but, c'est une vie plus lucide, plus libre, plus heureuse plus sage. Qui prétendrait, sur cette voie, ne pouvoir progresser ? Montaigne, dans « De l'institution des enfants » (Essais, I, 26), cite la même formule d'Horace, dont Kant fera la devise des Lumières : « Sapere aude, incipe : Ose savoir, ose être sage, commence ! » Pourquoi attendre davantage ? Pourquoi différer le bonheur ? Il n'est jamais trop, tôt ni trop tard pour philosopher, disait à peu près Epicure, puisqu'il n'est jamais ni trop tôt ,ni trop tard pour être heureux. Soit. Mais la même raison indique très clairement que le plus tôt sera le mieux.
Quelle sagesse ? Les philosophes divergent là-dessus comme sur tout. Une sagesse du plaisir, comme chez Épicure ? De la volonté, comme chez les stoïciens ? Du silence, comme chez les sceptiques ? De la connaissance et de l'amour, comme chez Spinoza ? Du devoir et de l'espérance, comme chez Kant ? À chacun là-dessus de se forger son opinion, qui pourra emprunter à diverses écoles. C'est pourquoi il faut philosopher soi-même : parce que personne ne peut penser ni vivre à notre place. Mais ce sur quoi les philosophes s'accordent, du moins presque tous, c'est sur l'idée que la sagesse se reconnaît à un certain bonheur, à une certaine sérénité, disons à une certaine paix intérieure, mais joyeuse et lucide, laquelle ne va pas sans un exercice rigoureux de la raison. C'est le contraire-de l'angoisse, c'est le contraire de la folie, c'est le contraire du malheur. C'est pourquoi la sagesse est nécessaire. C'est pourquoi il faut philosopher. Parce que nous ne savons pas vivre. Parce qu'il faut apprendre. Parce que l'angoisse, la folie ou le malheur ne cessent de nous menacer.
« Le mal le plus contraire à la sagesse, écrivait Alain, c'est exactement la sottise. » Cela dit, par différence, ce vers quoi il faut tendre : vers la vie la plus intelligente possible. Mais l'intelligence n'y suffit pas. Mais les livres n'y suffisent pas. À quoi bon tant penser, si c'est pour vivre si peu ? Que d'intelligence dans les sciences, dans l'économie, dans la philosophie ! Et que de sottises souvent dans la vie des savants, des hommes d'affaires, des philosophes... L'intelligence ne touche à la sagesse que dans la mesure où elle transforme notre existence, où elle l'éclaire, où elle la guide. Il ne s'agit pas d'inventer des systèmes. Il ne suffit pas de manier des concepts, ou ceux-ci ne sont que des moyens. Le but, le seul, c'est de penser et de vivre un peu mieux, ou un peu moins mal.
Admirable formule de Marc Aurèle : « Si les dieux ont délibéré sur moi et sur ce qui doit m'arriver, ils l'ont fait sagement. Mais quand bien même ils ne délibéreraient sur rien de ce qui nous concerne ou n'existeraient pas, il m'est permis à moi de délibérer sur moi-même et de rechercher ce qui m'est utile. » La sagesse n'est pas la sainteté. La philosophie n'est ni une religion ni une morale. C'est ma propre vie qu'il s'agit de sauver, non celle des autres. C'est mon propre intérêt qu'il s'agit de défendre, non celui de Dieu ou de l'humanité. Du moins c'est le point de départ. Que je puisse en chemin rencontrer aussi Dieu, c'est possible ; l'humanité, c'est probable. Mais enfin je ne vais pas pour autant renoncer à cette vie qui m'est donnée, ni à ma liberté, ni à ma lucidité, ni à mon bonheur.
Comment vivre? C'est la question, à laquelle la philosophie, depuis son commencement, se confronte. La sagesse serait la réponse, mais incarnée, mais vécue, mais en acte : à chacun d'inventer la sienne. C'est où l'éthique, qui est un art de vivre, se distingue de la morale, qui ne concerne que nos devoirs. Qu'elles puissent et doivent aller ensemble, c'est bien clair. Se demander comment vivre, c'est aussi se demander quelle place accorder à ses devoirs. Les deux visées n'en sont pas moins différentes. La morale répond à la question : « Que dois-je faire ? » L'éthique, à la question « Comment vivre ? » La morale culmine dans la vertu ou la sainteté ; l'éthique, dans la sagesse ou le bonheur. Ne pas tuer, ne pas voler, ne pas mentir ? Soit, mais qui s'en contenterait ? Qui y verrait un bonheur suffisant ? une liberté suffisante ? un salut suffisant ? « Ne pas attraper le sida, me disait un ami, ce n'est pas un but suffisant dans, l'existence. » Il avait évidemment raison. Mais pas davantage ne pas tuer, ne pas voler ou ne pas mentir. Aucun « ne pas » n'est suffisant, et c'est pourquoi nous avons besoin de sagesse : parce que la morale ne suffit pas, parce que le devoir ne suffit pas, parce que la vertu ne suffit pas. La morale commande ; mais qui se contenterait d'obéir ? La morale dit non, et qui se contenterait de ses interdits ? L'amour vaut mieux. La connaissance vaut mieux. La liberté vaut mieux. Il s'agit de dire oui : oui à soi, oui aux autres, oui au monde, oui à tout, et c'est ce que signifie la sagesse. « Amor fati », disait Nietzsche après les stoïciens : « Ne rien vouloir d'autre que ce qui est, ni dans le passé, ni dans l'avenir, ni dans les siècles des siècles ; ne pas se contenter de supporter l'inéluctable, encore moins se le dissimuler - tout idéalisme est une manière de se mentir devant la nécessité -, mais l'aimer. »
Cela n'empêche pas la révolte. Cela n'empêche pas le combat. Dire oui au monde, c'est dire oui aussi à sa propre révolte, qui en fait partie, à son action, qui en fait partie. Voyez Camus ou Cavaillès. Transformer le réel ? Cela suppose d'abord qu'on le prenne en l'état. Faire advenir ce qui n'est pas encore ? Cela suppose d'abord qu'on travaille sur ce qui est. Nul ne peut agir autrement. Nul ne peut réussir autrement. La sagesse n'est pas une utopie. Aucune utopie n'est sage. Le monde n'est pas à rêver, mais à transformer. La sagesse ? C'est d'abord un certain rapport à la vérité et à l'action, une lucidité tonique, une connaissance en acte, et active. Voir