CE soir-là, nous dînâmes dans un restaurant très spécial de Chicago. Il avait la particularité de servir des viandes presque impossibles à trouver ailleurs : des steaks de buffle, des filets d’ours ou d’élan, des oiseaux tels que des faisans, des coqs de bruyère, ou des perdrix. Nous ne savions pas comment Vornan en avait entendu parler, mais il tenait absolument à goûter ces mystérieuses délices. C’était la première fois que nous allions dans un lieu public avec Vornan. Jusqu’à présent nous avions craint la tendance qui se développait dangereusement de voir des foules incontrôlables se précipiter vers l’homme du futur et l’entourer partout où il allait. Une telle chose pouvait très bien se passer dans un restaurant et c’est justement ce qui nous inquiétait. Kralick avait demandé à la direction du restaurant s’il pouvait servir ses spécialités à notre hôtel. Cela était parfaitement possible, si on y mettait le prix, mais Vornan avait balayé tous ces compromis. Il désirait dîner dehors, et dehors nous dînâmes.
Les hommes chargés de notre sécurité et plus spécialement de celle de notre invité s’étaient vite adaptés aux manières imprévisibles de Vornan et avaient pris les précautions nécessaires pour faire face à toutes les situations. Ils apprirent ainsi que le restaurant avait une entrée secondaire et une salle à manger privée à l’étage supérieur, ce qui nous permettait de faire dîner Vornan sans que les autres dîneurs remarquent sa présence. Cela nous éviterait certainement quantité de problèmes. L’homme du futur n’avait pas l’air content de se retrouver dans une salle isolée, mais nous lui expliquâmes que dans notre société c’était le comble du luxe de manger à l’écart de la vulgaire populace. Vornan accepta notre histoire ou du moins fit mine de l’accepter.
Quelques-uns parmi nous ignoraient le caractère très spécial de ce restaurant. Heyman prit en main le cube-menu, l’étudia attentivement sur toutes les faces et émit un cri très teutonique. Il bouillait de colère. « Du buffle ! cria-t-il. De l’élan ! Mais ce sont des animaux rares ! Allons-nous manger de précieuses espèces zoologiques ? Mr. Kralick, je proteste ! C’est une infamie ! »
Kralick n’était déjà pas de bonne humeur car il n’avait accepté cette sortie que contraint et forcé par l’insistance de Vornan. Il intervint assez sèchement. « Je m’excuse, professeur Heyman, mais tout ce qui figure à ce menu a été approuvé par le Département de l’intérieur. Vous ne le savez peut-être pas, mais les troupeaux d’espèces même rares doivent être réduits de temps en temps, pour le bien de l’espèce. Et…
— On pourrait partager les troupeaux et les mener dans d’autres réserves où ils seraient protégés, renchérit Heyman, mais pas les envoyer à la boucherie pour débiter leur viande ! Mon Dieu, comment l’Histoire nous jugera-t-elle ? Il n’y a déjà presque plus d’animaux sauvages sur Terre et nous tuons les quelques rares derniers et inestimables spécimens pour les manger en nous…
— Vous voulez connaître le verdict de l’Histoire ? l’interrompit Kolff. Elle est assise à côté de vous, l’Histoire, mon cher Heyman ! Demandez-le-lui, voyons ! » De sa grosse main, il désigna Vornan-19 dont il mettait fondamentalement l’authenticité en doute et là-dessus il éclata de rire, ce qui fit trembler la table.
Vornan semblait serein. « Je trouve tout à fait délicieux que vous mangiez de tels animaux. J’attends avec impatience de pouvoir les déguster moi-même.
— Mais ce n’est pas juste ! postillonna Heyman. Ces créatures… dites-moi si elles existent encore à votre époque ! Ou bien ont-elles toutes disparu… parce qu’elles ont été trop dégustées !
— Je ne suis pas certain. Les noms ne me sont pas familiers. Ce buffle par exemple : qu’est-ce que c’est ?
— C’est un mammifère ruminant de grande taille de la race des bovidés, portant une fourrure brune et touffue, dit Aster Mikkelsen. C’est un voisin du bœuf et de la vache. Dans le temps, il y avait des troupeaux de plusieurs milliers de têtes dans les prairies de l’ouest de notre pays.
— Non. La race est éteinte, dit Vornan. Nous avons quelques vaches, mais aucun animal de la même famille. Et l’élan ?
— C’est un mammifère aussi, à longues cornes, qui vit dans les forêts nordiques. Ce que vous voyez sur le mur avec ces bois hauts et aplatis et ce mufle qui pend, eh bien, c’est une tête d’élan naturalisé, expliqua encore Aster.
— Absolument disparu. Et les ours ? Les faisans ? Les perdrix ? »
Aster lui décrivit patiemment les différentes espèces. À chaque description, Vornan répondait gaiement que l’espèce était éteinte à son époque. Des plaques rouges apparaissaient sur les joues de Heyman. Je ne lui connaissais pas ces tendances conservatrices. D’un ton haché et nerveux, il nous servit un sermon accusateur. Pour lui, l’extinction des espèces animales sauvages était le signe d’une civilisation décadente. Cette argumentation était basée sur le fait que ce ne sont pas les primitifs qui détruisent ces espèces mais plutôt les sociétés oisives et évoluées à la recherche des plaisirs pervers de la chasse et de la table et qui étendent les méfaits de leur prétendue civilisation jusqu’aux régions les plus inaccessibles, là où couvent et naissent ces étranges et rares créatures. Il parlait avec passion. J’étais obligé de reconnaître qu’il avait raison sur plusieurs points, bien que ce fût la première fois que j’entendisse notre bruyant historien énoncer quelque chose de relativement valable et intelligent. Vornan semblait être vivement intéressé par cette harangue. Petit à petit un sourire de plaisir éclaira le visage de notre visiteur. Je crus comprendre la raison de cette satisfaction : Heyman soutenait que l’extinction des espèces sauvages était parallèle au développement de la civilisation ; pour Vornan, qui nous considérait en son for intérieur comme des primitifs tout juste sortis de l’état sauvage, ce raisonnement ne devait pas manquer de sel.
