À LA fin de ma semaine de liberté, j’embrassai Shirley et je dis à Jack de se reposer, avant de reprendre la route de Los Angeles via Tucson. J’arrivai à mon lieu de destination quelques heures seulement après que le reste du comité l’eut rejoint en provenance de San Diego. L’impact de cette interview de Vornan résonnait encore dans les esprits. Jamais encore dans l’Histoire de l’humanité un dogme théologique aussi fondamental n’avait été énoncé devant autant de personnes à la fois. Il était certain que celui-ci connaîtrait le même développement que les ordures d’un autre monde qui avaient contaminé les mers stériles. Tranquillement, aimablement, avec une grande délicatesse et en toute sérénité, Vornan avait sapé la foi religieuse de quatre milliards d’êtres humains. On était obligé d’éprouver de l’admiration pour une telle adresse.
Shirley, Jack et moi avions suivi avec une froide fascination les réactions à cette révélation. Vornan avait présenté ses dires comme un fait établi, le résultat de recherches très poussées, accepté et corroboré par tous les meilleurs cerveaux de son temps. Comme d’habitude, il ne fournit aucune infrastructure scientifique. Il exposa simplement et elliptiquement un état de fait qui n’avait pas à être remis en question. Mais on pouvait se douter sans craindre de se tromper, que les gens qui croyaient à l’authenticité de Vornan, accepteraient sans difficulté sa version de la Création. Quelques mots avaient suffi. LA VIE VIENT DE L’ORDURE, titraient les journaux du lendemain, et très vite ce concept passa dans le domaine public.
Les Apocalyptistes, qui n’avaient plus fait parler d’eux depuis quelques semaines, se réveillèrent. Ils menèrent de violentes manifestations de protestation dans presque toutes les cités du monde. L’écran montrait chaque jour leurs visages grimaçants, leurs yeux trop brillants et leurs bannières provocatrices. J’apprenais sur ce culte prolifique quelque chose que je n’avais pas encore soupçonné : il regroupait toutes sortes de disciples, aussi bien des aliénés, des déracinés et des jeunes et farouches rebelles que, et cela était surprenant, de pieux dévots en colère. Ils se remarquaient au milieu des orgies des Apocalyptistes. Entre les perpétrations des rites scatologiques et les exhibitionnistes déchaînés, apparaissaient les longues et décharnées silhouettes des Fondamentalistes, la quintessence de l’Amérique gothique, follement persuadés de l’imminence de la fin du monde. Pour la première fois, ils dominaient dans les émeutes apocalyptistes. Ils ne commettaient pas de bestialités eux-mêmes, mais ils défilaient parmi les fornicateurs, acceptant l’ignominie et le scandale comme des signes de la fin prochaine. Pour ces gens, Vornan était l’Antéchrist et son dogme dérisoire et insultant leur paraissait un immonde blasphème.
Pour les autres, il était le Verbe. Dans toutes les cités du monde, le nombre des nouveaux catéchumènes augmentait sans cesse. Leur foi se résumait en quelques mots : nous sommes ordures, descendant de l’ordure originelle et il nous faut définitivement balayer toute exaltation mystique de nous-mêmes et accepter la réalité. Il n’y a pas de Dieu et Vornan est Son prophète ! Quand j’arrivai à Los Angeles, je trouvai une ville en état de siège. Deux foules antagonistes s’étaient regroupées dans la cité et des heurts étaient à craindre. Ce ne fut qu’au prix de multiples difficultés que je rejoignis l’hôtel situé dans le centre de la ville où étaient logés notre comité et Vornan. Pour ce faire, je dus prendre un hélicoptère qui me posa sur la terrasse. Quand je mis pied à terre, Kralick me mena jusqu’à la balustrade et je pus voir les masses houleuses et tourbillonnantes d’Apocalyptistes gesticulants et d’adorateurs de Vornan qui étaient venus se prosterner devant leur idole. L’entrée de notre hôtel était sérieusement gardée.
« Depuis quand cela dure-t-il ? demandai-je.
— Depuis ce matin, neuf heures, répondit Kralick. Nous sommes arrivés à onze heures. J’ai pensé à faire appeler la troupe, mais pour le moment nous restons dans l’expectative. Cette foule s’étend d’ici jusqu’à Pasadena, paraît-il.
— Mais, c’est impossible ! Cela n’…
— Regardez, Leo. »
Il avait raison. Un énorme ruban touffu et mouvant s’étalait dans les rues, ceinturant les tours scintillantes du centre nouvellement reconstruit, s’étirait jusque sur les autoroutes et disparaissait vers l’est à perte de vue. J’entendais des milliers de cris, de hurlements, de grondements et de rires. Je réalisai notre situation : nous étions assiégés.
Vornan s’amusait énormément des forces qu’il avait déchaînées. Je le trouvai au milieu de sa cour, dans une salle de réception situé au quatre-vingt-cinquième étage de l’hôtel ; il y avait là Kolff, Heyman, Helen et Aster, quelques journalistes et beaucoup d’appareils et d’équipements. Fields manquait. J’appris plus tard qu’il boudait, ayant essuyé un nouveau refus de la part d’Aster la nuit précédente à San Diego. D’après le peu que je pus entendre, Vornan parlait, je crois, du climat californien avant mon entrée. Quand il m’aperçut, il se leva aussitôt, glissa vers moi et me saisit les coudes en fixant son regard dans le mien.
« Leo, cher Leo ! Comme vous nous avez manqué ! »
Son accueil chaleureux me désarçonna. Finalement, j’arrivai à dire : « Je vous ai suivi par la télévision, Vornan.
— Tu as entendu l’interview de San Diego ? » me demanda Helen.
Je lui fis signe que oui. Vornan avait l’air parfaitement content de lui. Il me désigna la fenêtre et demanda : « Il y a une foule fantastique dehors. Que pensez-vous qu’ils veuillent ?
— Ils attendent votre prochaine révélation, Vornan.
— L’Évangile selon saint Vornan », murmura lugubrement Heyman.
