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Dieu

« Croire en un Dieu signifie voir que la vie a un sens. »

Ludwig WITTGENSTEIN.

Nous ne savons pas si Dieu existe. C'est pourquoi la question se pose d'y croire ou pas.

« Limiter le savoir, disait Kant, pour laisser place à la foi. » Mais c'est que le savoir est limité de fait non seulement parce que nous ne connaîtrons jamais tout, cela va de soi, mais parce que l'essentiel toujours nous échappe. Nous ignorons les premières causes comme les fins ultimes. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Nous ne le savons pas. Nous ne le saurons jamais. Pour quoi (dans quel but) ? Nous ne le savons pas davantage, ni même s'il y a un but. Mais s'il est vrai que rien ne naît de rien, la simple existence de quelque chose - le monde, l'univers - semble impliquer qu'il y a toujours eu quelque chose: que l'être est éternel, incréé, peut-être créateur, et c'est ce que certains appellent Dieu.

Il existerait de tout temps ? Plutôt hors du temps, et le créant comme il crée toutes choses. Que faisait Dieu avant la création ? Il ne faisait rien, répond saint Augustin, mais c'est qu'en vérité il n'y avait

pas d'avant (puisque tout « avant » suppose le temps): il n'y avait que le « perpétuel aujourd'hui » de Dieu, qui n'est pas un jour (quel soleil pour le mesurer, puisque tout soleil en dépend ?), ni une nuit, mais qui précède et contient chaque jour, chaque nuit que nous vivons, que nous vivrons, comme aussi tous ceux, innombrables, que personne n'a vécus. Ce n'est pas l'éternité qui est dans le temps; c'est le temps qui est dans l'éternité. Ce n'est pas Dieu qui est dans l'univers; c'est l'univers qui est en Dieu. Y croire ? Il semble que ce soit la moindre des choses. Rien, sans cet être absolument nécessaire, n'aurait de raison d'exister. Comment n'existerait-il pas ?

Dieu est hors du monde, comme sa cause et sa fin. Tout vient de lui, tout est en lui (« c'est en lui que nous avons l'être, le mouvement et la vie », disait saint Paul), tout tend vers lui. Il est l'alpha et l'oméga de l'être: l'Être absolu - absolument infini, absolument parfait, absolument réel - sans lequel rien de relatif ne pourrait exister. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Parce que Dieu.

On dira que cela ne supprime pas la question (pourquoi Dieu plutôt que rien ?), ce qui est très vrai. Mais Dieu serait cet Être qui répond - de lui-même, par lui-même, en lui-même - à la question de sa propre existence. Il est cause de soi, comme disent les philosophes, et ce mystère (comment un être peut-il se causer lui-même ?) fait partie de sa définition. « J'entends par cause de soi ce dont l'essence enveloppe l'existence, écrit Spinoza, autrement dit ce dont la nature ne peut être conçue sinon comme existante. » Cela ne vaut que pour Dieu; cela est Dieu même. Du moins c'est le Dieu des philosophes. « Comment Dieu entre-t-il dans la philosophie ? », se demande Heidegger. Comme cause de soi, répond-il: « L'être de l'étant, au sens du fondement, ne peut être conçu que comme causa sui. C'est là nommer le concept métaphysique de -Dieu. » Ce Dieu, ajoute Heidegger, « l'homme ne peut ni le prier ni lui sacrifier ». Mais aucune prière, aucun sacrifice, sans lui, ne serait philosophiquement pensable. Qu'est-ce que Dieu ? C'est l'être absolument nécessaire (cause de soi), absolument créateur (cause de tout), absolument absolu (il ne dépend de rien, tout dépend de lui): c'est l'Être des êtres, et le fondement de tous.

Existe-t-il ? Il existe par définition, sans qu'on puisse pourtant tenir sa définition pour une preuve.

C'est ce qu'il y a de fascinant et d'irritant à la fois dans la fameuse preuve ontologique, qui traverse - au moins de saint Anselme à Hegel - toute la philosophie occidentale. Comment définir Dieu ? Comme l'être suprême (saint Anselme: « l'être tel que rien de plus grand ne peut être pensé »), l'être souverainement parfait (Descartes), l'être absolument infini (Spinoza, Hegel). Or, s'il n'existait pas, il ne serait ni le plus grand ni réellement infini - et il manquerait quelque chose, c'est le moins que l'on puisse dire, à sa perfection. Il existe donc par définition penser Dieu (le concevoir comme suprême, parfait, infini...), c'est le penser comme existant. « L'existence ne peut non plus être séparée de l'essence de Dieu, écrit Descartes, que de l'essence d'un triangle rectiligne la grandeur de ses trois angles égaux à deux droits, ou bien de l'idée d'une montagne l'idée d'une vallée; en sorte qu'il n'y a pas moins de répugnance de concevoir un Dieu (c'est-à-dire un être souverainement parfait) auquel manque l'existence (c'est-à-dire auquel manque quelque perfection), que de concevoir une montagne qui n'ait point de vallée. » On dira que cela ne prouve pas que montagnes et vallées existent... Certes, répond Descartes, mais bien que montagnes et vallées ne se peuvent séparer les unes des autres. Il en va de même, s'agissant de Dieu: son existence est inséparable de son essence, inséparable de lui, donc, et c'est par quoi il existe nécessairement. Le concept de Dieu, écrira Hegel, « inclut en lui l'être »: Dieu est le seul être qui existe par essence.