Quand Heyman se fut finalement tu, nous restâmes silencieux, considérant notre cube-menu, gênés et honteux. Vornan rompit le charme.
« Quoi qu’il en soit, dit-il, vous ne pourrez me refuser le plaisir de participer à l’extinction de ces animaux à cause de laquelle mon époque se trouve privée de toute vie sauvage. Après tout, ces animaux que nous allons déguster ce soir sont déjà morts, n’est-ce pas ? Permettez-moi de rapporter dans mon temps le goût de la viande de buffle, d’élan et de faisan. Voulez-vous ? »
Naturellement il n’était pas question d’aller dîner ailleurs. Nous mangerions ici en ressassant ou non nos remords. Comme l’avait fait remarquer Kralick, ce restaurant ne présentait à sa carte que des viandes autorisées par le gouvernement et dont les contingents étaient soigneusement limités. On ne pouvait donc le considérer comme responsable de la disparition des espèces en voie d’extinction. Bien sûr, il servait de la viande d’animaux devenus rares, et les prix en étaient la meilleure preuve, mais c’eût été spécieux de blâmer un tel établissement pour tous les outrages faits à la vie animale au XXe siècle. Cela dit, Heyman avait raison sur un point : ces espèces sauvages disparaissaient. J’avais lu quelque part que, d’ici un siècle, il n’y aurait plus aucun animal sauvage sur Terre, excepté ceux parqués dans des réserves protégées. Si nous acceptions Vornan comme un véritable ambassadeur du futur, il fallait tenir cette prédiction pour vraie.
Nous passâmes nos commandes. Heyman prit pour lui un poulet rôti et le reste d’entre nous fit son choix parmi les raretés offertes. Vornan demanda un assortiment des spécialités de la maison : un petit filet de buffle, un morceau de steak d’élan, une aile de faisan et quelques autres variétés très bizarres.
« Quels animaux, demanda Kolff, avez-vous encore à votre époque ?
— Des chiens, des chats, des vaches, des souris… – Vornan hésita – … et quelques autres.
— Rien que des animaux domestiques ? se consterna Heyman.
— Non », dit Vornan, et il avala un large morceau de viande saignante. Il souriait de contentement. « Délicieux ! Ah ! je ne savais pas ce que nous manquions !
— Vous voyez ? s’écria Heyman. Si seulement les gens avaient…
— Bien sûr, le coupa doucement Vornan, nous avons nous aussi des nourritures intéressantes. Je dois avouer que c’est un grand plaisir d’avaler un morceau de viande d’une créature vivante, mais c’est un plaisir dont ne peuvent jouir que quelques rares personnes. Vous savez, la plupart de mes contemporains sont assez délicats. Il faut un estomac à toute épreuve pour voyager dans le temps.
— Pourquoi ? rugit Heyman. Parce que nous sommes d’ignobles barbares, corrompus et dégoûtants ? C’est l’opinion que vous vous faites de nous ? »
Vornan lui répondit d’un ton égal, parfaitement calme : « Il est évident que votre manière de vivre est entièrement différente de la nôtre. Sinon pourquoi aurais-je pris la peine de venir ici ?
— Oui, mais une manière de vivre n’est pas nécessairement supérieure ou inférieure à une autre », dit Helen McIlwain. Elle considérait avec férocité l’énorme steak d’élan posé dans son assiette. « Une époque peut offrir une vie plus confortable qu’une autre, plus saine ou plus tranquille, mais ce n’est pas pour cela qu’on peut parler d’infériorité ou de supériorité. Vu sous l’angle d’un relativisme culturel…
— À ce propos, l’interrompit Vornan, savez-vous que dans mon temps nous ne connaissons pas d’établissements comme un restaurant. Nous trouvons que c’est… inélégant de manger en public parmi des étrangers. Dans la Centralité, nous avons souvent l’occasion d’entrer en contact avec des étrangers. Ce n’est pas le cas dans les régions éloignées. Ce n’est pas un signe d’hostilité de notre part envers un étranger, mais on ne mange pas en sa présence, à moins que ce ne soit dans le but d’établir avec lui des relations sexuelles. En général, nous ne mangeons qu’avec des compagnons intimes. Vous vous rendez compte à quel point c’est pervers de ma part de vouloir visiter un restaurant. Vous devez réaliser que je vous considère tous comme des compagnons intimes. »
Il balaya notre groupe du regard, comme s’il exprimait par là le sincère désir de nous aimer tous, même Lloyd Kolff si celui-ci acceptait.
« Mais j’espère que vous m’accorderez bientôt le plaisir de dîner en public. Je suppose que vous avez voulu épargner ma sensibilité en réservant cette salle privée, mais je vous demande, pour une autre fois, de me laisser assumer mon impudeur.