Plus tard, j’appris des nouvelles confuses de la bouche de Kolff. Il avait fait passer la bande enregistrée de Vornan dans l’ordinateur départemental de Columbia. Les résultats avaient été incertains. L’ordinateur lui-même avait été déconcerté par la structure ou par le manque de structure de ce langage et il avait classé tous les bruits en phonèmes sans pouvoir tirer des conclusions. L’analyse indiquait la possibilité que Kolff ait eu raison de les considérer comme les mots d’un langage très élaboré, mais aussi l’autre éventualité, selon laquelle Vornan aurait produit des sons au hasard, avec la chance ou la malchance que de temps en temps certaines combinaisons de sons puissent sembler représenter une version futuriste de certains mots contemporains. Kolff semblait désespéré. Dans sa première flambée d’enthousiasme, il n’avait pas craint de révéler à la presse son jugement et ses considérations positives sur la langue de Vornan et cela avait d’ailleurs contribué à augmenter l’hystérie collective ; mais maintenant il n’était plus si sûr de son interprétation. « Si j’ai tort, me dit-il, je me suis détruit, Leo. J’aurai mis le poids de mon prestige au service d’une absurdité et, si cela est, tout mon prestige me sera retiré. »
Il avait l’air bien secoué. Il semblait avoir perdu une dizaine de kilos depuis la dernière fois que je l’avais vu, or cela ne remontait qu’à quelques jours ; des poches de chair flasque pendaient sous son cou.
« Pourquoi ne pas essayer une seconde vérification ? lui dis-je. Demandez à Vornan de répéter ce que vous avez déjà enregistré. Puis vous passerez les deux bandes dans l’ordinateur et il comparera les deux versions. Les corrélations possibles seront immédiatement perceptibles. Si Vornan avait improvisé un charabia la première fois, il sera incapable de recommencer.
— Mon ami, cela a été ma première idée.
— Et alors ?
— Il refuse de me parler à nouveau dans sa langue. Même pas une syllabe. Il ne s’intéresse plus du tout à mes recherches.
— Cela me paraît bizarre.
— Oh ! oui, c’est bizarre, reconnut tristement Kolff. Plus que bizarre. Je lui ai expliqué qu’en acceptant cette seconde séance avec moi, cela ne lui coûterait pourtant pas beaucoup, il pourrait balayer d’un seul coup tous les doutes qui subsistent quant à son origine. Eh bien, il ne veut pas ! Je lui ai dit qu’en refusant, il nous encourageait à le considérer comme un imposteur et il m’a répondu qu’il s’en moquait. Bluffe-t-il ? Est-il un menteur ? Ou s’en moque-t-il vraiment ? Leo, je ne sais plus quoi penser.
— Mais il y avait bien une forme linguistique dans ce que vous avez entendu, Lloyd ?
— Oui, c’est certain. Mais cela pouvait être seulement une illusion… des coïncidences diaboliques groupant des sons en forme de mots. »
Il secoua lourdement sa grosse tête comme un morse blessé et marmonna quelque chose en persan ou en afghan et s’éloigna, traînant les pieds, courbé et brisé. Je réalisai que Vornan avait, pour je ne sais quelle raison, effacé un des principaux arguments qui plaidaient en faveur de son authenticité. Il l’avait fait délibérément, en toute connaissance de cause. Il jouait avec nous… avec tout le monde.
Ce soir-là, nous prîmes notre dîner à l’hôtel. Avec ces milliers de personnes traînant dans les rues à la recherche de Vornan, il n’était pas question de sortir. Après, nous regardâmes la télévision. Justement, une des chaînes passait un documentaire sur l’effet produit par Vornan sur les masses. Il le suivit avec nous, quoique par le passé il n’eût jamais montré beaucoup d’intérêt pour ce que les moyens d’information disaient de lui. Dans un sens, j’eusse préféré qu’il ne le voie pas. Les réactions émotionnelles provoquées par sa présence dépassaient tout ce que l’on pouvait imaginer et le documentaire montrait des choses que je ne soupçonnais même pas. Dans l’Illinois, des adolescentes plongées dans une extase provoquée vraisemblablement par la drogue se contorsionnaient frénétiquement devant une photo en trois dimensions de notre visiteur. En Afrique, d’immenses feux de joie cérémonials étaient allumés un peu partout et les nuages denses de fumée bleue qui en montaient devaient prendre la forme du nouveau dieu. Une femme dans l’Indiana avait collectionné toutes les émissions où apparaissait Vornan enregistrées au magnétoscope et vendait les copies à prix d’or enchâssées dans de somptueux reliquaires. Puis nous vîmes un reportage de la nouvelle ruée vers l’Ouest ; des hordes de gens ayant tout quitté, venus de tout le pays, avançaient vers le Pacifique, dans le fol espoir d’apercevoir Vornan. L’objectif de la caméra plongeait dans ces foules compactes, nous montrant des gros plans des visages hagards et illuminés des fanatiques. Ces êtres attendaient une révélation, des prophéties. Ils cherchaient désespérément un guide qui saurait les conduire. Où qu’il aille, Vornan provoquait l’excitation. Elle éclatait autour de lui comme des orages de chaleur. Si Kolff avait laissé circuler la bande enregistrée par Vornan, une épidémie de glossolalie se serait répandue sur toute la Terre – des millions de personnes auraient essayé d’imiter son langage incohérent dans le vain espoir d’acquérir quelque initiation surnaturelle. J’étais effrayé par ces images. Pendant les moments les plus calmes du documentaire, je jetais de rapides coups d’œil vers Vornan et je le voyais opiner de satisfaction, l’air éminemment satisfait de l’agitation qu’il provoquait. Il semblait se réjouir de la puissance que la publicité, l’information et la curiosité avaient placée entre ses mains. Tout ce qu’il pourrait dire serait multiplié à l’infini, discuté et commenté dans tous les foyers du globe, et bientôt il deviendrait un article de foi pour des millions et des millions d’êtres à la recherche d’une vérité. Très peu d’hommes dans l’histoire de l’humanité avaient détenu une telle puissance propagée par les moyens modernes de communication, et encore, aucun d’eux ne possédait ces dons spirituels extraordinaires dont Vornan semblait être investi.
