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La liberté
« L'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté. »
ROUSSEAU.
Être libre, c'est faire ce qu'on veut. Mais cela s'entend en plusieurs sens différents.
C'est, d'abord, la liberté de faire: liberté d'action, et le contraire par-là de la contrainte, de l'obstacle, de l'esclavage. La liberté, écrit Hobbes, « n'est autre chose que l'absence de tous les empêchements qui s'opposent à quelque mouvement: ainsi l'eau qui est enfermée dans un vase n'est pas libre, à cause que le vase l'empêche de se répandre, et lorsqu'il se rompt, elle recouvre sa liberté; et de cette sorte une personne jouit de plus ou de moins de liberté, suivant l'espace qu'on lui donne ». Je suis libre d'agir, en ce sens, quand rien ni personne ne m'en empêche. Cette liberté n'est jamais absolue (il y a toujours des obstacles) et rarement nulle. Même le prisonnier, dans sa cellule, peut ordinairement rester assis ou se lever, parler ou se taire, préparer une évasion ou courtiser ses gardiens... Et aucun citoyen ne peut, dans un État quelconque, faire tout ce qu'il voudrait: les autres et les lois sont autant de contraintes dont il ne saurait s'affranchir qu'à ses risques et périls. C'est pourquoi on parle souvent, pour désigner cette liberté-là, de liberté au sens politique parce que l'État est la première force qui la limite, et la seule, sans doute, qui puisse la garantir. Elle est plus grande dans une démocratie libérale que dans un État totalitaire. Et plus grande dans un État de droit qu'à l'état de nature: parce que la loi seule permet aux libertés des uns et des autres de cohabiter plutôt que de s'opposer, de se renforcer (même en se limitant mutuellement) plutôt que de se détruire. « Là où il n'y a pas de loi, remarquait Locke, il n'y a pas non plus de liberté. Car la liberté consiste à être exempt de gêne et de violence de la part d'autrui: ce qui ne saurait se trouver où il n'y a point de loi. » L'État limite ta liberté ? Sans doute; mais il limite aussi celle des autres, ce qui permet seul à la tienne d'exister valablement. Sans les lois, il n'y aurait que la violence et la peur. Et quoi de moins libre qu'un individu toujours effrayé ou menacé ?
Être libre, donc, c'est faire ce qu'on veut: liberté d'action, liberté au sens politique, liberté physique et relative. C'est la liberté au sens de Hobbes, de Locke, de Voltaire (« la liberté n'est que la puissance d'agir »), et la seule peut-être dont on ne puisse contester ni la réalité ni le prix.
Mais est-on libre aussi de vouloir ce qu'on veut ? C'est le deuxième sens du mot liberté: liberté de la volonté, liberté au sens métaphysique, liberté absolue, prétendent certains, voire surnaturelle. Philosophiquement, c'est le sens le plus problématique, et le plus intéressant.
Prenons un exemple. Dans une démocratie digne de ce nom, tu es libre de voter, lors des élections, pour tel ou tel candidat. Ta liberté d'action, dans le secret de l'isoloir, est totale, sinon absolue (elle reste soumise à la liste des candidats en présence), et c'est pourquoi tu peux voter, en effet, pour qui tu veux. Liberté politique: liberté d'action.
Mais es-tu libre aussi de vouloir voter pour tel ou tel ? Si tu es de gauche, es-tu libre de vouloir voter pour la droite ? Si tu es de droite, es-tu libre de préférer la gauche ? Si tu n'es d'aucun camp, es-tu libre d'en choisir un ? Peux-tu choisir librement tes opinions, tes désirs, tes craintes, tes espérances ? Et comment, puisque ce ne pourrait être - sauf à tomber dans un choix purement arbitraire, qui n'en serait plus un - qu'au nom d'autres opinions, d'autres désirs, d'autres craintes ou espérances ? Voter au hasard, ce ne serait pas voter librement. Mais voter pour qui on veut, n'est-ce pas rester prisonnier de sa volonté ou des causes (sociales, psychiques, idéologiques...) qui la déterminent ? On choisit en fonction de ses opinions. Mais qui choisit ses opinions ?
« Les hommes se figurent être libres, écrit Spinoza, parce qu'ils ont conscience de leurs volitions et de leurs désirs, et ne pensent pas, même en rêve, aux causes par lesquelles ils sont disposés à désirer et à vouloir, n'en ayant aucune connaissance. » Tu fais ce que tu veux? Bien sûr ! Mais pourquoi le veux- tu ? Ta volonté fait partie du réel: elle est soumise, comme tout le reste, au principe de raison suffisante (rien n'existe sans raison: tout s'explique), au principe de causalité (rien ne naît de rien: tout a une cause), enfin au déterminisme général des êtres macroscopiques. Et quand bien même il y aurait, au niveau microscopique, un indéterminisme ultime (comme le pensaient les épicuriens et comme la