— Merveilleux ! s’exclama Helen McIlwain, presque pour elle-même. Un interdit frappant le fait d’absorber de la nourriture en public ! Vornan, nous désirons tellement que vous nous en disiez un peu plus sur votre époque. Chaque renseignement est pour nous…
— Oui, renchérit Heyman. Cette période que vous appelez le Temps du Grand Nettoyage, par exemple…
— … quelques informations sur les recherches biologiques sur…
— … les problèmes de thérapeutique mentale. Il est certain que les psychoses majeures doivent être…
— … que vous nous donniez une chance de conférer avec vous de l’évolution linguistique dans…
— … phénomènes de réversibilité temporelle. Et aussi quelques renseignements sur les systèmes énergétiques qui… »
Je reconnus ma propre voix, perdue dans le tintamarre confus qui montait de toutes parts. Nos questions se chevauchaient et s’emmêlaient. Vornan ne répondit à aucun de nous. Quand nous réalisâmes notre folie, un silence lourd et embarrassé s’ensuivit. Maladroitement, des bribes de mots résonnaient encore dans la pièce, pour souligner notre gêne. Je compris ce qui nous était arrivé : pendant un instant nous avions laissé percer à jour nos frustrations. Pendant tous ces jours et toutes ces nuits passés à suivre Vornan-19 dans son étrange odyssée, il s’était montré horriblement sibyllin en ce qui concernait sa prétendue époque, glissant çà et là une parcelle d’information assez vague et imprécise, mais il ne nous avait jamais donné une description formelle de la structure de cette société future dont il se proclamait l’émissaire. Chacun de nous débordait de questions restées sans réponses.
Ce ne fut pas ce soir-là que la révélation nous vint. Nous continuâmes à dîner, rêvant de mets encore plus inimaginables que ceux qui nous étaient servis, tels que des pilons de phénix ou des entrecôtes de licorne. Nous écoutions attentivement Vornan, plus enclin à la conversation que d’habitude, qui nous révéla quelques miettes des coutumes alimentaires du XXXe siècle. Nous le remerciions humblement du peu qu’il nous apprenait. Heyman lui-même était si attentif qu’il oublia de se lamenter sur la disparition des races animales qui venaient d’enchanter nos palais.
Quand arriva le moment de sortir du restaurant, nous nous retrouvâmes dans le genre de situation difficile qui commençait à nous devenir familière. La nouvelle s’était répandue que le célèbre homme du futur était là et une petite foule s’était amassée pour le voir. Kralick dut ordonner aux gardes de déplier leurs baguettes neurales pour s’en servir au besoin. Nous réussîmes néanmoins à nous frayer un passage sans qu’ils aient besoin de les utiliser. La menace se montra efficace. Au moins une centaine de dîneurs avaient quitté leur table et s’étaient groupés au bas de l’escalier en attendant notre descente de la salle à manger privée. Ils voulaient contempler, toucher et ressentir de près la présence de Vornan-19. À la fois alarmé et consterné, et pourtant ce n’était pas la première fois, je regardais ces visages tendus vers notre groupe. Certains étaient durcis par le scepticisme, d’autres étaient de simples curieux neutres et légèrement amusés, mais la majorité portaient cette étrange et mystérieuse expression de respect presque religieux que j’avais déjà si souvent vue depuis que j’accompagnais Vornan-19. Le terme respect est faux : cela touchait presque à l’adoration. C’était le signe visible d’un très profond messianisme. Ces gens ne demandaient qu’à se jeter à genoux à ses pieds. Ils ne savaient rien de lui, excepté ce qu’ils avaient vu sur les écrans de télévision, et pourtant ils étaient irrésistiblement attirés vers lui. Il arrivait à point pour combler le vide qu’ils portaient tous en eux. Et pourtant, que leur offrait-il ? Du charme, la beauté, un sourire magnétique, une voix attirante ? Et l’étrangeté. Car ses paroles et ses actes avaient une teinte étrange. Moi-même, il m’arrivait de ressentir cette force d’attraction. Mais j’avais vécu trop près de Vornan pour l’adorer ; j’avais été témoin de son colossal égoïsme, de son orgueil d’empereur, et de son gargantuesque appétit pour les plaisirs sexuels, et quand vous avez vu un prétendu messie se montrer friand de nourritures terrestres de toutes sortes, il vous est difficile de le vénérer sincèrement. Malgré ces restrictions, je sentais sa puissance. À cause d’elle, ma propre évaluation du personnage s’était transformée. Au début, j’étais sceptique, hostile et presque belliqueux vis-à-vis de lui ; puis, petit à petit, mon opinion s’était adoucie. Maintenant, quand je parlais de Vornan je n’ajoutais plus mon sempiternel : « S’il est ce qu’il prétend ». Ce revirement n’avait pas seulement été provoqué par les renseignements fournis par l’analyse de sang, mais par son attitude tout entière. J’en étais arrivé à un point où il m’était devenu aussi difficile de le considérer comme un charlatan que d’accepter qu’il fût réellement venu du futur. Bien sûr cette position était difficilement soutenable pour un esprit scientifique. J’étais forcé d’accepter une conclusion que je considérais toujours comme physiquement impossible : une pensée double au sens donné par Orwell. Cette impasse intellectuelle dans laquelle je me trouvais enfermé était elle-même un signe de la puissance de Vornan. Je croyais comprendre plus ou moins ce qui poussait ces personnes à se presser vers lui, pour essayer de le toucher ne fût-ce qu’un instant.