Cela me terrifiait. Jusqu’à présent il ne m’avait pas paru être concerné par l’effet qu’il produisait sur notre monde, aussi distant et désintéressé qu’il s’était montré sur les Escaliers Espagnols, poursuivi par un policier outré par sa nudité. Maintenant, un changement apparaissait. Il suivait les documentaires sur lui. Était-il heureux de la confusion qu’il engendrait ? Préparait-il consciemment de nouvelles convulsions ? Vornan agissant en toute innocence provoquait déjà assez de pagaille ; s’il était motivé par une malignité délibérée, il pouvait complètement détruire la civilisation. Au début je l’avais plus ou moins méprisé, plus tard il m’avait amusé. Maintenant, j’avais peur de lui.
Notre réunion se termina bientôt. Je vis Fields parler de manière pressante à Aster ; elle secoua la tête, haussa les épaules, se leva et le planta là, maussade et interdit. Vornan s’approcha de lui et lui tapota légèrement l’épaule. Je n’avais aucune idée de ce qu’il pouvait lui murmurer à l’oreille, mais quand il le quitta, Fields semblait encore plus sombre et renfrogné. Le malheureux sortit en essayant vainement de claquer derrière lui la porte qui était munie d’un frein pneumatique. Kolff et Helen partirent ensemble. Je traînai quelques instants sans raison particulière. Dehors, je tombai sur Aster. Sa chambre était contiguë à la mienne et nous restâmes devant sa porte pour bavarder un peu. J’avais l’étrange impression qu’elle allait m’inviter à passer la nuit avec elle ; elle semblait plus animée que d’habitude, ses cils battaient rapidement et ses délicates narines palpitaient nerveusement.
« Leo, savez-vous combien de temps nous allons continuer à suivre ce cirque ? » me demanda-t-elle.
Je lui répondis que je ne savais pas.
« J’en ai assez, Leo. J’ai envie de retourner à mon laboratoire mais je n’arrive pas à me décider. Je partirais à l’instant même, si je n’étais pas aussi… intéressée. Intéressée par Vornan. Leo, avez-vous remarqué combien il a changé ?
— Comment ?
— Il devient de plus en plus conscient de ce qui se passe autour de lui. Au début il était tellement indifférent… tellement étranger à tout cela. Vous souvenez-vous du jour où il m’a demandé de prendre une douche avec lui ?
— Je ne pourrai jamais l’oublier.
— S’il avait été un autre homme, j’aurais refusé, naturellement. Mais Vornan me l’a proposé si innocemment, presque comme un enfant. J’étais certaine qu’il ne cherchait pas à me blesser. Mais maintenant… maintenant, on dirait qu’il veut utiliser les gens. Il ne se contente plus de regarder, il manipule tout le monde. Très subtilement. »
Je lui avouai que quelques instants plus tôt devant la télévision je m’étais fait les mêmes réflexions. Ses yeux brillèrent et ses joues s’empourprèrent subitement. Elle passa sa langue sur ses lèvres sèches. Je m’attendais naïvement à ce qu’elle me dise que nous avions beaucoup en commun et que nous devions faire plus ample connaissance, mais je me faisais des illusions.
« J’ai peur, Leo, m’avoua-t-elle. Je voudrais qu’il retourne là d’où il est venu. Il va provoquer des ennuis.
— Kralick et compagnie l’en empêcheront.
— Je me le demande. » Elle me lança un rapide sourire un peu crispé. « Bien. Bonne nuit, Leo. Dormez bien. »
Avant même que je puisse répondre, elle avait disparu. Je restai un long moment à fixer la porte de sa chambre, tandis que l’image volée de son petit corps gracile s’imposait brutalement à ma mémoire. C’était étrange ; jusqu’à présent Aster ne m’avait pas du tout attiré physiquement, elle me semblait à peine être une femme. Et tout à coup, je comprenais ce que ressentait Fields. Je la désirais férocement. Était-ce encore un méfait de Vornan ? Je souris. Désormais, je le soupçonnais de tout, même des choses les plus insignifiantes. Ma main restait posée sur la poignée de sa porte. Si j’entrais, je saurais bien la forcer, mais au lieu de cela je me jetai dans ma propre chambre. Je verrouillai la porte, me déshabillai et me couchai. Le sommeil me fuyait désespérément. Je me levai et allai à la fenêtre, mais la foule s’était dissipée. L’éclat glauque de la lune éclairait lugubrement les immenses rues désertes de la ville. Il était minuit passé. Je sortis un bloc de papier et entrepris de noter quelques équations qui m’étaient passées par la tête pendant le dîner, concernant l’établissement de mécanismes permettant une double inversion de charge pendant un voyage dans le temps. J’avais pris le problème à l’envers : puisque la réversibilité temporelle est possible, il me fallait découvrir la justification mathématique d’une conversion de la matière en antimatière suivie d’une autre conversion de la matière avant la fin du voyage. Je travaillai rapidement et même fébrilement pendant un certain temps. J’allais téléphoner à l’ordinateur de l’Université pour qu’il vérifie certains calculs quand tout à coup m’apparut la faille originelle de ce système devenu subitement absurde. Il suffisait de cette seule erreur pour que tout s’écroule. Plus rien n’avait de sens. Je froissai les feuilles de papier et les jetai de dégoût.
Quelqu’un cogna à ma porte. Une voix m’appela.
« Leo, Leo, êtes-vous réveillé ? »
Je branchai le système de vision et sur le petit écran m’apparut l’image floue de mon visiteur. Vornan ! Je me levai instantanément et allai ouvrir la porte. Il était revêtu d’une tunique verte en étoffe épaisse, comme s’il s’apprêtait à sortir. J’étais ahuri de le trouver ici, sachant que Kralick l’enfermait chaque nuit dans sa chambre. En théorie, le système de sécurité était parfaitement hermétique ; il était censé protéger Vornan contre toute intrusion mais servait aussi à l’emprisonner. Pourtant, il était devant moi, libre.
« Entrez, dis-je. Quelque chose ne va pas ?
— Non, rien du tout. Dormiez-vous ?
— Je travaillais. J’essayais de calculer comment pouvait fonctionner votre sacrée machine à voyager dans le temps. »
Il rit légèrement. « Pauvre Leo. Vous allez épuiser votre cerveau à force de trop penser.
