ensuite, voyez Darwin, qu'il n'a pas choisi d'être ce qu'il est (qu'il est résultat bien plus que principe). C'est enfin qu'il n'est pas Dieu, puisqu'il a un corps (qui lui interdit d'être tout-puissant, parfait ou immortel), une histoire, d'abord naturelle puis culturelle, enfin une société et un inconscient, qui le gouvernent bien plus, hélas, qu'il ne les gouverne. C'est où les sciences humaines - voyez Freud, Marx, Durkheim... - viennent bouleverser l'idée que nous pouvions nous faire de nous-mêmes : leur antihumanisme théorique, comme disait Althusser, nous interdit de croire en l'homme comme on croyait en Dieu, autrement dit d'en faire le fondement de son être, de ses pensées ou de ses actes. « Le but dernier des sciences humaines, écrit par exemple Lévi- Strauss, n'est pas de constituer l'homme mais de le dissoudre », ce qui suppose qu'on réintègre « la culture dans la nature, et finalement la vie dans l'ensemble de ses conditions physico-chimiques ». L'homme n'est pas cause de soi, ni d'abord maître de soi, ni, encore moins, transparent pour lui-même. Il est le résultat d'une certaine histoire, qui le traverse et le constitue à son insu. Il n'est ce qu'il fait que parce qu'il est, d'abord, ce qui le fait (son corps, son passé, son éducation...). Si l'homme « est condamné à chaque instant à inventer l'homme », comme disait Sartre, ce n'est pas à partir de rien. L'humanité n'est pas une page blanche, ni pure création de soi par soi. C'est une histoire, c'est un déterminisme, ou plusieurs, c'est une aventure.

« L'homme n'est pas un empire dans un empire », disait déjà Spinoza : il fait partie de la nature, dont il suit l'ordre (y compris lorsqu'il semble le violer ou le saccager), il fait partie de l'histoire, qu'il fait et qui le fait, il fait partie d'une société, d'une époque, d'une civilisation... Qu'il soit capable du pire, cela ne s'explique que trop bien. C'est un animal qui va mourir, et qui le sait, qui a des pulsions plus que des instincts, des passions plus que des raisons, des fantasmes plus que des pensées, des colères plus que des lumières... Edgar Morin a une jolie formule : « Homo sapiens, homo demens. »

Tant de violence en lui, tant de désirs, tant de peurs ! On a toujours raison de s'en protéger, et c'est la seule façon de le servir.

« Je déplore le sort de l'humanité, écrivait La Mettrie, d'être, pour ainsi dire, en d'aussi mauvaises mains que les siennes. » Mais il n'y en a pas d'autres : notre solitude commande aussi nos devoirs. Ce que les sciences humaines nous apprennent sur nous-mêmes, qui est précieux, ne saurait tenir lieu de morale. Ce que nous savons de l'homme ne dit rien, ou presque rien, sur ce que nous voulons qu'il soit. Que l'égoïsme, la violence ou la cruauté soient scientifiquement explicables (pourquoi ne le seraient-ils pas, puisqu'ils sont réels ?), cela ne nous apprend guère sur leur valeur. L'amour, la douceur ou la compassion sont explicables aussi, puisqu'ils existent, et valent mieux. Au nom de quoi ? Au nom d'une certaine idée de l'homme, comme disait Spinoza, qui fasse « comme un modèle de la nature humaine, placé devant nos yeux ». Connaître n'est pas juger, et n'en dispense pas. L'antihumanisme théorique des sciences humaines, loin de le dévaluer, est ce qui donne à l'humanisme pratique son urgence et son statut. Ce n'est pas une religion, c'est une morale. Pas une croyance, une volonté. Pas une théorie, un combat. C'est le combat pour les droits de l'homme, et. le premier devoir de chacun d'entre nous.

L'humanité n'est pas une essence, qu'il faudrait contempler, ni un absolu, qu'il faudrait vénérer, ni un Dieu, qu'il faudrait adorer : elle est une espèce, qu'il faut préserver, une histoire, qu'il faut connaître, un ensemble d'individus, qu'il faut reconnaître, enfin une valeur, qu'il faut défendre. Il s'agit, disais-je à propos de la morale, de n'être pas indigne de ce que l'humanité a fait de soi, et de nous. C'est ce que j'appelle la fidélité, qui m'importe davantage que la foi.

Croire en l'homme ? Mieux vaut le connaître tel qu'il est, et s'en méfier. Mais cela ne nous dispense pas de rester fidèles à ce que les hommes et les femmes ont fait de meilleur - la civilisation, l'esprit, l'humanité elle- même -, à ce que nous en avons reçu, à ce que nous voulons transmettre, bref à une certaine idée de l'homme, en effet, mais qui doit moins à la connaissance qu'à la reconnaissance, moins aux sciences qu'aux humanités, comme on disait autrefois, enfin moins à la religion qu'à la morale et à l'histoire. Humanisme pratique, répétons-le, plutôt que théorique : le seul humanisme qui vaille, c'est d'agir humainement. L'homme n'est pas Dieu. À nous de faire qu'il soit au moins humain.

Montaigne, à la fin de l'Apologie de Raymond Sebond, se souvient d'une phrase de Sénèque : « Ô la vile chose et abjecte que l'homme, s'il ne s'élève au-dessus de l'humanité ! » Et d'ajouter ce commentaire : « Voilà un bon mot et un utile désir, mais pareillement absurde. Car de faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le bras, et d'espérer enjamber plus que l'étendue de nos jambes, cela est impossible et monstrueux. Ni que l'homme se monte au-dessus de soi et de l'humanité. » Reste à faire, et ce n'est jamais garanti, qu'il ne descende pas au-dessous.

Humanisme sans illusions, et de sauvegarde. L'homme n'est pas mort : ni comme espèce, ni comme idée, ni comme idéal. Mais il est mortel ; et c'est une raison de plus pour le défendre.