physique quantique semble aujourd'hui le confirmer), tu n'en serais pas moins déterminé, au niveau neurobiologique, par les atomes qui te composent. Si leurs mouvements sont aléatoires, il est exclu qu'ils obéissent à ta volonté: c'est elle, bien plutôt, qui dépend d'eux. Le hasard n'est pas libre. Comment une volonté hasardeuse le serait-elle ?
Il y a un secret plus impénétrable que celui de l'isoloir: c'est celui de ton cerveau, où nul ne pénètre, pas même toi. Quel bulletin vas-tu mettre dans l'enveloppe ? Tu as le choix ? Assurément. Mais que sais-tu du mécanisme neuronal qui te fait choisir ?
Enfin ce choix, à supposer même que tu le fasses librement, reste soumis à ce que tu es. Des millions d'autres choisiront de voter différemment. Or quand as-tu choisi d'être toi, plutôt qu'un autre ?
C'est sans doute le problème le plus difficile. Si je ne choisis pas le sujet qui choisit (« moi »), tous les choix que je fais restent déterminés par ce que je suis, que je n'ai pas choisi, et ne sauraient donc être absolument libres. Mais comment pourrais-je choisir celui que je suis, puisque tout choix en dépend, et puisque je ne peux choisir quoi que ce soit qu'à la condition d'être déjà quelqu'un ou quelque chose ?
Cela rejoint les deux questions de Diderot, dans Jacques le fataliste: « Puis-je n'être pas moi ? Et, étant moi, puis-je vouloir autrement que moi ? » Mais alors le moi est une prison: comment pourrait il être libre ?
On ne se hâtera pas trop d'en conclure que la liberté de la volonté n'existe pas, ou qu'elle n'est qu'une pure illusion. Être libre, disais-je, c'est faire ce que l'on veut. Être libre de vouloir, c'est donc vouloir ce que l'on veut. Je garantis que cette liberté ne fera jamais défaut; car comment pourrait- on ne pas vouloir ce que l'on veut ou vouloir autre chose?
Loin de n'exister pas, la liberté de la volonté serait plutôt, en ce sens, une espèce de pléonasme: toute volonté serait libre, comme disaient les stoïciens, et c'est en quoi « libre, spontané et volontaire » (comme disait Descartes de l'acte en train de s'accomplir) sont trois mots synonymes. Cette liberté-là, dont peu de philosophes ont contesté l'existence, c'est ce qu'on peut appeler la spontanéité du vouloir. C'est la liberté au sens d'Épicure et d'Épictète, mais aussi, pour l'essentiel, au sens d'Aristote, de Leibniz ou de Bergson. C'est la liberté de la volonté, ou plutôt c'est la volonté elle-même en tant qu'elle ne dépend que de moi (quand bien même ce moi, lui, serait déterminé): je suis libre de vouloir ce que je veux, et c'est pourquoi je le suis en effet.
Mon cerveau me commande ? Soit. Mais si je suis mon cerveau, c'est donc que je me commande moi- même. Que je sois déterminé par ce que je suis, cela prouve que ma liberté n'est pas absolue, non qu'elle n'existe pas: la liberté n'est pas autre chose, en ce sens, que le pouvoir déterminé de se déterminer soi- même. Le cerveau, disent les neurobiologistes contemporains, est un «système auto-organisateur ouvert». Que j'en dépende, c'est plus que vraisemblable. Mais dépendre de ce qu'on est (et non d'autre chose), c'est la définition même de l'indépendance ! On a raison de parler d'une volonté déterminée, pour indiquer qu'elle n'est ni soumise ni fragile. Ce n'est pas le contraire de la liberté c'est la liberté en acte.
Au reste, peu importe ici qu'il s'agisse du cerveau ou d'une âme immatérielle. Être libre, dans les deux cas, c'est toujours dépendre de ce qu'on est, et ne dépendre, en principe, que de cela. « Nous sommes libres, écrit Bergson, quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l'expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu'on trouve parfois entre l'œuvre et l'artiste. » Et certes Raphaël n'a pas le choix d'être Raphaël ou Michel-Ange. Mais loin que cela l'empêche de peindre librement, c'est au contraire ce qui le lui permet. Comment le néant serait-il libre ? Comment un être impersonnel pourrait-il choisir ? « On alléguera que nous cédons alors à l'influence toute-puissante de notre caractère », continue Bergson, mais pour remarquer aussitôt que cette objection est vaine: « Notre caractère, c'est encore nous », et être influencé par soi (comment ne le serait-on pas ?) c'est justement être libre. « En un mot, conclut Bergson, si l'on convient d'appeler libre tout acte qui émane du moi, et du moi seulement, l'acte qui porte la marque de notre personne est véritablement libre, car notre moi seul en revendiquera la paternité. » C'est ce que j'appelle la spontanéité du vouloir. Qu'elle soit déterminée n'empêche pas qu'elle soit
déterminante: elle ne peut être déterminante, même, que parce qu'elle est déterminée. Je ne veux pas n'importe quoi; je veux ce que, je veux, et c'est en quoi je suis libre de le vouloir.
Très bien. Mais suis-je libre aussi de vouloir autre chose que ce que je veux ? Ma volonté est-elle un pouvoir