— Si cela vous fait tant de peine, je vous permets de me donner un ou deux tuyaux. Ils seraient les bienvenus.
— Je le ferais si je le pouvais. Mais c’est impossible. Je vous expliquerai en bas.
— En bas ?
— Oui. Nous allons faire une petite promenade. Si vous voulez bien m’accompagner, Leo. Vous acceptez ? »
J’en restai bouche bée. « Mais… il y a des émeutes dehors ! Les hystériques vous tueront, Vornan !… et moi aussi !
— Non. Je crois qu’ils sont partis, dit-il calmement. Et puis, regardez ce que j’ai. »
Il ouvrit la main, me montrant deux masques mous en plastique identiques à ceux que nous avions portés dans la maison de prostitution de Chicago.
« Personne ne nous reconnaîtra. Nous serons parfaitement incognito et nous pourrons nous promener librement dans cette merveilleuse cité. Je veux sortir, Leo. Je suis las de ces visites officielles. J’ai envie de partir à l’aventure. »
Je me demandais ce que je devais faire. Appeler Kralick pour qu’il renferme Vornan dans sa chambre ? C’était la voix du bon sens. Masqués ou non, c’était une folie que de quitter l’hôtel sans protection. Mais c’eût été trahir Vornan que de le tromper ainsi. S’il était venu me trouver, c’est qu’il me faisait plus confiance qu’aux autres ; peut-être même désirait-il me dire quelque chose de confidentiel à l’insu du système électronique d’espionnage de Kralick. Il me fallait prendre le risque si je voulais garder la chance d’obtenir de lui quelques précieuses miettes d’informations.
« D’accord, dis-je. Je vais avec vous.
— Alors, dépêchez-vous. Si quelqu’un surveille votre chambre…
— Et votre chambre à vous ?
Il rit, fier de lui. « J’ai tout arrangé dans ma chambre pour que ceux qui surveillent croient que j’y suis. Mais s’ils me voient en même temps chez vous… allez, habillez-vous, Leo. »
Je passai en vitesse quelques vêtements et nous sortîmes de ma chambre. Je la verrouillai de l’extérieur. Dans le couloir étaient étendus trois hommes de l’équipe de Kralick. Ils ronflaient comme des bienheureux ; au-dessus d’eux flottait le globe vert d’un ballon anesthésique. Comme nous approchions, ses plaques de perception détectèrent ma chaleur et il vint vers moi. Vornan s’avança paresseusement, se hissa sur la pointe des pieds, attrapa la bande de plastique, l’éteignit et se tourna vers moi avec une mine de conspirateur. Puis il se mit à courir joyeusement dans le couloir. Quand il eut atteint le palier, il me fit de grands signes avec les bras pour m’appeler. Il semblait prendre un grand plaisir à cette escapade nocturne. À un angle, une porte de service donnait sur un petit débarras et là, s’ouvrait l’embouchure d’un vide-linge. Vornan m’invita à m’insinuer dedans.
« Mais nous allons nous écraser dans la buanderie ! protestai-je.
— Ne dites pas de bêtises, Leo. Nous ne nous laisserons pas glisser jusqu’en bas. »
Je ne comprenais pas comment nous pourrions nous arrêter. Quoi qu’il en soit, je pénétrai dans le gros tube et, aussitôt, je plongeai vertigineusement dans le vide. Soudain un filet se tendit miraculeusement en travers du toboggan et nous rebondîmes dessus. Je crus à une sorte de piège qui nous entraînerait vers une fin atroce, mais Vornan m’expliqua : « C’est un système de sécurité destiné à protéger les employés de l’hôtel qui tomberaient par mégarde dans le vide-linge. J’ai bavardé avec les femmes de chambre, vous voyez, Leo. Allez, venez ! »
Il s’extirpa du filet qui devait être déclenché par quelque détecteur de chaleur noyé dans les parois du tube et nous mîmes les pieds sur une plate-forme sans aucun doute destinée à cet effet. Vornan, sans chercher, se dirigea vers une porte qu’il ouvrit. Pour un homme qui ne comprenait pour ainsi dire rien du système boursier actuel, il possédait une connaissance remarquable de l’infrastructure de cet hôtel. Le filet se rétracta et rentra dans son logement et, un instant plus tard, quelques draps et serviettes sales filèrent devant nous pour disparaître dans le gouffre insondable et atterrir dans quelque lointain sous-sol. Vornan me fit signe d’avancer. À moitié pliés, nous suivîmes un étroit corridor dont le plafond bas portait des centaines de tubes et de câbles. Finalement, nous émergeâmes dans un des couloirs de l’hôtel. Arrivés dans un des halls, nous prîmes un ascenseur qui nous mena dans un des vestibules souterrains d’où nous passâmes dans la rue le plus simplement du monde.
Tout était tranquille et silencieux. Les trottoirs et les murs des immeubles portaient encore la trace du passage des émeutiers. Des slogans peints en couleurs phosphorescentes annonçaient un peu partout : LA FIN EST PROCHE, PRÉPARE-TOI À RENCONTRER TON CRÉATEUR, ou d’autres avertissements du même genre. Des pièces de vêtements jonchaient le sol. Des mottes de mousse durcie attestaient que la dispersion ne s’était pas passée facilement. Çà et là, écroulés à même le sol, quelques énergumènes dormaient, soûls, drogués ou simplement harassés ; ils avaient dû se faufiler jusqu’ici après que la police eut nettoyé la place.
