Je fais partie de ceux à qui le néant paraît le plus probable - tellement probable que cela fait, en pratique, comme une quasi-certitude. Je m'en accommode comme je peux, et au fond pas trop mal. La mort de mes proches m'inquiète moins que leur souffrance. Ma mort à moi, moins que la leur. C'est un acquis de l'âge peut-être, ou de la paternité. Ma mort ne me prendra que moi-même; c'est pourquoi elle me prendra tout et ne me prendra rien: puisqu'il n'y aura plus personne pour avoir perdu quoi que ce soit. La mort des autres est autrement réelle, autrement sensible, autrement douloureuse. Cela ne nous dispense pas, hélas, de l'affronter aussi. C'est ce qu'on appelle le deuil, dont Freud a montré qu'il est d'abord un travail sur soi, qui demande du temps, comme chacun sait, et sans lequel nul, jamais, ne saurait se réconcilier avec l'existence. « Rappelons-nous, écrit Freud dans les Essais de psychanalyse, le vieil adage: Si vis pacem, para bellum. Si tu veux maintenir la paix, arme-toi pour la guerre. Il serait temps de le modifier: Si vis vitam, para mortem. Si tu veux pouvoir supporter la vie, sois prêt à accepter la mort. » Supporter la vie ? Ce n'est pas assez dire. Si tu veux aimer la vie, dirais-je plus volontiers, si tu veux l'apprécier lucidement, n'oublie pas que le mourir en fait partie. Accepter la mort - la sienne, celle de ses proches -, c'est la seule façon d'être fidèle jusqu'au bout à la vie.
Mortels et amants de mortels: c'est ce que nous sommes, et qui nous déchire. Mais cette déchirure qui nous fait hommes, ou femmes, est aussi ce qui donne à la vie son plus haut prix. Si nous ne mourions pas, si notre existence ne se détachait ainsi sur le fond très obscur de la mort, la vie serait-elle à ce point précieuse, rare, bouleversante ? « Une pas assez constante pensée de la mort, écrivait Gide, n'a donné pas assez de prix au plus petit instant de ta vie. » Il faut donc penser la mort pour aimer mieux la vie - en tout cas pour l'aimer comme elle est fragile et passagère -, pour l'apprécier mieux, pour la vivre mieux, et cela fait, pour ce chapitre, une justification suffisante.