indifférente. Comment y voir la main de Dieu ? C'est ce qu'on appelle traditionnellement le problème du mal. En faire un mystère, comme la plupart des croyants, c'est reconnaître qu'on est incapable de le résoudre. La preuve physico-théologique est amputée, dès lors, de l'essentiel de sa portée. Trop de souffrances (et bien avant l'existence de l'humanité: les bêtes souffrent aussi), trop de carnages, trop d'injustices. La vie est une merveille d'organisation ? Sans doute. Mais aussi une accumulation effrayante de tragédies et d'horreurs. Que des millions d'espèces animales se nourrissent de millions d'autres, cela fait, pour la biosphère, une sorte d'équilibre. Mais au prix, pour les vivants, de combien d'atrocités ? Les plus aptes survivent; les autres disparaissent. Cela fait, pour les espèces, une sorte de sélection. Mais au prix, pour les individus, de combien de douleurs et d'injustices ? L'histoire naturelle n'est guère édifiante. L'histoire humaine, pas davantage. Quel Dieu après Darwin ? Quel Dieu après Auschwitz ?
La preuve ontologique, la preuve cosmologique, la preuve physico-théologique... Ce sont les trois grandes « preuves » traditionnelles de l'existence de Dieu, et je ne pouvais guère, dans ce chapitre, ne pas les évoquer. Force est pourtant de reconnaître qu'elles ne prouvent rien, comme Kant l'a suffisamment montré, et comme Pascal, avant lui, l'avait reconnu. Cela n'empêchait pas ces deux génies de croire en Dieu, ou plutôt c'est ce qui faisait de leur croyance ce qu'elle est: une foi, non un savoir; une grâce ou une espérance, non un théorème. Ceux- là croyaient d'autant plus en Dieu qu'ils avaient renoncé à en démontrer l'existence. Leur foi était d'autant plus vive, subjectivement, qu'elle se savait objectivement invérifiable.
C'est aujourd'hui la règle générale. Je ne connais guère de philosophes contemporains qui s'intéressent à ces preuves pour des raisons autres qu'historiques, ni de croyants qui s'y fient. Des preuves ? S'il en était, aurait-on besoin de foi ? Un Dieu qu'on pourrait démontrer, serait-ce encore un Dieu?
Cela n'interdit pas d'y réfléchir, d'examiner. ces preuves, ni d'en inventer d'autres. On pourrait par exemple concevoir une preuve purement panthéiste (du grec to pan: le tout) de l'existence de Dieu. Appelons Dieu l'ensemble de tout ce qui existe: il existe donc, à nouveau, par définition (l'ensemble de tout ce qui existe existe nécessairement). Mais qu'importe, puisque cela ne nous dit ni ce qu'il est ni ce qu'il vaut. L'univers ne ferait un Dieu plausible qu'à la condition que lui, au moins, puisse y croire. Mais est-ce le cas ? « Dieu, me dit mon ami Marc Wetzel, c'est la conscience de soi du Tout. » Peut-être. Mais qu'est-ce qui nous prouve que le Tout ait une conscience ?
Toutes ces preuves ont en commun de prouver à la fois trop et trop peu. Quand bien même elles
démontreraient l'existence de quelque chose de nécessaire, d'absolu, d'éternel, d'infini, etc., elles échouent à prouver que ce quelque chose soit un Dieu, au sens où l'entendent la plupart des religions non seulement un être mais une personne, non seulement une réalité mais un sujet, non seulement quelque chose mais quelqu'un - non seulement un Principe mais un Père.
C'est la faiblesse aussi du déisme, qui est une foi sans culte et sans dogmes. « Je crois en Dieu, m'écrit une lectrice, mais pas en celui des religions, qui ne sont qu'humaines. Le vrai Dieu est inconnu... » Fort bien. Mais si nous ne le connaissons pas du tout, comment savoir qu'il est Dieu ?
Croire en Dieu, cela suppose qu'on le connaisse au moins un peu, ce qui n'est possible que par raison, révélation ou grâce. Mais la raison, de plus en plus, s'avoue incompétente. Restent donc la révélation et la grâce: reste donc la religion... Laquelle ? Peu importe ici, puisque la philosophie n'a aucun moyen de les départager. Le Dieu des philosophes importe moins, pour la plupart d'entre nous, que le Dieu des prophètes, des mystiques ou des croyants. Pascal et Kierkegaard, mieux que Descartes ou Leibniz, ont dit l'essentiel: Dieu est objet de foi, plus que de pensée, ou plutôt il n'est pas objet du tout mais sujet, absolument sujet, et ne se donnant que dans la rencontre ou l'amour. Pascal, en une nuit de feu, crut en faire l'expérience: « Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. Certitude, sentiment, joie, paix. Dieu de Jésus-Christ... Joie, joie, joie, pleurs de joie. » Cela ne fait pas une démonstration. Mais aucune démonstration, sans cette expérience-là, ne saurait suffire à la foi.
C'est où la philosophie s'arrête, peut-être. À quoi bon démontrer ce qu'on rencontre ? Comment prouver ce qu'on ne rencontre pas ? L'être n'est pas un prédicat, Kant a raison sur ce point, et c'est pourquoi, disait déjà Hume, on ne peut ni démontrer ni réfuter une existence. L'être se constate plus qu'il ne se démontre; il s'éprouve et ne se prouve pas.
On dira que l'expérience fait preuve. Mais non, puisqu'elle n'est ici ni réitérable, ni vérifiable, ni mesurable, ni même absolument communicable... L'expérience ne prouve rien, puisqu'il en est de fausses ou d'illusoires. Une vision ? Une extase ? Les drogues en procurent aussi. Et que prouve une drogue ? Celui qui voit Dieu, comment savoir s'il le voit ou s'il l'hallucine ? Celui qui l'entend, comment savoir s'il l'écoute ou s'il le fait parler ? Celui qui sent sa présence, son amour, sa grâce,