10 Le temps
« Seul le présent existe. »
CHRYSIPPE.
Qu'est-ce que le temps ? « Si personne ne me le demande, je le sais, avouait saint Augustin; mais si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus. » Le temps est une évidence et un mystère: chacun l'expérimente; nul ne peut le saisir. C'est qu'il ne cesse de fuir. S'il s'arrêtait un instant, tout s'arrêterait, et il n'y aurait plus de temps. Mais c'est qu'il n'y aurait plus rien. Plus de mouvement (puisqu'il faut du temps pour se mouvoir), plus de repos (puisqu'il faut du temps pour rester immobile). Sans le temps, il n'y aurait plus de présent, donc plus de « il y a »: comment pourrait-il y avoir quelque chose ? Le temps, montre Kant, est la condition a priori de tous les phénomènes. Autant dire qu'il est la condition, pour nous, de tout.
D'ailleurs comment le tempspourrait-il s'arrêter, lui que tout arrêt suppose ? « O Temps ! Suspends ton vol ! » C'est le vœu du poète, commente Alain, mais « qui se détruit par la contradiction si l'on demande: combien de temps le Temps va-t-il suspendre son vol ? ». De deux choses l'une, en effet ou bien le temps ne s'arrête qu'un certain temps, et c'est qu'il ne s'est pas arrêté; ou bien il s'arrête définitivement, et les notions mêmes d'arrêt ou de fin n'ont plus de sens. Il n'y a d'arrêt que par rapport à un avant; il n'y a de définitif que par rapport à un après. Or l'avant et l'après supposent le temps l'idée d'un arrêt du temps, qu'il soit provisoire ou définitif, n'est pensable que dans le temps.
C'est que le temps, pour nous, est l'horizon de l'être, et de tout être. L'éternité ? Si c'était le contraire du temps, nous n'en pourrions rien savoir, rien penser, rien expérimenter. Diderot, se promenant dans des ruines, se dit à lui-même: « Tout s'anéantit, tout périt, tout passe. Il n'y a que le monde qui reste. Il n'y a que le temps qui dure. » C'est que rien, sans lui, ne pourrait rester, passer, durer, ni même s'anéantir. Être, c'est être dans le temps, puisque c'est continuer ou cesser. Mais qu'est-ce alors que le temps, qui ne passe qu'à la condition de demeurer, qui ne demeure qu'à la condition de s'écouler, qui ne se donne, enfin, que dans l'expérience de sa fuite, par quoi il nous échappe ? Il faut que le temps soit, puisque rien, sans lui, ne pourrait être. Mais qu'est-il ?
Ce que nous appelons le temps, c'est d'abord la succession du passé, du présent et de l'avenir. Mais le passé n'est pas, puisqu'il n'est plus. Ni l'avenir, puisqu'il n'est pas encore. Quant au présent, il semble n'être du temps - et non de l'éternité - qu'en tant qu'il ne cesse, d'instant en instant, de s'abolir. Il n'est qu'en cessant d'être, écrit saint Augustin, et c'est ce qu'on appelle le présent: la disparition de l'avenir dans le passé, l'engloutissement de ce qui n'est pas encore dans ce qui n'est plus. Entre les deux ? Le passage de l'un à l'autre, mais insaisissable, mais inconsistant, mais sans durée - puisque toute durée, pour l'esprit, est composée de passé et d'avenir, qui ne sont pas. Un anéantissement (le présent) entre deux néants (le futur, le passé). Une fuite, entre deux absences. Un éclair, entre deux nuits. Comment cela ferait-il un monde ? Comment cela ferait-il une durée ?
Considérons le moment présent. Tu es en train de lire ce petit texte sur le temps... Ce que tu faisais auparavant, c'est du passé et ce n'est rien, ou presque rien, disons que ce n'est plus: cela n'existe que pour autant que quelqu'un, au présent, s'en souvient. Mais ce souvenir n'est pas le passé, ni ne peut l'être: ce n'est que sa trace ou son évocation actuelles, qui font partie du présent. Si ton souvenir lui-même était passé, tu ne t'en souviendrais plus ce ne serait plus un souvenir mais un oubli. Le passé n'existe pour nous qu'au présent, ou dans le présent il n'existe, c'est tout le paradoxe de la mémoire, qu'en tant qu'il n'est pas passé.
Un passé dont personne ne se souviendrait ne serait donc rien, absolument rien ? Ce n'est pas si simple. Car enfin ce qui n'est plus, il reste vrai - éternellement vrai - que cela fut. Cette petite fille qui pleurait, à Auschwitz, parce qu'elle avait froid, parce qu'elle avait faim, parce qu'elle avait peur, cette petite fille qu'on gaza peut-être quelques jours plus tard, disons en décembre 1942, nul ne connaît plus son nom ni son visage: c'était il y a si longtemps; tous ceux qui l'ont connue sont morts; son cadavre même a disparu; comment se souviendrait on de ses larmes ? Oui. Mais cela, qui eut lieu, reste vrai, et le restera indéfiniment, quand bien même plus personne aujourd'hui ne s'en souvient, ou, demain, ne s'en souviendra. Chacune de ses larmes est une vérité éternelle, comme dirait Spinoza, et il n'y aurait pas de vérité autrement. Cela signifie-t-il que le passé existe malgré tout ? Non pas, puisque cette vérité est présente, toujours présente: l'éternité n'est pas autre chose, pour la pensée, que ce toujours-présent du vrai. Ce n'est pas le passé qui demeure; c'est la vérité qui ne passe pas.