12 La sagesse

« Quand bien même nous pourrions être savants du savoir d'autrui, au moins sages ne pouvons-nous être que de notre propre sagesse. »

MONTAIGNE.

L'étymologie est assez claire : philosophia, en grec, c'est l'amour ou la quête de la sagesse. Mais qu'est-ce que la sagesse ? Un savoir ? C'est le sens ordinaire du mot, chez les Grecs (sophia) comme chez les Latins (sapientia), et c'est ce que la plupart des philosophes, depuis Héraclite, n'ont cessé de confirmer. Pour Platon comme pour Spinoza, pour les stoïciens comme pour Descartes ou Kant, pour Épicure comme pour Montaigne ou Alain, la sagesse a bien à voir avec la pensée, avec l'intelligence, avec la connaissance, bref avec un certain savoir en effet. Mais c'est un savoir très particulier, qu'aucune science n'expose, qu'aucune démonstration ne valide, qu'aucun laboratoire ne saurait tester ou attester, enfin qu'aucun diplôme ne sanctionne. C'est qu'il s'agit non de théorie mais de pratique. Non de preuves, mais d'épreuves. Non d'expérimentations, mais d'exercices. Non de science, mais de vie.

Les Grecs opposaient parfois la sagesse théorique ou contemplative (sophia) à la sagesse pratique (phronèsis). Mais l'une ne va pas sans l'autre, ou la vraie sagesse, plutôt, serait la conjonction des deux. C'est ce qui donne raison au français, qui ne les distingue guère. « Bien juger pour bien faire », disait Descartes, et c'est la sagesse même. Que les uns soient davantage doués pour la contemplation, d'autres pour l'action, c'est vraisemblable. Mais aucun don ne suffit à la sagesse : ceux-ci devront apprendre à voir, ceux-là à vouloir. L'intelligence ne suffit pas. La culture ne suffit pas. L'habileté ne suffit pas. « La sagesse ne peut être ni une science ni une technique », soulignait Aristote : elle porte moins sur ce qui est vrai ou efficace que sur ce qui est bon, pour soi et pour les autres. Un savoir? Certes. Mais c'est un savoir-vivre.

C'est ce qui distingue la sagesse de la philosophie, qui serait plutôt un savoir-penser. Mais la philosophie n'a de sens que pour autant qu'elle nous rapproche de la sagesse : il s'agit de penser mieux pour vivre mieux, et cela seul est philosopher en vérité. « La philosophie est celle qui nous instruit à vivre », écrit Montaigne. C'est donc que nous ne savons pas ? Bien sûr : c'est parce que nous ne sommes pas des sages que nous avons besoin de philosopher ! La sagesse est le but ; la philosophie, le chemin.

On pense à Aragon : « Le temps d'apprendre à vivre, il est déjà trop tard... » Une idée voisine se trouvait chez Montaigne (« On nous apprend à vivre quand la vie est passée »), en plus tonique : c'est que l'auteur des Essais y voyait moins une fatalité de la condition humaine qu'une erreur d'éducation, qu'on pouvait et qu'on devait corriger. Pourquoi attendre pour philosopher, quand la vie n'attend pas ? « Cent écoliers ont pris la vérole, écrit malicieusement Montaigne, avant que d'être arrivés à leur leçon d'Aristote, de la tempérance... » La vérole relève-t-elle de la philosophie ? Non, certes, quant à ses remèdes ou à sa prévention. Mais la sexualité en relève, et la prudence, et le plaisir, et l'amour, et la mort... Comment la médecine ou la prophylaxie pourraient-elles suffire ? Comment pourraient-elles tenir lieu de sagesse ? « Tu ne meurs pas de ce que tu es malade, lit-on ailleurs dans les Essais, tu meurs de ce que tu es vivant. » Il, faut donc apprendre à mourir, apprendre à vivre, et c'est la philosophie même. « On a grand tort, continue Montaigne, de la peindre inaccessible aux enfants, et d'un visage renfrogné, sourcilleux et terrible. Qui me l'a masquée de ce faux visage, pâle et hideux ? Il n'est rien plus gai, plus gaillard, plus enjoué, et à peu que je ne dise folâtre. » Tant pis pour ceux qui

confondent la philosophie et l'érudition, la rigueur et l'ennui, la sagesse et la poussière. Que la vie soit à ce point difficile, fragile, dangereuse, précieuse, comme elle est en effet, c'est une raison de plus pour philosopher le plus tôt possible (« l'enfance y a sa leçon, comme les autres âges »), autrement dit pour apprendre à vivre, autant que faire se peut, avant qu'il ne soit trop tard.

C'est à quoi sert la philosophie, et c'est pourquoi elle peut servir à tout âge, du moins dès qu'on maîtrise à peu près sa pensée et sa langue. Ces enfants qui font des mathématiques, de la physique, de l'histoire, du solfège, pourquoi seraient-ils interdits de philosophie ? Ces étudiants qui se préparent à devenir médecins ou ingénieurs, pourquoi n'en feraient-ils plus ? Et ces adultes plongés dans leurs travaux ou leurs soucis, quand trouveront-ils le temps de s'y mettre, ou de s'y remettre ? Qu'il faille gagner sa vie, c'est entendu ; mais cela ne dispense pas de la vivre. Comment le faire intelligemment sans prendre le temps d'y réfléchir, seul ou à plusieurs, sans s'interroger, sans raisonner, sans argumenter, de la façon la plus radicale et la plus rigoureuse possible, enfin sans se préoccuper de ce que d'autres, plus savants ou plus talentueux que la moyenne, en ont pensé ? Je citais, à propos de l'art, la remarque de Malraux « C'est dans les musées qu'on apprend à peindre. » C'est dans les livres de philosophie, dirais-je pareillement, qu'on apprend à philosopher. Mais le but n'est pas la philosophie, encore moins de faire des livres. Le