plus relative !) que la mécanique céleste du XVIII° siècle, qu'elle explique et qui ne l'explique pas. Que toute connaissance soit relative, cela ne signifie pas qu'elles se valent toutes. Le progrès est aussi incontestable de Newton à Einstein que de Ptolémée à Newton.

C'est pourquoi il y a une histoire des sciences, et c'est pourquoi cette histoire est à la fois normative et irréversible: parce qu'elle oppose du plus vrai à du moins vrai, et parce qu'on n'y retombe jamais dans les erreurs qu'on a comprises et réfutées. C'est ce que montrent, chacun à sa façon, Bachelard et Popper. Aucune science n'est définitive. Mais si l'histoire des sciences est « la plus irréversible de toutes les histoires », comme dit Bachelard, c'est que le progrès y est démontrable et démontré: c'est qu'il est « la dynamique même de la culture scientifique ». Aucune théorie n'est absolument vraie, ni même absolument vérifiable. Mais il doit être possible, s'il s'agit d'une théorie scientifique, de la confronter à l'expérience, de la tester, de la falsifier, comme dit Popper, autrement dit de faire ressortir, le cas échéant, sa fausseté. Les théories qui résistent à ces épreuves remplacent celles qui y succombent, qu'elles intègrent ou dépassent. Cela fait comme une sélection culturelle des théories (au sens où Darwin parle d'une sélection naturelle des espèces), grâce à laquelle les sciences progressent - non de certitudes en certitudes, comme on le croit parfois, mais « par approfondissement et ratures », comme disait Cavaillès; autrement dit, ce sont les termes de Popper, « par essais et éliminations des erreurs ». C'est en quoi une théorie scientifique est toujours partielle, provisoire, relative, sans que cela autorise pourtant à les refuser toutes ni à leur préférer- ce serait renoncer à connaître - l'ignorance ou la superstition. Le progrès des sciences, si spectaculaire, si incontestable, est ce qui confirme à la fois leur relativité (une science absolue ne pourrait plus progresser) et leur vérité au moins partielle (s'il n'y avait rien de vrai dans nos sciences, elles ne pourraient pas non plus progresser et ne seraient pas des sciences).

On évitera néanmoins de confondre connaissances et sciences, ou de réduire celles-là à celles-ci. Tu connais ton adresse, ta date de naissance, tes voisins, tes amis, tes goûts, enfin mille et mille choses qu'aucune science ne t'apprend ni ne garantit. La perception est déjà un savoir, l'expérience est déjà un savoir, même vague (c'est ce que Spinoza appelait la connaissance du premier genre), sans lequel toute science serait impossible. « Vérité scientifique », ce n'est donc pas un pléonasme: il y a des vérités non scientifiques, et des théories scientifiques dont on découvrira un jour qu'elles ne sont pas vraies.

Imagine, par exemple, que tu doives témoigner devant un tribunal... On ne te demande pas de démontrer scientifiquement tel ou tel point, mais simplement de dire ce que tu crois ou, encore mieux, ce que tu sais. Tu peux te tromper ? Certes. C'est pourquoi la pluralité des témoignages est souhaitable. Mais cette pluralité même n'a de sens qu'à supposer une vérité possible, et il n'y aurait pas de justice autrement. Si nous n'avions aucun accès à la vérité, ou si la vérité n'existait pas, quelle différence y aurait-il entre un coupable et un innocent ? Entre un témoignage et une calomnie ? Entre la justice et une erreur judiciaire ? Et pourquoi nous battrions nous contre les négationnistes, contre les obscurantistes, contre les menteurs ?

L'essentiel, ici, c'est de ne pas confondre le scepticisme et la sophistique. Être sceptique, comme Montaigne ou Hume, c'est penser que rien n'est certain, et l'on a pour cela d'excellentes raisons. Nous appelons certitude ce dont nous ne pouvons douter. Mais que prouve une impuissance ? Les hommes furent certains, pendant des millénaires, que la Terre était immobile: elle n'en bougeait pas moins... Une certitude, ce serait une connaissance démontrée. Mais nos démonstrations ne sont fiables qu'à la condition que notre raison le soit; or comment prouver qu'elle l'est, puisqu'on ne pourrait le prouver que par elle ? « Pour juger des apparences que nous recevons des objets, écrit Montaigne, il nous faudrait un instrument judicatoire; pour vérifier cet instrument, il nous y faut de la démonstration; pour vérifier la démonstration, un instrument: nous voilà au rouet. » C'est le cercle de la connaissance, qui lui interdit de prétendre à l'absolu. En sortir ? On ne le pourrait que par la raison ou l'expérience; mais ni l'une ni l'autre n'en est capable: l'expérience, parce qu'elle dépend des sens; la raison, parce qu'elle dépend d'elle-même. « Puisque les sens ne peuvent arrêter notre dispute, étant pleins eux-mêmes d'incertitude, continue Montaigne, il faut que ce soit la raison; aucune raison ne s'établira sans une autre raison: nous voilà à reculons jusques à l'infini. » On n'a le choix qu'entre le cercle et la régression à l'infini; autant dire qu'on n'a pas le choix: cela même qui rend la connaissance possible (les sens, la raison, le jugement) interdit de l'ériger en certitude.

Formidable formule de Jules Lequier: « Lorsqu'on croit de la foi la plus ferme que l'on possède la vérité, on doit savoir qu'on le croit, non pas croire qu'on le sait. » Â la gloire de Hume et de la tolérance.