comme dit Platon, autrement dit sans récompense ni châtiment possible et sans avoir besoin pour cela de quelque autre regard que le sien propre. Un pari ? Je m'exprime mal, puisque la réponse, encore une fois, ne dépend que de toi. Ce n'est pas un pari, c'est un choix. Toi seul sais ce que tu dois faire, et nul ne peut en décider à ta place. Solitude et grandeur de la morale: tu ne vaux que par le bien que tu fais, que par le mal que tu t'interdis, et sans autre bénéfice que la satisfaction - quand bien même personne d'autre jamais n'en saurait rien - de bien faire. C'est l'esprit de Spinoza: « Bien faire et se tenir en joie. » C'est l'esprit tout court. Comment être joyeux sans s'estimer au moins un peu ? Et comment s'estimer sans se gouverner, sans se maîtriser, sans se surmonter ? A toi de jouer, comme on dit, mais ce n'est pas un jeu, encore moins un spectacle. C'est ta vie même: tu es, ici et maintenant, ce que tu fais. Inutile, moralement, de rêver être quelqu'un d'autre. On peut espérer la richesse, la santé, la beauté, le bonheur... Il est absurde d'espérer la vertu. Être un salaud ou quelqu'un de bien, c'est à toi de choisir, à toi seul: tu vaux, exactement, ce que tu veux.

Qu'Est·ce que la morale'? C'est l'ensemble de ce qu'un individu s'impose ou s'interdit à lui-même, non d'abord pour augmenter son bonheur ou son bien-être, ce qui ne serait qu'égoïsme, mais pour tenir compte des intérêts ou des droits de l'autre, mais pour n'être pas un salaud, mais pour rester fidèle à une certaine idée de l'humanité, et de soi. La morale répond à la question « Que dois-je faire ? » c'est l'ensemble de mes devoirs, autrement dit des impératifs que je reconnais légitimes--quand bien même il m'arrive, comme tout un chacun, de les violer. C'est la loi que je m'impose à moi-même, ou que je devrais m'imposer, indépendamment du regard d'autrui et de toute sanction ou récompense attendues.

« Que dois-je faire ? », et non pas: « Que doivent faire les autres ? » C'est ce qui distingue la morale du moralisme. « La morale, disait Alain, n'est jamais pour le voisin »: celui qui s'occupe des devoirs du voisin n'est pas moral, mais moralisateur. Quelle espèce plus désagréable ? Quel discours plus vain ? La morale n'est légitime qu'à la première personne. Dire à quelqu'un: « Tu dois être généreux », ce n'est pas faire preuve de générosité. Lui dire: « Tu dois être courageux », ce n'est pas faire preuve de courage. La morale ne vaut que pour soi; les devoirs ne valent que pour soi. Pour les autres, la miséricorde et le droit suffisent.

Au reste, qui peut connaître les intentions, les excuses ou les mérites d'autrui ? Nul, moralement, ne peut être jugé que par Dieu, s'il existe, ou par soi, et cela fait une existence suffisante. As-tu été égoïste ? As-tu été lâche ? As-tu profité de la faiblesse de l'autre, de sa détresse, de sa candeur ? As-tu menti, volé, violé ? Tu le sais bien, et ce savoir de toi à toi, c'est ce qu'on appelle la conscience, qui est le seul juge, en tout cas le seul, moralement, qui importe. Un procès ? Une amende ? Une peine de prison ? Ce n'est que la justice des hommes: ce n'est que droit et police. Combien de salauds en liberté ? Combien de braves gens en prison ? Tu peux être en règle avec la société, et sans doute il le faut. Mais cela ne te dispense pas d'être en règle avec toi-même, avec ta conscience, et c'est la seule règle en vérité.

Y a-t-il alors autant de morales que d'individus ? Non pas. C'est tout le paradoxe de la morale: elle ne vaut qu'à la première personne mais universellement, autrement dit pour tout être humain (puisque tout être humain est un « je »). Du moins c'est ainsi que nous la vivons. Nous savons bien, en pratique, qu'il y a des morales différentes, qui dépendent de l'éducation qu'on a reçue, de la société ou de l'époque dans lesquelles on vit, des milieux qu'on fréquente, de la culture dans laquelle on se reconnaît... Il n'y a pas de morale absolue, ou nul n'y a accès absolument. Mais quand je m'interdis la cruauté, le racisme ou le meurtre, je sais aussi que ce n'est pas seulement une question de préférence, qui dépendrait du goût de chacun. C'est d'abord une condition de survie et de dignité pour la société, pour toute société, autrement dit pour l'humanité ou la civilisation.

Si tout le monde mentait, plus personne ne croirait personne: on ne pourrait même plus mentir (puisque le mensonge suppose la confiance même qu'il viole) et toute communication deviendrait absurde ou vaine. Si tout le monde volait, la vie en société deviendrait impossible ou misérable: il n'y aurait plus de propriété, plus de bien-être pour personne, et plus rien à voler...

Si tout le monde tuait, c'est l'humanité ou la civilisation qui courraient à leur perte: il n'y aurait plus que la violence et la peur, et nous serions tous victimes des assassins que nous serions tous...

Ce ne sont que des hypothèses, mais qui nous installent au cœur de la morale. Tu veux savoir si telle ou telle action est bonne ou condamnable ? Demande-toi ce qui se passerait si tout le monde se comportait comme toi. Un enfant, par exemple, jette son chewing-gum sur le trottoir: « Imagine, lui disent ses parents, que tout le monde en fasse autant: quelle saleté cela ferait, quel désagrément pour toi et pour tous ! » Imagine, a fortiori, que tout le monde mente, que tout le monde tue, que tout le monde vole, viole, agresse, torture... Comment pourrais-tu vouloir une humanité pareille ? Comment pourrais-tu la vouloir pour tes enfants ? Et au nom de quoi t'exempter de ce que tu veux ? Il faut donc t'interdire ce que tu condamnerais chez les autres, ou bien renoncer à t'approuver selon l'universel, c'est-à-dire selon l'esprit ou la raison. C'est le point décisif: il s'agit de se soumettre personnellement à une loi qui nous paraît valoir, ou devoir valoir, pour tous.