Formidable formule de Marcel Conche, à propos de Montaigne. Sans doute avons-nous des certitudes, dont plusieurs nous semblent des certitudes de droit (des certitudes absolument fondées ou justifiées); mais « la certitude qu'il y a des certitudes de droit n'est jamais qu'une certitude de fait ». Il faut en conclure que la certitude la plus solide, en toute rigueur, ne prouve rien: il n'y a pas de preuves absolument probantes.
Faut-il alors renoncer à penser ? Non pas. « Il se peut faire qu'il y ait de vraies démonstrations, remarque Pascal, mais cela n'est pas certain. » Cela, en effet, ne se démontre pas - puisque toute démonstration le suppose. La proposition « Il y a de vraies démonstrations » est une proposition indémontrable. La proposition « Les mathématiques sont vraies » n'est pas susceptible d'une
démonstration mathématique. La proposition « Les sciences expérimentales sont vraies » n'est pas susceptible d'une vérification expérimentale. Mais cela n'empêche pas de faire des mathématiques, de la physique ou de la biologie, ni de penser qu'une démonstration ou une expérience valent plus et mieux qu'une opinion. Que tout soit incertain, ce n'est pas une raison pour cesser de chercher la vérité. Car il n'est pas certain non plus que tout soit incertain, remarquait encore Pascal, et c'est ce qui donne raison aux sceptiques tout en leur interdisant de le prouver. À la gloire du pyrrhonisme et de Montaigne. Le scepticisme n'est pas le contraire du rationalisme; c'est un rationalisme lucide et poussé jusqu'au bout - jusqu'au point où la raison, par rigueur, en vient à douter de son apparente certitude. Car que prouve une apparence ?
La sophistique, c'est autre chose: non pas penser que rien n'est certain, mais penser que rien n'est vrai. Cela, ni Montaigne ni Hume ne l'ont jamais écrit. Comment, s'ils l'avaient cru, auraient-ils pu philosopher, et pourquoi l'auraient-ils fait ? Le scepticisme, c'est le contraire du dogmatisme. La sophistique, le contraire du rationalisme, voire de la philosophie. Si rien n'était vrai, que resterait-il de notre raison ? Comment pourrions- nous discuter, argumenter, connaître ? « À chacun sa vérité » ? Si c'était vrai, il n'y aurait plus de vérité du tout, puisqu'elle ne vaut qu'à la condition d'être universelle. Que tu lises à présent ce petit livre, par exemple, nul autre que toi peut-être ne le sait. C'est pourtant universellement vrai: nul ne peut le nier, en aucun point du globe ni à aucune époque, sans faire preuve d'ignorance ou de mensonge. C'est en quoi « l'universel est le lieu des pensées », comme disait Alain, ce qui nous rend tous égaux, au moins en droit, devant le vrai. La vérité n'appartient à personne; c'est pourquoi elle appartient, en droit, à tous. La vérité n'obéit pas; c'est pourquoi elle est libre, et libère.
Que les sophistes aient tort, c'est bien sûr ce qu'on ne' peut démontrer (puisque toute démonstration suppose au moins l'idée de vérité); mais qu'ils aient raison, c'est ce qu'on ne peut même pas penser de façon cohérente. S'il n'y avait pas de vérité, il ne serait pas vrai qu'il n'y ait pas de vérité. Si tout était faux, comme le voulait Nietzsche, il serait faux que tout soit faux. C'est en quoi la sophistique est contradictoire (ce que le scepticisme n'est pas) et se détruit elle-même comme philosophie. Les sophistes ne s'en préoccupent guère. Que leur fait une contradiction ? Qu'ont-ils à faire de la philosophie ? Mais les philosophes, depuis Socrate, s'en préoccupent. Ils ont pour cela leurs raisons, qui sont la raison même et l'amour de la vérité. Si rien n'est vrai, on peut penser n'importe quoi, ce qui est bien commode pour les sophistes; mais alors on ne peut plus penser du tout, ce qui est mortel pour la philosophie.
J'appelle sophistique toute pensée qui se soumet à autre chose qu'à ce qui semble vrai, ou qui soumet la vérité à autre chose qu'à elle-même (par exemple à la force, à l'intérêt, au désir, à l'idéologie...). La connaissance est ce qui nous en sépare, dans l'ordre théorique, comme la sincérité dans l'ordre pratique. Car si rien n'était vrai, ni faux, il n'y aurait aucune différence entre la connaissance et l'ignorance, ni entre la sincérité et le mensonge. Les sciences n'y survivraient pas, ni la morale, ni la démocratie. Si tout est faux, tout est permis: on peut truquer les expériences ou les démonstrations (puisque aucune n'est valide), mettre la superstition sur le même plan que les sciences, (puisque aucune vérité ne les sépare), faire condamner un innocent (puisqu'il n'y a aucune différence pertinente entre un vrai et un faux témoignage), nier les vérités historiques les mieux établies (puisqu'elles sont aussi fausses que le reste), laisser les criminels en liberté (puisqu'il n'est pas vrai qu'ils sont coupables), s'autoriser à en être un (puisque, même coupable, il n'est, pas vrai qu'on le soit), enfin refuser toute validité à quelque vote que ce soit (puisqu'un vote ne vaut que si l'on connaît vraiment son résultat)... Qui n'en voit les dangers ? Si l'on peut penser n'importe quoi, on peut faire n'importe quoi: la sophistique mène au nihilisme, comme le nihilisme à la barbarie.
C'est ce qui donne au savoir sa portée spirituelle et civilisatrice. « Qu'est-ce que les Lumières ? », demande Kant. La sortie de l'homme hors de sa minorité, répond-il, et l'on n'en sort que par la connaissance: « Sapere aude ! Ose savoir ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières. » Sans être jamais moralisatrice (connaître n'est pas juger, juger n'est pas connaître), toute connaissance est pourtant une leçon de morale: parce que aucune morale n'est