Quoi qu’il en soit, nous sortîmes du restaurant sans avoir à déplorer de réel incident. Le froid était si glacial qu’il n’y avait que très peu de disciples dans la rue. Nous passâmes devant eux au pas de course et nous nous engouffrâmes dans les voitures qui nous attendaient. Les chauffeurs au visage imperturbable nous conduisirent jusqu’à notre hôtel. Ici, comme à New York, nous occupions toute l’aile d’un étage dans la partie la plus reculée de l’immeuble. Dès que nous fûmes arrivés, Vornan s’excusa et se rendit seul dans sa chambre. Il avait passé ses dernières nuits avec Helen McIlwain, mais il semblait que notre excursion au bordel automatisé l’eût temporairement repu et rassasié. Cela d’ailleurs n’était pas surprenant. Les gardes l’enfermèrent de l’extérieur comme le stipulaient les consignes. Kralick, le visage pâle de fatigue, s’isola pour rédiger son rapport quotidien pour Washington. De notre côté, nous nous réunîmes dans un des salons pour bavarder un peu avant d’aller nous coucher.
Notre comité avait vécu depuis assez longtemps pour que se manifestent d’ores et déjà les personnalités et les convictions de ses six membres. Nous étions encore divisés sur la question de l’authenticité de Vornan, mais beaucoup moins nettement qu’au début. Kolff qui était un sceptique naturel maintenait toujours aussi farouchement que notre invité était un charlatan, mais il admirait sa technique de truqueur qu’il prétendait géniale. Heyman, qui lui aussi au début doutait totalement de Vornan, n’était plus aussi affirmatif ; sa nature entêtée l’empêchait de l’avouer, mais certaines bribes sur le déroulement de l’Histoire à venir que Vornan avait lâchées occasionnellement avaient de toute évidence entamé sa conviction première. Helen McIlwain continuait à accepter totalement l’authenticité de Vornan. Par contre, Morton Fields faisait marche arrière. Autant il m’avait semblé prêt à reconnaître Vornan comme sincère, autant maintenant sa conduite exprimait le contraire. Je crois qu’il était jaloux des prouesses viriles de Vornan et qu’il essayait de se venger en désavouant sa légitimité.
La seule et véritable neutre, Aster, avait choisi d’attendre un supplément d’évidences. Et les évidences étaient là. À présent, Aster croyait fermement que Vornan venait d’un maillon plus lointain que le nôtre dans l’Histoire de l’évolution humaine. Elle s’appuyait sur des preuves biochimiques qui assuraient son opinion.
Moi, comme je l’ai déjà dit, je balançais entre deux tendances : mes émotions me disaient que Vornan était vraiment venu du futur et, d’un point de vue scientifique, je le considérais comme un bluffeur. La situation était maintenant la suivante : nous avions deux vrais convaincus, deux anciens sceptiques qui oscillaient et inclinaient à accepter l’histoire de Vornan, un ex-convaincu qui s’écartait de sa première option, et un rebelle total et inconditionnel. Il ne faisait pas de doute que le mouvement glissait au bénéfice de Vornan. Il était en train de vaincre.
En ce qui concerne les courants émotionnels à l’intérieur du groupe, ils restaient violents et divergents. Nous étions d’accord seulement sur un point : c’est que nous en avions tous assez de Mr. F. Richard Heyman. Rien que la vue de sa barbe roussâtre et broussailleuse m’était devenue odieuse. Plus personne ne pouvait supporter son ton pontifiant, son dogmatisme et sa façon de nous traiter comme des étudiants peu doués. La cote de Morton Fields baissait sensiblement elle aussi. Derrière sa façade ascétique se cachait un libertin luxurieux, ce qui ne me gênait pas le moins du monde, mais surtout un libertin manifestement malchanceux. Quand ce genre d’homme n’a aucun succès avec les femmes, son attitude devient très vite ridicule et agressive. C’est ce qui se passait avec Morton Fields. Il avait… courtisé Helen en vain, après il avait essayé avec Aster et il avait rencontré le même échec. Le fait qu’Helen le repousse l’avait certainement profondément blessé, étant donné qu’elle pratiquait en général une nymphomanie que l’on pourrait qualifier de professionnelle, pensant qu’une anthropologiste du sexe féminin se devait d’étudier le plus grand nombre possible de cas humains dans les conditions les plus intimes. Avant la fin de la première semaine, Helen avait couché avec nous tous sauf Sandy Kralick qui avait trop de respect pour elle pour l’imaginer dans son lit, et le malheureux Fields. Ce n’était pas étonnant qu’il fût devenu irritable et amer. Je suppose qu’Helen avait dû avoir des différends avec lui antérieurs à la création de notre comité pour lui infliger une torture psychologique aussi castrative. Après ce premier refus, il s’était tourné vers Aster ; mais Aster était aussi peu sexuelle qu’un ange et elle l’avait repoussé sans même avoir l’air de comprendre ce qu’il désirait d’elle. (D’ailleurs, même après la scène sous la douche avec Vornan, aucun de nous ne croyait réellement que quelque chose de charnel se fût produit entre eux. L’innocence cristalline d’Aster nous semblait même à l’épreuve de l’irrésistible charme masculin de notre visiteur.)
