le contraire de l'état de nature, et cela dit assez sa nécessité. Qui voudrait vivre tout seul ? Qui voudrait vivre contre tous les autres ? L'état de nature, montre Hobbes, c'est « la guerre de chacun contre chacun »: la vie des hommes est alors « solitaire, besogneuse, pénible, quasi animale, et brève ». Mieux vaut un pouvoir commun, mieux vaut une loi commune, mieux vaut un État: mieux vaut la politique !

Comment vivre ensemble, et pour quoi faire ? Tels sont les deux problèmes qu'il faut résoudre, et aussitôt (puisqu'on a le droit de changer d'avis, de camp, de majorité...) reposer. A chacun d'y réfléchir; à tous d'en débattre.

Qu'est-ce que la politique ? C'est la vie commune et conflictuelle, sous la domination de l'État et pour son contrôle: c'est l'art de prendre, de garder et d'utiliser le pouvoir. C'est aussi l'art de le partager; mais c'est qu'il n'y a pas d'autre façon, en vérité, de le prendre.

On aurait tort de ne voir dans la politique qu'une activité subalterne ou méprisable. C'est bien sûr le contraire qui est vrai: s'occuper de la vie commune, du destin commun, des affrontements communs, c'est une tâche essentielle, pour tout être humain, et nul ne saurait s'en exempter. Vas-tu laisser le champ libre aux racistes, aux fascistes, aux démagogues ? Vas-tu laisser des bureaucrates décider à ta place ? Vas-tu laisser des technocrates ou des carriéristes t'imposer une société qui leur ressemble ? De quel droit, alors, te plaindre de ce qui ne va pas.

Comment, si tu ne fais rien pour l'empêcher, n'être pas complice du médiocre ou du pire ? L'inaction n'est pas une excuse. L'incompétence n'est pas une excuse. Ne pas faire de politique, c'est renoncer à une part de ton pouvoir, ce qui est toujours dangereux, mais aussi à une part de tes responsabilités, ce qui est toujours condamnable. L'apolitisme est à la fois une erreur et une faute: c'est aller contre ses intérêts et contre ses devoirs.

Mais on aurait tort aussi de vouloir réduire la politique à la morale, comme si elle n'avait affaire qu'au bien, à la vertu, au désintéressement. À nouveau, c'est le contraire qui est vrai. Si la morale régnait, on n'aurait pas besoin de police, de lois, de tribunaux, d'armée: on n'aurait pas besoin d'État ni donc de politique ! Compter sur la morale pour vaincre la misère ou l'exclusion, c'est évidemment se raconter des histoires. Compter sur l'humanitaire pour tenir lieu de politique étrangère, sur la charité pour tenir lieu de politique sociale, et même sur l'antiracisme pour tenir lieu de politique de l'immigration, c'est évidemment se raconter des histoires. Non, certes, que l'humanitaire, la charité ou l'antiracisme ne soient moralement nécessaires; mais en ceci qu'ils ne sauraient politiquement suffire (s'ils suffisaient, on n'aurait plus besoin de politique) ni résoudre à eux seuls quelque problème social que ce soit.

La morale n'a pas de frontières; la politique, si. La morale n'a pas de patrie; la politique, si. Ni l'une ni l'autre, cela va de soi, ne sauraient accorder à la notion de race la moindre pertinence: la couleur de la peau ne fait ni l'humanité ni la citoyenneté. Mais la morale n'a que faire non plus des intérêts de la France ou des Français, de l'Europe ou des Européens... La morale ne connaît que des individus: la morale ne connaît que l'humanité. Alors que toute politique française ou européenne, qu'elle soit de droite ou de gauche, n'existe au contraire que pour défendre un peuple, ou des peuples, en particulier - non certes contre l'humanité, ce qui serait immoral et suicidaire, mais toutefois en priorité, ce que la morale ne saurait ni imposer ni interdire absolument.

On pourrait préférer que la morale suffise, que l'humanité suffise: on pourrait préférer n'avoir pas besoin de politique. Mais ce serait se tromper sur l'histoire et se mentir sur nous-mêmes.

La politique n'est pas le contraire de l'égoïsme (ce qu'est la morale), mais son expression collective et conflictuelle: il s'agit d'être égoïstes ensemble, puisque tel est notre lot, et le plus efficacement possible. Comment ? En organisant des convergences d'intérêts, et c'est ce qu'on appelle la solidarité (par différence avec la générosité, qui suppose au contraire le désintéressement).

Cette différence est souvent méconnue; raison de plus pour y insister. Être solidaire, c'est défendre les intérêts de l'autre, certes, mais parce qu'ils sont aussi - directement ou indirectement - les miens. Agissant pour lui, j'agis aussi pour moi: parce que nous avons les mêmes ennemis ou les mêmes intérêts, parce que nous sommes exposés aux mêmes dangers ou aux mêmes attaques. Ainsi dans le syndicalisme, l'assurance ou la fiscalité. Qui se jugerait généreux d'être bien assuré, d'être syndiqué ou de payer ses impôts ? C'est que la générosité, c'est autre chose: c'est défendre les intérêts de l'autre, mais non point parce qu'ils sont aussi les miens, c'est les défendre quand bien même je ne les partage pas - non parce que j'y trouve mon compte, mais pour qu'il y trouve,