

Kralick grimaça furtivement. « Pas une conférence, docteur Garfield. Nous avons besoin de vos services pour quelque chose de très spécial. Nous aimerions que vous nous accordiez quelques mois de votre temps pour entreprendre une mission que vous êtes le seul à pouvoir mener.

— Quelques mois ? Je crains de ne…

— C’est très, très important, monsieur. Je vous assure que ce n’est pas simplement de l’agitation sur du vent comme vous pourriez le craindre. C’est énorme !

— Puis-je avoir un ou deux détails ?

— Je suis navré. Pas par téléphone.

— Vous voudriez que je me déplace jusqu’à Washington pour quelque chose dont je ne sais pas le traître mot ?

— Oui. Si vous le désirez, je peux venir en Californie pour en parler avec vous. Mais cela nous retarderait encore et nous avons déjà perdu beaucoup de temps. »

Ma main se posa sur le déclencheur du téléphone sans appuyer dessus. Je tenais à ce que mon correspondant réalise bien la menace. « Mr. Kralick, si vous ne me donnez pas au moins un renseignement, je vais être obligé d’interrompre notre conversation. »

Cela ne sembla pas l’intimider. « Un seul renseignement, alors.

— Oui.

— Avez-vous entendu parler de ce soi-disant homme du futur qui a débarqué il y a quelques semaines ?

— Plus ou moins.

— Eh bien, cette mission le concerne. Nous avons besoin de vous pour le questionner sur certains problèmes. Nous… »

Pour la seconde fois en trois jours, j’eus la sensation que le sol se dérobait sous mes pieds. Je me souvins d’une scène presque semblable où Jack me priait d’interroger ce fameux Vornan-19 ; et maintenant le gouvernement lui-même me demandait la même chose. Le monde était devenu complètement fou.

Je coupai Kralick brutalement. « Très bien. Je serai demain à Washington. »