5 La connaissance

« Les yeux ne peuvent connaître la nature des choses. » LUCRÈCE.

Connaître, c'est penser ce qui est: la connaissance est un certain rapport - de conformité, de ressemblance, d'adéquation - entre l'esprit et le monde, entre le sujet et l'objet. Ainsi connaît-on ses amis, son quartier, sa maison: ce que nous avons dans l'esprit, quand nous y pensons, correspond à peu près à ce qui existe en réalité.

Cet à peu près est ce qui distingue la connaissance de la vérité. Car, sur ses amis, on peut se tromper. Sur son quartier, on ne sait jamais tout. Sur sa propre maison, même, on peut ignorer bien des choses. Qui peut jurer qu'elle n'est pas attaquée par les termites ou construite, au contraire, sur quelque trésor caché ? Il n'y a pas de connaissance absolue, pas de connaissance parfaite, pas de connaissance infinie. Tu connais ton quartier? Bien sûr ! Mais pour le connaître totalement, il faudrait pouvoir décrire la moindre rue qui s'y trouve, le moindre immeuble de chaque rue, le moindre appartement de chaque immeuble, le moindre recoin de chaque appartement, le moindre grain de poussière dans chaque recoin, le moindre atome dans chaque grain, le moindre électron dans chaque atome... Comment le pourrais-tu ? Il y faudrait une science achevée et une intelligence infinie: ni l'une ni l'autre ne sont à notre portée.

Cela ne signifie pourtant pas qu'on ne connaisse rien. Si tel était le cas, comment saurions-nous ce que c'est que connaître et qu'ignorer ? La question de Montaigne, qui est de fait (a Que sais-je ? »), ou la question de Kant, qui est de droit (Que puis-je savoir, comment et à quelles conditions ?), supposent l'une et l'autre l'idée d'une vérité au moins possible. Si elle ne l'était pas du tout, comment pourrions-nous raisonner, et à quoi bon la philosophie ?

La vérité, c'est ce qui est (veritas essendi: vérité de l'être) ou ce qui correspond exactement à ce qui est (veritas cognoscendi: vérité de la connaissance). C'est pourquoi aucune connaissance n'est la vérité parce que nous ne connaissons jamais absolument ce qui est, ni tout ce qui est. Nous ne pouvons connaître quoi que ce soit que par nos sens, notre raison, nos théories. Comment y aurait-il une connaissance immédiate, puisque toute connaissance, par nature, est médiation ? La moindre de nos pensées porte la marque de notre corps, de notre esprit, de notre culture. Toute idée en nous est humaine, subjective, limitée, et ne saurait donc correspondre absolument à l'inépuisable complexité du réel.

« Les yeux humains ne peuvent apercevoir les choses que par les formes de leur connaissance », disait Montaigne; et nous ne pouvons les penser, montrera Kant, que par les formes de notre entendement. D'autres yeux nous montreraient un autre paysage. Un autre esprit le penserait autrement. Un autre cerveau, peut-être, inventerait une autre mathématique, une autre physique, une autre biologie... Comment connaîtrions-nous les choses telles qu'elles sont en elles-mêmes, puisque les connaître c'est toujours les percevoir ou les penser comme elles sont pour nous ? Nous n'avons aucun accès direct au vrai (nous ne pouvons le connaître que par l'intermédiaire de notre sensibilité, de notre raison, de nos instruments d'observation et de mesure, de nos concepts, de nos théories...), aucun contact absolu avec l'absolu, aucune ouverture infinie sur l'infini. Comment pourrions-nous les connaître totalement ? Nous sommes séparés du réel par les moyens mêmes qui nous permettent de le percevoir et de le comprendre; comment pourrions-nous le connaître absolument ? Il n'y a de connaissance que pour un sujet. Comment pourrait-elle, même scientifique, être parfaitement objective ?

Connaissance et vérité sont donc bien deux concepts différents. Mais ils sont aussi solidaires. Aucune connaissance n'est la vérité; mais une connaissance qui ne serait pas vraie du tout n'en serait plus une (ce serait un délire, une erreur, une illusion...). Aucune connaissance n'est absolue; mais elle n'est une connaissance - et non simplement une croyance ou une opinion - que par la part d'absolu qu'elle comporte ou autorise.

Soit, par exemple, le mouvement de la Terre autour du Soleil. Nul ne peut le connaître absolument, totalement, parfaitement. Mais nous savons bien que ce mouvement existe, et qu'il s'agit d'un mouvement de rotation. Les théories de Copernic et de Newton, pour relatives qu'elles demeurent (puisqu'il s'agit de théories), sont plus vraies et plus sûres - donc plus absolues - que celles d'Hipparque ou de Ptolémée. Et la théorie de la Relativité, pareillement, est plus absolue (et non pas, comme on le croit parfois à cause de son nom,