règles à l'art qu'en produisant « ce dont on ne saurait donner aucune règle déterminée ». Le génie est le contraire d'un mode d'emploi, et pourtant ce qui en tient lieu. Il est irréductible à quelque règle que ce soit (c'est ce qui distingue l'art de la technique et le génie du savoir-faire), mais en donne - dussent-elles rester toujours implicites et mystérieuses - à l'artiste et à ses successeurs. Le génie, en art, est ce qui ne s'apprend pas, mais qui enseigne. Ce qui n'imite pas, mais qu'on imite. C'est pourquoi, comme disait Malraux, « c'est dans les musées qu'on apprend à peindre »: parce que c'est en admirant et en imitant les maîtres qu'on a une chance, peut-être, d'en devenir un.
D'où le paradoxe du génie, qui est d'être à la fois original et exemplaire. Original, puisqu'on ne saurait le réduire à quelque règle, imitation ou savoir que ce soit. Mais aussi exemplaire, puisque l'originalité ne suffit pas (« l'absurde aussi peut être original », remarque Kant: cela annonce une partie de l'art de notre siècle), puisque le génie doit encore pouvoir servir de modèle ou de référence, ce qui suppose que ses œuvres, ajoute Kant, « sans avoir été elles-mêmes engendrées par l'imitation, doivent pouvoir être proposées à l'imitation d'autrui, pour servir à mesure ou de règle du jugement ». On peut faire n'importe quoi, en art comme partout. Mais n'importe quoi, ce n'est pas de l'art. Il y a des artistes médiocres, mais ce ne sont pas eux qui importent. Seul le génie fait loi: l'art ne se reconnaît vraiment que dans ses exceptions, qui sont sa seule règle.
Les grands artistes sont ceux qui mêlent la solitude à l'universalité, la subjectivité à l'objectivité, la spontanéité à la discipline, et tel est peut-être le vrai miracle de l'art, qui le distingue des techniques comme des sciences. Dans toutes les civilisations ayant utilisé l'arc, les flèches tendent à s'équilibre: aux deux tiers de leur longueur. Cette convergence technique, bien remarquable, ne dit pourtant rien de l'humanité, sinon son intelligence, et encore moins des individus concernés: elle doit tout au monde et à ses lois. C'est invention, non création, et peu importe le sujet qui invente. Sans les frères Lumière nul doute que nous aurions eu quand même le cinéma. Mais sans Godard, nous n'aurions jamais eu À bout de souffle ni Pierrot le Fou. Sans Gutenberg nous aurions eu tôt ou tard l'imprimerie. Sans Villon, pas un seul vers de la Ballade des pendus. Les inventeurs font gagner du temps. Les artistes en font perdre et le sauvent.
Cela vaut aussi pour les sciences. Imagine que Newton ou Einstein soient morts à la naissance. L'histoire des sciences, certes, en eût été changée, mais dans son rythme davantage que dans son contenu dans ses anecdotes davantage que dans son orientation. Ni la gravitation universelle ni l'équivalence de la masse et de l'énergie n'eussent été pour cela perdues: un autre, plus tard, les aurait découvertes. Et c'est en quoi il s'agit de découvertes, en effet, et non là encore, de créations. Mais si Shakespeare n'avait pas existé, si Michel-Ange ou Cézanne n'avaient pas existé, nous n'aurions jamais eu aucune de leurs œuvres ni rien qui puisse les remplacer. Ce n'est pas seulement le rythme, les personnages ou le cheminement anecdotique de l'histoire de l'art qui eussent été différents, mais bien son contenu le plus essentiel et même, pour une part, son orientation. Supprimons Bach, Haydn et Beethoven de l'histoire de la musique: qui peut savoir ce que la musique, sans eux, serait advenue ? Qu'aurait fait Mozart sans Haydn ? Schubert, sans Beethoven ? Tous, sans Bach ? Ce sont les génies qui font avancer l'art, qui le constituent, et ils sont aussi irremplaçables après coup qu'imprévisibles à l'avance.
Remarquons en passant qu'on pourrait dire la même chose de la philosophie. Sans Platon, sans Descartes, sans Kant, sans Nietzsche, elle eût été - et serait encore - essentiellement différente de ce que nous voyons aujourd'hui qu'elle est. Cela suffirait à prouver qu'elle n'est pas une science. Estelle pour autant un art ? C'est une question de définition. Mais elle en est un au moins en ceci qu'elle n'existerait pas, ou serait tout autre, sans un certain nombre de génies singuliers, c'est-à-dire, comme en art, originaux et exemplaires: ce sont eux qui nous servent de mesure ou de règle, comme dirait Kant, pour juger de ce qu'une œuvre philosophique peut et doit nous offrir. C'est l'art de la raison, si l'on veut, à qui la vérité au moins possible ferait une beauté suffisante.
Mais revenons aux arts proprement dits. On en dénombre traditionnellement six, dont l'énoncé a pu varier (disons aujourd'hui: la peinture, la sculpture, l'architecture, la musique, la danse, la littérature), à quoi l'on ajoute depuis longtemps un « septième art », qui est le cinéma, voire un huitième, qui serait la bande dessinée. Qu'ont-ils en commun ? D'abord cette subjectivité que je viens d'évoquer, par quoi des génies peuvent atteindre à l'universel. Il s'agit d'exprimer « l'irremplaçable de nos vies », comme dit Luc Ferry, et tous ces arts y contribuent. Mais ils se rejoignent aussi dans l'émotion agréable qu'ils nous procurent, indépendamment de toute possession ou utilité attendue. Qui a besoin de posséder un Vermeer pour en jouir ? pour en être bouleversé ? Qui attend de Mozart autre chose que le plaisir - fût-il déchirant de l'écouter ? Ce plaisir désintéressé, c'est ce qu'on peut appeler, d'un mot nécessairement vague, la beauté. Elle n'est pas le propre de l'art. Mais que vaudrait l'art sans elle ?
Est beau, explique Kant, ce qui est reconnu sans concept comme l'objet d'une satisfaction désintéressée,