Nous adaptâmes nos masques et nous nous dirigeâmes silencieusement vers le cœur de Los Angeles endormie. Dans ce quartier composé en majorité de tours-hôtels et de tours-bureaux, la vie nocturne était presque inexistante. Nous nous promenâmes au hasard sous l’éclairage blafard du petit matin. De temps en temps, un ballon publicitaire se balançait dans le ciel à quelques centaines de mètres au-dessus de nos têtes, nous éblouissant de ses slogans lumineux. À deux blocs de notre hôtel, nous nous arrêtâmes pour regarder la vitrine d’un magasin d’appareils d’espionnage. Vornan semblait être passionnément intéressé. Le magasin était bien sûr fermé. Nous nous approchâmes et, en mettant le pied sur une dalle du trottoir, nous déclenchâmes un système automatique ; une voix mielleuse nous donna les heures d’ouverture du magasin et nous invita à revenir plus tard. À deux immeubles de là, le même phénomène se produisit devant un magasin d’articles de sport, spécialisé dans l’équipement pour les pêcheurs. Une voix métallique nous annonça fièrement : « Mesdames, messieurs, vous êtes bien tombés. Ici, vous trouverez tout ce qu’il vous faut pour la pêche en haute mer. La meilleure qualité au meilleur prix. Hydrophotomètres, sondeurs à plancton, sondeurs de profondeur, tous les projecteurs sous-marins, compteurs de marées, balances et niveaux hydrostatiques, bouées-radar, clinomètres, détecteurs de bancs, indicateurs de niveaux… »
Nous nous éloignâmes, fatigués de cette interminable énumération.
« J’adore vos villes, dit Vornan. Vos immeubles sont tellement hauts… les commerçants si agressifs. Vous savez, Leo, nous n’avons pas de commerçants.
— Mais alors que faites-vous quand vous avez besoin d’un clinomètre ou d’un sondeur à plancton ?
— Ils sont disponibles, dit-il simplement. Mais j’ai rarement besoin de telles choses.
— Pourquoi nous avez-vous si peu parlé de votre monde, Vornan ?
— Parce que je suis venu ici pour apprendre et non pour enseigner.
— Mais vous avez tout votre temps, si j’ai bien compris. Pourquoi ne pas nous rendre un peu de ce que nous vous apprenons sur nous ? Tous ces engins, ces objets qui ne sont vendus par personne, mais néanmoins disponibles à tous quand ils en ont besoin. Pas de guerres. Pas de nations. Un monde simple, agréable, heureux. J’ai beaucoup de mal à le croire.
— Vous l’avez pourtant très bien décrit.
— Mais comment en êtes-vous arrivés là, Vornan ? C’est cela ce que nous désirons savoir ! Regardez cette époque, notre époque, que vous visitez. Des centaines de nations belliqueuses. Des superbombes. Cette tension perpétuelle. La faim, les désirs inassouvis, les frustrations. Des millions d’êtres hystériques cherchant désespérément une foi, une nouvelle croyance. Que s’est-il passé ? Comment le monde est-il finalement arrivé à l’âge adulte ?
— C’est long mille ans, Leo. Beaucoup de choses peuvent arriver.
— Oui, mais qu’est-il arrivé ? Que sont devenues les nations actuelles ? Racontez-moi quels ont été les crises, les guerres, les soulèvements, les bouleversements. »
Nous nous arrêtâmes sous un lampadaire. Aussitôt, une douce lumière nous éclaira, avertie de notre présence par les détecteurs de chaleur.
« Leo, seriez-vous capable de m’expliquer l’organisation, la gloire et le déclin du Saint Empire romain ?
— Comment avez-vous entendu parler du Saint Empire romain ?
— Par le professeur Heyman. Dites-moi ce que vous en savez, Leo.
— Eh bien… presque rien, je crois. C’était une sorte de confédération européenne qui existait il y a quelque sept ou huit cents ans… Et… euh…
— Oui, c’est bien cela. Vous n’en connaissez presque rien.
— Mais je ne prétends pas être un historien, Vornan.
— Moi non plus, dit-il tranquillement. Pourquoi pensez-vous que je connaîtrais plus de choses sur le Temps du Grand Nettoyage que vous à propos du Saint Empire romain ? C’est de l’Histoire ancienne pour moi. Je ne l’ai jamais étudiée. Tout cela ne m’intéresse pas.
— Mais puisque vous aviez prévu votre retour dans le temps, Vornan, vous auriez dû absolument apprendre votre Histoire, comme vous avez appris l’anglais.
— J’avais besoin de votre langue pour communiquer, Leo. Je n’avais aucune nécessité de me casser la tête avec cette vieille Histoire. Je ne suis pas venu ici en tant que professeur, Leo. Je suis simplement un touriste.
— Je suppose aussi que vous ne savez rien de la science de votre époque, n’est-ce pas ?
— Rien du tout, me répondit-il joyeusement.
— Que savez-vous, alors ? Que savez-vous de 2999 ?
— Rien. Rien. Rien.
— Vous n’avez pas une profession ?
— Je voyage. Je regarde autour de moi. Je m’amuse.
— Vous faites partie de la classe riche et oisive ?
— Vous vous trompez, Leo, il n’y a pas de classe riche et oisive. Cela dit, je pense que je suis pour vous un oisif. Désœuvré et ignorant.
— Et en 2999, tout le monde est-il désœuvré et ignorant ? Plus personne ne pratique l’étude et le travail ?
— Oh ! non, non, non. Pas du tout, nous avons beaucoup d’esprits courageux et assidus. Mon frère somatique, Lunn-31 est une sommité universelle en impulsions lumineuses. Mon délicieux ami, Mortel-91, est un expert en gestes. Pol-13, dont la beauté vous émerveillerait, danse dans les psychodrames. Nous avons des artistes, des poètes, des érudits, des savants. Le vénéré Ekki-89 a travaillé cinquante ans à la revivification des Années de Feu. Sator-11 a taillé dans le cristal les statues de tous les Chercheurs. Ce sont des hommes dont je suis fier.
— Et vous, Vornan ?
— Moi, je ne suis rien. Je ne fais rien. Je suis un homme tout ce qu’il y a de plus ordinaire, Leo. »
Dans sa voix perçait un accent que je n’avais jamais encore remarqué, une sorte de tremblement qui semblait authentifier sa sincérité.
