Que cette preuve ontologique ne prouve rien, c'est assez clair: nous serions autrement tous croyants, ce que l'expérience suffit à démentir, ou idiots, ce qu'elle ne suffit pas à attester. D'ailleurs, comment une définition pourrait-elle prouver quoi que ce soit ? Autant prétendre s'enrichir en définissant la richesse... Cent francs réels ne contiennent rien de plus que cent francs possibles, remarque Kant; mais je suis plus riche avec cent francs réels « qu'avec leur simple concept ou possibilité ». Il ne suffit pas de définir une somme pour la posséder. Il ne suffit pas de définir Dieu pour le prouver. D'ailleurs, comment pourrait-on démontrer par concepts une existence ? Le monde, semble-t-il, est un meilleur argument (non plus a priori mais a posteriori), et c'est ce que signifie la preuve cosmologique. De quoi s'agit-il ? De l'application du principe de raison suffisante au monde même. « Aucun fait, écrit Leibniz, ne saurait se trouver vrai ou existant, aucune énonciation ne saurait se trouver véritable, sans qu'il y ait une raison suffisante, pourquoi il en soit ainsi et non pas autrement. » C'est dire que tout ce qui existe doit pouvoir, au moins en droit, s'expliquer - quand bien même nous serions, en fait, incapables de le faire. Or le monde existe, mais sans pouvoir rendre raison de lui-même (il est contingent: il aurait pu ne pas exister). Il faut donc, pour expliquer son existence, lui supposer une cause. Mais si cette cause était elle aussi contingente, elle devrait à son tour être expliquée par une autre, et ainsi à l'infini, de telle sorte que la série entière des causes - donc le monde demeurerait inexpliquée. Aussi faut-il, pour expliquer l'ensemble des êtres contingents (le monde), supposer un être absolument nécessaire (Dieu). « La dernière raison des choses, continue Leibniz, doit être dans une substance nécessaire, dans laquelle le détail des changements ne soit qu'éminemment, comme dans la source; et c'est ce que nous appelons Dieu. » Pour le dire autrement: Si le monde, alors Dieu; or le monde, donc Dieu.

Cette preuve a contingentia mundi (par la contingence du monde), telle que la formule Leibniz (mais c'était aussi l'argument de Thomas d'Aquin, et déjà, en un sens, d'Aristote), est à mes yeux l'argument le plus fort, le plus troublant, le seul qui parfois me fasse vaciller. La contingence est un abîme, où l'on perd pied. Comment serait-il sans fond, sans cause, sans raison ?

La preuve cosmologique ne vaut pourtant que ce que vaut le principe de raison. Or comment un principe, dans ces domaines, pourrait-il prouver quoi que ce soit ? Vouloir prouver Dieu par la contingence du monde, c'est toujours passer d'un concept (celui d'une cause nécessaire) à une existence (celle de Dieu), et c'est en quoi, comme le remarquait Kant, cette preuve cosmologique se ramène en vérité à la preuve ontologique. Pourquoi notre raison serait-elle la norme de l'être ? Comment serions-nous absolument certains de sa valeur, de sa portée, de sa fiabilité ? Seul un Dieu pourrait les garantir. C'est ce qui interdit de démontrer rationnellement qu'il existe puisqu'il faudrait, pour garantir la vérité de nos

raisonnements, présupposer l'existence de ce Dieu même, qu'il s'agit de démontrer. On n'échappe à l'abîme que pour tomber dans un cercle: c'est passer d'une aporie à une autre.

Surtout, cette preuve cosmologique ne prouverait, dans le meilleur des cas, que l'existence d'un être nécessaire. Mais qu'est-ce qui nous garantit que cet être soit, au sens ordinaire du terme, un Dieu ? Ce pourrait être la Nature, comme le voulait Spinoza, autrement dit un être éternel et infini, certes, mais sans aucune subjectivité ou personnalité: un être sans conscience, sans volonté, sans amour, et nul n'y verrait un Dieu acceptable. À quoi bon le prier, puisqu'il ne nous écoute pas ? À quoi bon lui obéir, s'il ne nous demande rien ? A quoi bon l'aimer, s'il ne nous aime pas ?

D'où peut-être la troisième des grandes preuves traditionnelles de l'existence de Dieu: la preuve physico- théologique, que je préférerais appeler la preuve physico-téléologique (du grec telos: la fin, le but). Le monde serait trop ordonné, trop harmonieux, trop évidemment finalisé, pour qu'on puisse l'expliquer sans supposer à son origine une intelligence bienveillante et organisatrice. Comment le hasard pourrait-il fabriquer un monde si beau ? Comment pourrait-il expliquer l'apparition de la vie, son incroyable complexité, son évidente téléonomie ? Si l'on trouvait une horloge sur une planète quelconque, nul ne pourrait croire qu'elle s'explique par les seules lois de la nature: chacun y verrait le résultat d'une action intelligente et délibérée. Or le moindre être vivant est infiniment plus complexe que l'horloge la plus sophistiquée. Comment le hasard, qui ne saurait expliquer celle-ci, pourrait-il expliquer celui-là ?

Les scientifiques répondront peut-être un jour. Mais il est d'ores et déjà frappant de constater que cet argument, qui fut longtemps le plus populaire, le plus immédiatement convaincant (c'était déjà l'argument de Cicéron, ce sera celui de Voltaire et de Rousseau), a perdu, aujourd'hui, une bonne part de son évidence. C'est que l'harmonie se lézarde - que de hasards dans l'univers, que d'horreurs dans le monde ! -, et que ce qu'il en reste s'explique de mieux en mieux (par les lois de la nature, par le hasard et la nécessité, par l'évolution et la sélection des espèces, par la rationalité immanente de tout...). Pas d'horloge sans horloger, disaient Voltaire et Rousseau. Mais quelle piètre horloge que celle qui contient des tremblements de terre, des ouragans, des sécheresses, des animaux carnivores, des maladies innombrables - et l'homme ! La nature est cruelle, injuste,