Fields portant en lui ses problèmes sexuels dignes d’un adolescent boutonneux, il était inévitable que ces problèmes ressortent de multiples façons dans nos discussions scientifiques. Il exprimait ses frustrations en dissimulant son énervement, son dépit et sa rage sous l’écran opaque d’une terminologie savante et nébuleuse. Lloyd Kolff désapprouvait et déplorait une attitude semblable, mais sa bonté de gros ours lui faisait commettre certains impairs ; par exemple, quand il voyait Fields trop tendu, il essayait de lui remonter le moral en lui assenant une plaisanterie d’une joviale obscénité, ce qui rendait les choses encore pires. Je n’avais aucun litige avec Kolff ; il se montrait un joyeux compagnon, peut-être débauché, mais d’humeur égale et sans lui l’ambiance de notre groupe eût été encore plus sinistre. La présence d’Helen McIlwain m’était aussi précieuse, et pas seulement au lit. En dépit de sa monomanie ramenant tout au relativisme culturel, elle était vivante, très cultivée et merveilleusement intéressante ; elle avait toujours quelque chose de passionnant à nous apprendre qu’elle nous racontait et mimait avec un réalisme parfois excessif, que ce fût les techniques d’excision du clitoris des femmes chez certaines tribus d’Afrique du Nord ou du cérémonial de scarification lors des rites de la puberté en Nouvelle Guinée. Quant à l’insondable, l’impénétrable Aster, je ne pouvais pas vraiment dire que je l’aimais, mais je la considérais comme une agréable énigme quasi féminine. Cela me gênait un peu de l’avoir surprise dans le plus simple appareil grâce ou à cause du réseau d’espionnage de Kralick ; les énigmes doivent rester totalement des énigmes, et maintenant que son corps ne m’était plus inconnu, j’avais l’impression qu’elle avait perdu un peu de son mystère. Elle avait un air délicieusement chaste et prude, une Diane de la biochimie ayant gardé par magie une silhouette et un visage de seize ans. Lors de nos multiples débats à propos de notre conduite à tenir vis-à-vis de Vornan et de son authenticité feinte ou réelle, Aster prenait rarement la parole, mais quand cela lui arrivait, ses interventions étaient invariablement justes et raisonnables.
Notre cirque itinérant continua sa route. Nous quittâmes Chicago vers la fin de janvier. Vornan était un aussi insatiable visiteur qu’il était un infatigable amant. Nous l’emmenâmes dans des usines, des centrales atomiques, des musées, des échangeurs complexes d’autoroutes, des stations de contrôle climatique, des centres de commandes de bandes de roulement automatiques, des restaurants extraordinaires et dans des tas d’autres endroits. Le choix venait la plupart du temps de Washington, mais il arrivait assez souvent que Vornan insiste pour que nous le conduisions dans un lieu dont il avait entendu parler. Il s’arrangea pour nous causer des ennuis à peu près partout. Peut-être était-ce pour lui un moyen d’établir qu’il se situait au-delà de notre morale « médiévale », mais il abusait outrageusement de l’hospitalité de ses hôtes : séduisant des victimes des deux sexes, insultant effrontément nos vaches sacrées, et ne ratant jamais une occasion de montrer qu’il considérait les réussites les plus achevées de notre technique comme de simples outils de pierre fabriqués par des primitifs arriérés. Les pieds de nez insolents à notre orgueilleuse société scientifique m’apparaissaient comme une attitude saine et rafraîchissante, aussi fascinante qu’énervante, mais beaucoup d’autres, à l’intérieur comme à l’extérieur de notre groupe, n’étaient pas de cet avis. Néanmoins, la grossièreté et l’ironie blessante de ses propos et de ses gestes semblaient être des garanties de son authenticité, et ses blasphèmes ricanants n’attiraient qu’un nombre étonnamment minime de protestations. Il était tabou, l’invité de la Terre, le voyageur venu du temps futur ; et le monde, quoique confondu et dérouté, le recevait cordialement.
Partout, nous faisions de notre mieux pour éviter les catastrophes. Nous apprîmes ainsi à tenir les fats et les prétentieux trop vulnérables à l’écart de Vornan, car il semblait s’attaquer avec le plus de plaisir à ce genre d’individus. Notre enseignement se faisait empiriquement. Un jour, nous visitâmes avec lui le splendide musée de Cleveland. Nous l’avions bien vu fixer l’immense poitrine de la matrone qui nous guidait, et la concentration aiguë de son regard sur la vallée comprise entre les deux énormes sphères d’un blanc laiteux aurait dû nous faire craindre le pire. Seulement, nous n’étions pas préparés pour arrêter son geste. Il bondit vers la malheureuse, glissa gaiement un ou deux doigts dans le corsage trop échancré et envoya une série de petites décharges électriques qui firent violemment tressauter les lourdes mamelles. Après cela nous écartâmes de lui les femmes trop opulentes, portant des robes trop décolletées ou trop agressivement excitantes. Chaque fois que cela nous fut possible, nous évitâmes de lui présenter des vaniteux dont il se plaisait à percer la baudruche. Nous en étions venus à considérer un succès pour douze échecs comme un résultat satisfaisant.