« Je suis venu ici, poursuivit-il, pour échapper à l’ennui… pour me divertir. D’autres remplissent leur vie par l’étude ou par le maniement des arts. Moi, je suis un vaisseau vide, Leo. Je ne peux parler ni de science, ni d’Histoire. Mes perceptions sont rudimentaires. Je suis ignorant et désœuvré. C’est pourquoi je recherche sans cesse d’autres mondes pour y connaître des plaisirs nouveaux. Mais ce sont des plaisirs futiles. »
À travers le masque me parvint l’éclat filtré de son prodigieux sourire. « Vous voyez, Leo, je suis tout à fait honnête vis-à-vis de vous. J’espère que cette confession vous permettra de comprendre mon incapacité à répondre à vos questions ou à celles de vos amis. Je suis un ignare, un tout petit homme. Ma franchise vous afflige-t-elle ? »
C’était bien plus que cela. J’étais atterré. À moins que sa soudaine humilité ne fût une nouvelle trouvaille diabolique, Vornan se décrivait lui-même comme une dilettante, un oisif, un bon à rien… un zéro venu du futur, se divertissant des primitifs balourds du XXe siècle parce que sa propre époque avait cessé de l’amuser. Ses réponses évasives, ses « je ne sais pas », tout cela devenait compréhensible maintenant. C’était vraiment assez peu flatteur de constater que c’était cela notre visiteur. Notre époque ne méritait-elle pas plus qu’un Vornan ? L’inquiétude grandissait en moi. Ainsi donc ce futile jouisseur, tel qu’il se décrivait lui-même, avait su conquérir notre monde sans le moindre effort et son influence grandissait chaque jour sans que l’on sache où cela finirait. Où nous mènerait avec lui sa recherche vaine des plaisirs ? Et quels freins s’imposerait-il ? Où s’arrêterait sa faim ?
Nous repartîmes. « Pourquoi d’autres hommes de votre époque ne sont-ils jamais venus chez nous ? » lui demandai-je.
Il me fit une gentille grimace. « Qu’est-ce qui vous fait penser que je suis le premier ?
— Eh bien… euh… nous n’avons jamais… il n’y a pas de… »
Je me tus, complètement désorienté. J’étais une fois de plus la victime de ce fameux don de Vornan pour ouvrir une trappe sous les pieds de son interlocuteur.
« Je ne suis pas un précurseur, dit-il aimablement. Il y en a eu beaucoup qui sont venus chez vous avant moi.
— En gardant leur identité secrète ?
— Bien sûr. Moi, cela m’amusait de révéler d’où je venais. D’habitude, les gens plus sérieux que moi préfèrent rester dans l’anonymat. Ils font ce qu’ils ont à faire en silence et ils repartent.
— Combien ?
— Avant moi ? Je serais incapable de le dire.
— Ils visitent toutes les ères ?
— Pourquoi pas ?
— Mais ils vivent parmi nous sous de fausses identités ?
— Oui, oui. Naturellement, dit-il en souriant. Je pense même qu’ils doivent souvent occuper des charges publiques. Pauvre Leo ! Vous croyiez que j’étais le premier à ouvrir la voie, un misérable ignare comme moi ? »
Le sol se dérobait sous moi. Cette révélation m’étourdissait plus que tout ce que m’avait appris Vornan. Notre monde envahi par des étrangers venus du futur ? Peut-être gouvernaient-ils certaines de nos nations ? Toutes ? Combien étaient-ils ? Des centaines, des milliers, cinquante mille êtres sautant d’un moment de l’Histoire à un autre ? Non. Non. Non. Non. Mon esprit refusait de l’accepter. Vornan se moquait de moi. Le contraire était impossible. Je lui dis brutalement que je ne le croyais pas. Il rit.
« Je vous donne la permission de ne pas me croire, Leo. Entendez-vous ce bruit ? »
Je l’entendais en effet. C’était un bruit qui ressemblait à celui d’une chute d’eau. Cela venait de la place Pershing. Or il n’y avait aucune chute d’eau sur la place Pershing. Vornan courut dans la direction d’où venait le bruit. Je me précipitai derrière lui. Bientôt mon cœur se mit à cogner dans ma poitrine et je sentis mon cerveau prêt à éclater. Je ne pouvais continuer. Vornan s’arrêta à un bloc et demi devant moi pour m’attendre. Il me désignait quelque chose.
« Regardez ! Ils sont une vraie multitude, s’écria-t-il. Je trouve cela très excitant. »
La manifestation dispersée s’était regroupée vers la place Pershing et commençait maintenant à refluer. La densité devait être forte. Cela ressemblait à une immense marée qui remplissait la rue dans toute sa largeur et qui s’avançait vers nous. Pendant un moment, je fus dans l’incapacité de définir à qui appartenaient ces silhouettes gesticulantes. Étaient-ce des Apocalyptistes ou des adorateurs de Vornan ? Puis je distinguai les visages grotesquement peinturlurés, les funestes bannières, les épis métalliques taillés en zigzags brandis au-dessus des têtes comme des symboles du feu de l’enfer, et je compris que c’étaient les prophètes qui marchaient vers nous.
« Vornan, il faut que nous partions d’ici, dis-je. Retournons à l’hôtel !
— Je veux voir cela.
— Mais nous allons être écrasés !
— Non, si nous faisons attention. Restez avec moi, Leo. La marée nous dépassera en nous avalant doucement. »
Je secouai la tête. Les premiers rangs des Apocalyptistes n’étaient plus qu’à un bloc de nous. Portant des torches et actionnant des sirènes, les émeutiers fonçaient sauvagement sur nous. L’air résonnait de cris et de hurlements qui me glaçaient. Déjà, en tant que simples passants, je nous voyais en sérieux danger, mais si nous étions reconnus, nous allions être dépecés par la meute furieuse. J’attrapai le poignet de Vornan et tentai de l’entraîner dans une petite rue adjacente qui nous mènerait à notre hôtel. Pour la première fois je ressentis sa charge électrique. Une décharge de bas voltage me fit relâcher instantanément ma prise. Je l’agrippai à nouveau. Cette fois, l’impulsion énergétique fut telle qu’elle m’envoya tournoyer en arrière, tous mes muscles se contractant et se détendant en une danse stupidement disloquée. Je tombai sur les genoux et restai à quatre pattes, à moitié assommé. À travers le brouillard, j’aperçus Vornan ; il courait joyeusement vers la meute déchaînée, ses bras grands ouverts.
