11 L'homme

« L'homme est une chose sacrée pour l'homme. »

SÉNÈQUE.

Qu'est-ce qu'un homme ? Ce ne sont pas, dans l'histoire de la philosophie, les réponses qui manquent. L'homme est-il un animal politique, comme le voulait Aristote ? Un animal qui parle, comme il disait aussi ? Un animal à deux pieds sans plumes, comme l'affirmait plaisamment Platon ? Un animal raisonnable, comme le pensaient les stoïciens puis les scolastiques ? Un être qui rit (Rabelais), qui pense (Descartes), qui juge (Kant), qui travaille (Marx), qui crée (Bergson) ?

Aucune de ces réponses, ni leur somme, ne me paraît tout à fait satisfaisante. D'abord parce qu'elles sont, quant à leur extension, possiblement trop larges et certainement trop restreintes. Une bonne définition doit valoir pour tout le défini, et pour lui seul. Ce n'est pas le cas de celles, pourtant si fameuses, que je viens d'évoquer. Imaginons qu'on prouve l'existence, chez les dauphins ou chez tel ou tel extraterrestre, d'un langage, d'une organisation politique, d'une pensée, d'un travail, etc. Cela ne ferait pas du dauphin ou de l'extraterrestre un homme, pas plus que cela ne transformerait l'homme en cétacé ou en Martien. Puis que dire des anges, et de leur rire possible ?

Définitions trop larges, donc, puisqu'elles ne valent pas que pour le défini : un être peut vivre en société, parler, penser, juger, rire, produire ses moyens d'existence... sans faire partie pour autant de l'humanité. Mais les mêmes définitions sont aussi trop étroites, puisqu'elles ne valent pas pour tout le défini : le débile profond ne parle pas, ne raisonne pas, ne rit pas, ne juge pas, ne travaille pas, ne fait pas de politique... Il n'en est pas moins homme pour autant. Il vit en société ? Guère plus, et peut-être moins, que tel ou tel de nos animaux domestiques. Qui consentirait pour autant à le traiter comme une bête, fût-ce comme une bête bien traitée ? Qui voudrait le mettre dans un zoo ? On me dira qu'on a parfois fait pire, ce que chacun sait. Mais quel philosophe jugera cela acceptable ?

Si le dauphin ou l'extraterrestre, même intelligents, ne sont pas des hommes, et si le débile profond en est un (c'est surtout, on l'a compris, ce dernier point qui m'importe), il faut en conclure que nos définitions fonctionnelles ou normatives ne sont pas les bonnes : un homme reste un homme, même quand il a cessé de fonctionner normalement. C'est dire que les fonctions ni les normes ne sauraient valoir comme définition. L'humanité ne se définit pas par ce qu'elle fait ou sait faire. Par ce qu'elle est ? Sans doute. Mais qu'est-elle ? Ni la raison, ni la politique, ni le rire, ni le travail, ni quelque faculté que ce soit, ne sont le propre de l'homme. L'homme n'a pas de propre, ou aucun propre, en tout cas, ne suffit à le définir.

C'est ce qu'avait vu Diderot. À l'article « Homme » de l'Encyclopédie, il esquisse une définition

« C'est un être sentant, réfléchissant, pensant, qui se promène librement sur la surface de la terre, qui paraît être à la tête de tous les autres animaux sur lesquels il domine, qui vit en société, qui a inventé des sciences et des arts, qui a une bonté et une méchanceté qui lui sont propres, qui s'est donné des maîtres, qui s'est fait des lois, etc. » Cette définition a les mêmes qualités et les mêmes faiblesses que celles d'où nous étions partis. Mais Diderot le sait. Et la fin de sa définition fait comme un sourire, qui l'éclaire et l'annule : « Ce mot n'a de signification précise qu'autant qu'il nous rappelle tout ce que nous sommes ; mais ce que nous sommes ne peut pas être compris dans une définition. »

Comment parler des droits de l'homme, pourtant, si l'on ne sait de quoi - ou de qui - l'on parle ? Il nous faut au moins un critère, un signe distinctif, une marque d'appartenance, ce qu'Aristote appellerait une différence spécifique. Laquelle ? L'espèce elle-même, à laquelle nous appartenons. L'humanité n'est pas d'abord une performance, qui dépendrait de ses réussites. Elle est une donnée, qui se reconnaît jusque dans ses échecs. C'est où il faut revenir à la biologie. Non pour trouver d'autres traits définitionnels, qui seraient tout aussi discutables : la station debout, le pouce opposable aux autres doigts, le poids du cerveau ou l'interfécondité ne sont pas non plus, au sein de l'humanité, sans exceptions. S'il faut revenir à la biologie, ce n'est pas d'abord pour définir un concept, mais pour renouer avec l'expérience, qui est celle de l'humanité sexuée, de la conception, de la gestation, de l'enfantement - des corps. Tous nés d'une femme : tous engendrés, et non pas créés. Le débile autant que le génie. L'honnête homme autant que la crapule. Le vieillard autant que l'enfant. Et c'est à quoi aucun extraterrestre jamais, ni aucun ange, ne saura prétendre. L'humanité est d'abord une certaine espèce animale. Nous aurions bien tort de le regretter : non seulement à cause des plaisirs que nous y trouvons, qui sont vifs, mais parce que ce serait regretter cela seul qui nous permet d'exister. Nous sommes des mammifères, rappelle Edgar Morin, nous faisons partie « de l'ordre des primates, de la famille des hominiens, du genre homo, de l'espèce sapiens... ». Cette appartenance débouche sur une autre définition, qui