Nous fûmes moins heureux en ce qui concernait un autre des buts de notre mission, consistant à tirer de lui des informations sur l’époque dont il prétendait venir ou sur tout ce qui avait pu se passer entre notre temps et le sien. Occasionnellement, il laissait tomber une petite indication ; par exemple une vague référence à un profond bouleversement politique auquel il se référait comme le Temps du Grand Nettoyage, mais sans nous fournir d’autres précisions. Il mentionna des visiteurs venus d’autres étoiles et nous parla vaguement de la structure politique de cette entité nationale très ambiguë qu’il appelait la Centralité, mais en fait, il ne nous disait rien. Ses mots n’étaient pas chargés de substance ; il se contentait de tracer quelques lignes floues d’un croquis dont nous ne connaissions pas le modèle.
Et pourtant chacun de nous avait eu amplement le temps de le questionner. Il se soumettait à ces interrogatoires sans essayer de cacher son ennui, mais il savait parfaitement éluder les propos les plus brûlants. Je passai ainsi un après-midi entier à Saint Louis à tenter de lui soutirer des renseignements sur le sujet qui était pour moi d’intérêt primordial. Ce fut en pure perte.
« Vornan, ne voulez-vous pas me dire une ou deux choses sur le système qui vous a permis d’arriver jusqu’à nous ? Votre mécanisme de transport temporel ?
— Cela vous intéresse ?
— Oui. Oui. Cette machine qui vous fait voyager dans le temps.
— Ce n’est pas vraiment une machine, Leo. C’est-à-dire qu’il ne faut pas y penser en termes de leviers, de commandes et d’engins pareils.
— Voulez-vous me la décrire ? »
Il haussa les épaules. « Ce n’est pas facile. C’est… eh bien, c’est plus une abstraction que tout autre chose. Je ne l’ai pas beaucoup vue. Vous entrez dans une pièce et un champ commence à opérer, et alors… » Sa voix faiblit subitement. « Je suis désolé, Leo. Je ne suis pas un scientifique. Je n’ai vu que la pièce. Vraiment.
— D’autres personnes faisaient fonctionner la machine ?
— Oui. Oui, bien sûr. Je n’étais que le passager.
— Et la puissance qui vous a projeté dans le temps ?
— Honnêtement, mon cher, je n’ai aucune idée du fonctionnement.
— Moi non plus, Vornan. Et c’est bien cela l’ennui. Tout ce que je sais sur ce problème contredit la possibilité d’envoyer un être humain vivant à rebours dans le temps.
— Mais je suis là, Leo. Je suis la preuve vivante.
— À condition d’admettre que vous avez réellement voyagé dans le temps. »
Il sembla se rétrécir. Sa main prit la mienne ; ses doigts étaient frais et étrangement mous. « Leo, me dit-il d’un ton triste, cela veut-il dire que vous me soupçonnez ?
— J’essaie simplement de comprendre le système de votre machine.
— Si je le savais, je vous le dirais. Croyez-moi, Leo. Je n’éprouve pour vous personnellement que des sentiments très tendres et très chaleureux, ainsi que pour tous les hommes honnêtes, sincères et malheureux que j’ai rencontrés dans votre époque. Mais je ne sais pas. Tenez, prenons comme exemple que vous montiez dans votre voiture et que vous retourniez en l’an 800. Si quelqu’un vous demande comment elle fonctionne, seriez-vous capable de le lui expliquer ?
— Je serais capable de lui expliquer les principes fondamentaux. Je ne pourrais pas construire une automobile moi-même, Vornan, mais je sais ce qui la fait bouger. Même cela, vous ne voulez pas me le dire.
— C’est infiniment plus complexe.
— Je sais. » Je pris une profonde inspiration. « Je pourrais peut-être la voir.
— Oh ! non, dit-il joyeusement. Elle se trouve à mille années de vous. Elle m’a envoyé ici et elle me ramènera quand je choisirai de partir, mais la machine elle-même, qui n’est pas à proprement parler une machine comme je vous l’ai dit, est restée sur place.
— Comment, demandai-je, donnerez-vous le signal pour qu’on vous ramène ? »
Il fit semblant de ne pas m’entendre et m’interrogea à brûle-pourpoint sur mes tâches universitaires. C’était une manière de détourner la conversation qu’il utilisait très souvent : il répondait à une question difficile par une autre question sur un tout autre propos. Constatant que je ne pouvais lui tirer la moindre information précise, je le quittai, sentant renaître en moi mon scepticisme. Il ne pouvait rien me dire sur le système de voyage dans le temps parce qu’il n’avait pas voyagé dans le temps. Il s’était montré aussi évasif sur le sujet de la conversion d’énergie. Il ne savait ni quand il avait été mis au point, ni comment il fonctionnait, ni son inventeur présumé. Conclusion : ce type était un charlatan.
Les autres, cependant, eurent plus de chance avec lui. Notamment Lloyd Kolff qui, probablement parce qu’il n’avait pas craint de faire part à Vornan lui-même de ses doutes quant à son authenticité, eut droit à une attention toute particulière. Jusqu’à présent Kolff ne s’était pas fatigué à interroger Vornan, probablement parce qu’il le tenait fondamentalement pour un mystificateur et aussi parce qu’il était trop paresseux pour se tracasser. Au long des semaines pendant lesquelles nous avions vécu ensemble, le vieux philologue avait fait preuve d’une incroyable indolence qui semblait difficile à troubler ; de toute évidence il vivait sur une gloire et des lauriers professionnels gagnés vingt ou trente ans plus tôt, et maintenant il passait son temps à courir les filles, à manger et à boire en acceptant royalement l’hommage sincère de ses plus jeunes confrères. J’avais par inadvertance découvert que ce cher Lloyd n’avait rien publié d’un peu valable depuis 1980. Sans aucun doute, il considérait notre mission comme une joyeuse randonnée et comme une manière tranquille et agréable de passer l’hiver hors de chez lui. Mais un soir de février, alors que la neige recouvrait les rues de Denver, Kolff décida enfin d’attaquer Vornan sous l’angle de la linguistique. Je ne sais pas pourquoi.