Très vite il fut englouti dans la masse tourbillonnante. Je le vis s’insinuer entre les premières rangées et disparaître dans le gros du troupeau braillard et houleux. Il était parti. Je luttai difficilement pour me remettre sur pied, sachant que je devais absolument le retrouver. Je titubai ; ma tête me faisait horriblement souffrir. Un instant plus tard, la manifestation fut sur moi.
Je tentai désespérément de rester debout, essayant de faire passer les effets de la décharge que m’avait lancée Vornan. Tout autour de moi je voyais défiler des visages grimaçants peints en rouge ou en vert criards ; l’odeur acide de sueur empestait l’air. Ironiquement, j’aperçus un Apocalyptiste qui arborait comme pendentif sur la poitrine une petite boule de déodorant ; je me dis que nous vivions décidément une époque dérisoire et superfétatoire. J’étais bousculé dans tous les sens. Une fille arriva sur moi. Ses seins nus dont les bouts étaient luminescents dansaient agressivement devant mes yeux.
« La fin arrive ! hurla-t-elle. Vivez tant que vous le pouvez ! » Elle attrapa mes mains et les plaqua contre ses seins. J’empoignai un moment à pleine main la chair douce et chaude, puis le courant de la marée entraîna la fille loin de moi ; je la suivis du regard et en baissant les yeux, je remarquai sur mes paumes les empreintes phosphorescentes, comme des yeux de chats, qu’y avaient laissé ses deux mamelons. Des instruments musicaux très anciens cornaient et sonnaient de tous côtés. Trois jeunes costauds marchaient collés l’un derrière l’autre, distribuant des coups de poing à tort et à travers. Un immense type, portant un masque de boue exposait son érection gigantesque ; une énorme matrone se précipita vers lui, s’offrit et se noua autour de lui. Un bras m’entoura les épaules. Je me tournai précipitamment et me trouvai face à face avec un long visage maigre et décharné qui, vu l’habillement et la longue chevelure soyeuse, ne pouvait appartenir qu’à une femme. À cet instant, la blouse s’ouvrit, découvrant une poitrine plate et velue d’homme.
« Bois », m’ordonna-t-il, et il me tendit une gourde en peau de bête. Je ne pouvais refuser. Je pressai le récipient et un liquide gicla entre mes lèvres. Cela avait un goût à la fois amer et douceâtre. Je me détournai et recrachai ce que j’avais dans la bouche, mais l’amertume continuait à m’écœurer.
Bien que le mouvement principal semblât se diriger vers l’hôtel, des petits groupes de quinze ou vingt circulaient dans tous les sens. Je luttai désespérément contre la marée, hanté par la seule idée de retrouver Vornan. Des mains s’agrippaient à moi encore et encore. Sur le trottoir, je butai sur un couple en pleine copulation ; ils appelaient la destruction en un cri sauvage de volupté. C’était comme un carnaval, mais sans la joie ni la gaieté luxueuse des costumes.
« Vornan ! hurlai-je, et la foule reprit mon cri et le multiplia à l’infini. Vornan… Vornan… Vornan… tuez Vornan… la fin… le feu… la fin… tuez Vornan… »
C’était un lugubre chant de mort et de destruction. Une silhouette horrible surgit devant moi. Le visage était marqué de plaies pustuleuses, de lésions suintantes et de cicatrices béantes. Une main de femme apparut et s’éleva pour caresser ce masque d’épouvante et je vis glisser le maquillage. Sous les horreurs artificielles apparut le beau visage d’un jeune homme immensément grand et qui agitait une torche fumeuse en vociférant sauvagement. À côté, une fille, toute luisante de sueur avec un gros nez épaté se déshabillait, aidée par deux jeunes gens efféminés, nus eux aussi, qui pinçaient ses seins, riaient, s’embrassaient entre eux et se frottaient lubriquement. J’appelai encore : « Vornan ! »
C’est à cet instant que je l’aperçus. Il était parfaitement immobile comme une statue au milieu du flot furieux et, curieusement, les manifestants hystériques passaient à côté de lui, l’évitant soigneusement. Un petit espace autour de lui restait mystérieusement vide. C’était à croire qu’un bouclier invisible empêchait la foule de s’approcher trop près de lui. Il se tenait bras croisés, contemplant la folie qui s’agitait autour de lui. Son masque avait été déchiré et des lambeaux de plastique pendaient sur ses joues. Il était aussi barbouillé de peinture et de substances phosphorescentes. Je progressai difficilement, puis un subit élan du courant principal m’éloigna de lui. Je dus regagner le terrain perdu en me frayant un chemin avec les coudes et les genoux à travers une jungle de chairs humaines. Quand je fus à un ou deux mètres de Vornan, je compris pourquoi il était aussi bien protégé de l’assaut de la foule. Il avait construit autour de lui une digue faite de corps entassés les uns sur les autres, deux ou trois de chaque côté. Ils semblaient morts, mais en m’approchant, je vis une fille qui était couchée aux pieds de Vornan remuer difficilement ses membres, se lever à moitié étourdie et tituber pour se perdre dans la marée humaine. Vornan la vit partir et attrapa rapidement un homme d’aspect cadavérique dont le crâne rasé était peint en vert. Sa main se posa sur le bras de l’Apocalyptiste et celui-ci fut aussitôt foudroyé. Sa chute fut lente et guidée par Vornan qui le fit tomber exactement où il voulut pour compléter son rempart. Grâce à ses décharges électriques, Vornan s’était bâti une muraille vivante. Je l’enjambai et le regardai dans les yeux.
« Pour l’amour du Ciel, fichons le camp d’ici ! braillai-je.
— Mais nous ne sommes pas en danger, Leo. Restez calme.
— Votre masque est déchiré, Vornan. Que va-t-il se passer s’ils vous reconnaissent ?
— J’ai mes défenses. » Il rit largement. « Tout cela est formidable ! »
Je savais ce qu’il en coûtait d’essayer de le forcer. Il était tellement excité par le spectacle autour de nous qu’il n’aurait pas hésité à m’assommer à nouveau pour m’ajouter à sa barricade humaine. Je risquais de ne pas survivre à cette expérience. Désemparé, je restai à ses côtés. Je vis une jambe chaussée d’un lourd brodequin venir écraser la main d’une malheureuse femme qui gisait à nos pieds. Quand la chaussure disparut, les doigts tordus et broyés remuèrent convulsivement et bientôt restèrent définitivement immobiles, atrocement mutilés. Vornan tournait sur lui-même, embrassant toute la scène du regard.
« Pourquoi croient-ils que la fin du monde arrive ? me demanda-t-il.
— Comment savoir ? Tout cela est totalement irrationnel. Ce sont des fous.
— Mais se peut-il qu’autant de personnes deviennent folles en même temps ?
— Bien sûr.
— Et savent-ils quand arrivera cette fin du monde ?
— Le 1er janvier 2000.
— C’est bientôt. Pourquoi ce jour spécialement ?
— C’est le commencement d’un nouveau siècle, d’un nouveau millénaire. Je ne sais pas pourquoi, mais certaines personnes croient qu’il se passera des événements extraordinaires ce jour-là.
— Mais le nouveau siècle ne commencera pas avant 2001, proféra Vornan d’un ton pédant. Le professeur Heyman me l’a expliqué. C’est complètement faux de dire qu’un siècle commence l’année…
— Je sais. Je sais tout cela. Mais personne ne s’en soucie. Nom d’un chien, Vornan, si nous allions discuter des problèmes de calendrier dans un endroit plus calme ! Je veux ficher le camp d’ici !
— Partez alors.
— Avec vous.
— Je m’amuse beaucoup ici. Regardez là, Leo ! »
Je suivis son regard. Une fille presque nue, portant quelques oripeaux de sorcière, se tenait sur les épaules d’un homme dont le front était orné de deux grandes cornes. Ses seins étaient laqués de noir, les tétons étaient d’un orange lumineux. Mais j’étais rassasié de grotesque. Je ne pensais qu’à prendre mes jambes à mon cou et détaler. Je ne faisais pas confiance à la barricade improvisée de Vornan. Si les choses dégénéraient…
Des hélicoptères de la police apparurent tout à coup dans le ciel. Ce n’était pas trop tôt ! À une trentaine de mètres du sol, ils tourbillonnaient autour des immeubles ; le vent déplacé par leurs rotors nous fouettait le visage et me fit frissonner. Je vis distinctement les grosses lances d’arrosage grises pointer hors des abdomens blancs qui planaient au-dessus de nos têtes ; puis les premières giclées de mousse anti-émeute. Les Apocalyptistes semblaient l’accueillir avec joie : ils se précipitaient, essayant de se mettre juste sous les lances ; quelques-uns se débarrassaient précipitamment du peu de vêtements qu’ils portaient encore et se plongeaient entièrement dedans. La mousse sortait par gros jets et s’expandait au contact de l’air, formant une épaisse masse visqueuse et écumante qui inondait les rues et rendait tout mouvement presque impossible. Les émeutiers titubaient, se précipitaient laborieusement en des va-et-vient heurtés et chaotiques, se frayant péniblement une voie dans les coulées de mousse qui devenait de plus en plus gluante. Je croyais assister à une projection de film au ralenti. La mousse avait une saveur étrangement douceâtre. Sur ma gauche je vis une fille prendre un jet en pleine figure. Elle trébucha, aveuglée, la bouche et le nez remplis d’écume. Elle tomba par terre et disparut totalement. Maintenant c’était une couche de presque un mètre d’épaisseur, froide et pâteuse, qui s’étalait sur toute la surface de la rue, nous coupant à la taille. Vornan se baissa et redressa la fille, bien qu’elle ne risquât pas de périr de suffocation, car la composition chimique de la mousse avait été étudiée pour arrêter les manifestants et non pour les étouffer. Il nettoya tendrement l’écume sur son visage et glissa ses mains sur le corps souple et humide. Elle ouvrit les yeux quand Vornan lui empoigna durement les seins. Il approcha son visage tout près du sien, et lui dit très tranquillement : « Je suis Vornan-19. » Puis il pressa ses lèvres contre les siennes. Il l’embrassa longuement. Quand il la relâcha, la fille se jeta par terre et, à quatre pattes, se mit à creuser précipitamment une galerie dans la masse mousseuse pour s’éloigner le plus possible de lui. Épouvanté, je constatai que Vornan n’avait plus son masque.
À présent, nous ne pouvions presque plus bouger. Des robots policiers étaient maintenant arrivés. C’étaient de grandes carapaces métalliques brillantes qui se déplaçaient facilement dans la mousse en ronronnant, saisissaient les émeutiers et les regroupaient par paquets de dix ou douze. Des engins d’assainissement les suivaient et aspiraient le trop-plein de mousse. Vornan et moi nous trouvions par chance à l’écart de l’agitation centrale ; en nous frayant péniblement un chemin nous arrivâmes à sortir de la masse mousseuse et à atteindre une rue adjacente qui était dégagée. Personne ne semblait nous avoir remarqués.
« Maintenant, voudrez-vous entendre raison, Vornan ? dis-je. Nous avons une chance de pouvoir rentrer à l’hôtel sans avoir d’autres ennuis.
— Mais nous avons eu peu d’ennuis jusqu’ici.
— Oui, mais il y aura un drôle de remue-ménage si Kralick découvre que vous êtes sorti. Il restreindra votre liberté, Vornan. Vous aurez une armée de gardes à votre porte, et tout un système de verrous électroniques.
— Attendez, Leo, me dit-il. Je veux quelque chose. Après nous partirons. »
Il rebroussa brutalement chemin. Maintenant la mousse s’était durcie en une pâte épaisse et retenait fermement ses derniers prisonniers. Vornan revint un moment plus tard. Il tirait derrière lui une fille d’à peine dix-sept ans qui avait l’air droguée et terrifiée. Sa robe était faite d’une matière plastique transparente, mais des taches de mousse durcie la constellaient, lui conférant une décence qui n’était certainement pas prévue initialement.
« Maintenant, nous pouvons rentrer à l’hôtel », me dit-il. Il se tourna vers sa proie et lui murmura : « Je suis Vornan-19. La fin du monde n’arrivera pas en janvier. Avant l’aube, je vous le prouverai. »