Ils restèrent longtemps enfermés. À travers les minces parois de notre hôtel, nous pouvions entendre résonner la voix de stentor de Kolff, psalmodiant rythmiquement dans une langue qu’aucun de nous ne comprenait. Il récitait peut-être des versets érotiques en sanscrit à Vornan. Puis il passa à la traduction et là nous reconnûmes au passage quelques mots obscènes, et un ou deux vers licencieux exaltant les plaisirs de l’amour. Très vite, notre intérêt disparut ; nous avions déjà entendu de multiples fois le récital lubrique de Kolff. Quand un peu plus tard je tendis à nouveau l’oreille, j’entendis le rire clair de Vornan se découper au-dessus du rugissement terrien de Kolff comme un poignard d’argent acéré et aérien. Puis je perçus obscurément Vornan qui parlait dans un langage qui m’était totalement inconnu. Ils semblaient diablement sérieux là-dedans. Kolff se tut un instant, posa une question, récita quelque chose à son tour, et Vornan parla à nouveau. À ce moment, Kralick entra dans le salon où nous nous tenions pour nous donner à chacun une copie de l’itinéraire du lendemain (nous devions emmener Vornan visiter une mine d’or, rien que cela !) et nous cessâmes de prêter attention à ce qui se passait dans la pièce à côté.
Une heure plus tard, Kolff revint. Il avait l’air congestionné et terriblement secoué. Il tirait nerveusement ses lobes charnus, pétrissait les épais bourrelets qui sillonnaient sa nuque et faisait craquer ses articulations ; le bruit était semblable à celui d’une balle ricochant sur du ciment. « Nom de Dieu ! murmura-t-il. Nom de Dieu de nom de Dieu de nom de Dieu ! » Il traversa la pièce et vint coller son visage à la vitre, le regard perdu sur les gratte-ciel enneigés. Finalement, il se retourna et demanda : « Y a-t-il quelque chose à boire ?
— Rhum, bourbon ou scotch, dit Helen. Sers-toi. »
Kolff se pencha au-dessus de la table où étaient rangées les bouteilles à moitié pleines, empoigna le bourbon et se versa une dose capable d’assommer un hippopotame. Il l’avala en trois ou quatre lampées rapides et laissa tomber son verre sur le sol spongieux. Il se tenait au milieu du salon, solidement planté sur ses jambes, se triturant atrocement le lobe de son oreille droite. Je l’entendis blasphémer en une langue qui aurait pu être de l’anglais moyenâgeux.
Ce fut Aster qui rompit le silence. « Vous a-t-il appris quelque chose ?
— Ouais ! Beaucoup ! » Kolff se laissa tomber de tout son poids dans un fauteuil et mit en marche le vibrateur. « Il m’a appris qu’il n’est pas un charlatan ! »
Heyman aboya en teuton. Helen sembla abasourdie ; jamais encore je ne l’avais vue perdre à ce point son assurance.
« Qu’est-ce que vous racontez là, Lloyd ? hurla Fields.
— Il m’a parlé… dans sa propre langue, répondit Kolff d’une voix forte mais qui tremblait légèrement. Pendant une demi-heure. J’ai tout enregistré. Je le donnerai demain à l’ordinateur pour qu’il l’analyse. Mais je peux d’ores et déjà affirmer que ce n’est pas truqué. Seul un génie de la linguistique aurait pu inventer un langage pareil, et il n’aurait pu le faire aussi parfaitement. »
Il s’asséna une claque violente sur la nuque. « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Un homme en dehors du temps ! Comment cela se peut-il ?
— Vous l’avez compris ? demanda Heyman.
— Donnez-moi encore à boire ! » rugit Kolff. Il accepta la bouteille de bourbon que lui tendit Aster et l’emboucha. Il se gratta furieusement son poitrail touffu et se frotta douloureusement les yeux comme pour se réveiller d’un mauvais rêve. « Non, je ne l’ai pas compris, dit-il en définitive. J’ai seulement discerné des schémas d’ensemble. Cet homme parle une langue qui descend de l’anglais… mais qui est aussi différente de l’anglais actuel que le nôtre l’est de celui de la Chronique anglo-saxonne. Sa langue contient des racines asiatiques : un peu de mandarin, un peu de bengali et un peu de japonais. Il y a aussi de l’arabe dedans, j’en suis sûr. Et du malais. C’est un pot-pourri de toutes les langues. » Kolff rota bruyamment. « Vous ne l’ignorez pas, l’anglais tel que nous le parlons est déjà un sacré mélange. Il contient du danois, du français-normand, du saxon, du celte et toutes sortes d’autres ingrédients. Il repose sur deux grands courants, un latin et un teutonique. C’est pourquoi nous avons des mots doubles, des synonymes. Par exemple nous avons préface et avant-propos, ou comprendre et percevoir, ou pouvoir et puissance. Deux grands courants, je vous ai dit, mais ils viennent de la même source, la vieille langue indo-européenne, la langue mère. Or, à son époque, ils ont tout changé. Ils ont emprunté des mots appartenant à d’autres groupes ancestraux, et ils ont agité le tout. Bon Dieu, quelle langue ! On peut dire tout, tout exprimer avec une langue pareille ! Tout ! Mais il ne reste que l’essentiel, le cœur des mots. Chaque mot est poli comme les galets du lit d’un torrent. Toutes les aspérités en ont été poncées, toutes les inflexions ont disparu. Avec une dizaine de sons, il transmet vingt phrases. Et la grammaire ! Il me faudrait cinquante ans pour découvrir la grammaire… et cinq siècles pour la comprendre ! Cette grammaire réduite à l’essentiel, presque indiscernable… cette bouillabaisse de sons, ce pot-au-feu de langages… c’est incroyable ! Incroyable ! Ils ont accompli une révolution vocalique bien plus radicale que la précédente. Il parle… la poésie. Une poésie onirique que personne ne sait comprendre. J’ai seulement attrapé des morceaux, des lambeaux ici ou là… mais… »
Kolff se tut. Il massa silencieusement sa grosse panse proéminente. Je ne l’avais jamais vu aussi sérieux. Nous étions tous assez émus, sauf Fields.
« Lloyd, comment pouvez-vous être sûr que vous n’imaginez pas tout cela ? demanda-t-il. Comment pouvez-vous interpréter un langage que vous ne comprenez pas ? Si vous n’arrivez même pas à détecter une grammaire dans ce fatras de bruits, comment savez-vous s’il ne baragouinait pas des sons incompréhensibles rien que…
— Vous êtes un malade, coupa tranquillement Kolff. Vous devriez vous faire laver la tête de tout le poison qu’elle contient. Malheureusement, à ce moment-là, votre crâne s’affaisserait comme une pâte trop molle. »
Fields crépita de rage. Heyman se leva et se mit à arpenter la pièce de sa démarche saccadée et maladroite de pingouin ; il semblait être en proie à une nouvelle crise morale. Moi-même, je me sentais ébranlé. Si Kolff avait été converti, quel espoir restait-il que Vornan ne soit pas ce qu’il prétendait être ? Les évidences grossissaient. Peut-être toute cette histoire n’était-elle que le fruit pourri d’un cerveau fatigué et trop longtemps nourri d’alcool ? Peut-être Kolff devenait-il sénile ? Peut-être Aster avait-elle mal interprété les graphiques et les diagrammes de l’examen médical fournis par l’ordinateur du bordel ? Peut-être. Peut-être. Que je sois damné, mais je refusais de croire à l’authenticité de Vornan ! Sinon, que serait-il advenu de mes travaux et de mes longues et laborieuses recherches ? Je me rendais compte tristement que j’étais en train de renier cette nébuleuse abstraction, appelée la règle scientifique, sur laquelle je m’étais si longtemps appuyé et à laquelle j’avais désiré consacrer ma vie. Je posais un axiome a priori pour des raisons de convenance personnelle et émotionnelle et, que je le veuille ou non, cet axiome tremblait et se fissurait dangereusement. Peut-être. Je me demandais combien de temps encore je résisterais. Quand accepterais-je, comme Aster avait accepté et comme Kolff maintenant acceptait ? Peut-être quand Vornan s’envolerait dans le temps devant mes yeux ?
« Lloyd, demanda doucement Helen, pourquoi ne nous passes-tu pas la bande ?
— Oui. Oui. La bande. »
Il fouilla dans sa poche et en sortit un petit cube enregistreur qu’il enfonça dans une encoche de l’appareil de restitution sonore. Il régla quelques potentiomètres et soudain un torrent de sons doux et ronds emplit la pièce. Je me concentrai pour écouter. Vornan parlait musicalement, gaiement, habilement, variant de ton et de timbre. Cela ressemblait presque à un chant, dont de temps en temps je croyais reconnaître un fragment de mot compréhensible. Mais ce n’était qu’un leurre. Je ne comprenais rien.
Kolff, en écoutant, tapait ses gros doigts épais sur ses genoux comme pour marquer le rythme ; il hochait la tête en souriant, balançait sa jambe dans les moments qui devaient lui paraître critiques et murmurait : « Oui ? Vous voyez ! Vous voyez ? » Mais je ne voyais rien du tout, je n’entendais même pas ; c’était une suite de sons purs, là perlés, là azurés, là turquoise foncé, mais tous mystérieux et inintelligibles.
Le cube arriva à sa fin. Nous restâmes silencieux et immobiles comme si l’étrange mélodie de mots continuait à nous enchanter. Je savais que rien pourtant n’avait été prouvé, en tout cas pour moi, même si Kolff avait choisi de considérer ces sons comme descendant de notre langue actuelle. Lloyd se leva solennellement et remit le cube dans sa poche. Il se tourna vers Helen McIlwain dont le visage était transfiguré comme si elle attendait la perpétration de quelque incroyable rite sacré.
« Viens, dit-il, en touchant son fin poignet, c’est l’heure de se coucher, et ce n’est pas une nuit à se coucher seul. Viens. »
Ils sortirent. J’entendais encore la voix de Vornan, déclamant gravement quelque interminable strophe dans une langue qui ne naîtrait que dans plusieurs siècles ou alors débitant une suite absurde de non-sens. Avais-je entendu le son du futur ou l’invention d’un génial mystificateur ? Je sombrai dans un océan de questions.