Aristote, à se prétendre l'ami de Dieu. » De fait, on voit mal comment notre existence, si piètre, si dérisoire, pourrait augmenter l'éternelle et parfaite joie divine... Et qui pourrait décemment nous demander de tomber amoureux de notre prochain (c'est-à-dire de tout le monde et de n'importe qui !) ou d'être l'ami, absurdement, de nos ennemis ? Pourtant il fallait traduire cet enseignement en grec, comme on le ferait aujourd'hui en anglais, pour être compris du monde... Les premiers disciples de Jésus, car c'est bien sûr de lui qu'il s'agit, durent pour cela inventer ou populariser un néologisme, forgé à partir d'un verbe (agapan: aimer) qui n'avait pas de substantif usuel: cela donna agapè, que les Latins traduiront par caritas, et les Français, le plus souvent, par charité... De quoi s'agit-il ? De l'amour du prochain, pour autant que nous en soyons capables de l'amour pour celui qui ne nous manque ni ne nous fait du bien (dont on n'est ni amoureux ni l'ami), mais qui est là, simplement là, et qu'il faut aimer en pure perte, pour rien, ou plutôt pour lui, quoi qu'il soit, quoi qu'il vaille, quoi qu'il fasse, et fût-il notre ennemi... C'est l'amour selon Jésus-Christ, c'est l'amour selon Simone Weil ou
Jankélévitch, et le secret, si elle est possible, de la sainteté. On ne confondra pas cette aimable et aimante charité avec l'aumône ou la condescendance: il s'agirait bien plutôt d'une amitié universelle, parce que libérée de l'ego (ce qui n'est pas le cas de l'amitié simple; « parce que c'était lui, parce que c'était moi », dira Montaigne à propos de son amitié pour La Boétie), libérée de l'égoïsme, libérée de -tout, et pour cela libératrice. Ce serait l'amour de Dieu, s'il existe (« O Théos agapè estin », lit-on dans la première épître de saint Jean: Dieu est amour), et ce qui s'en approche le plus, dans nos cœurs ou nos rêves, si Dieu n'existe pas.
Éros, philia, agapè: l'amour qui manque ou qui prend; l'amour qui se réjouit et partage; l'amour qui accueille et donne... Qu'on ne se dépêche pas trop, entre les trois, de vouloir choisir ! Quelle joie sans manque ? Quel don sans partage ? S'il faut distinguer, au moins intellectuellement, ces trois amours, ou ces trois types d'amour, ou ces trois degrés dans l'amour, c'est surtout pour comprendre qu'ils sont tous les trois nécessaires, tous les trois liés, et pour éclairer le processus qui mène de l'un à l'autre. Ce ne sont pas trois essences, qui s'excluraient mutuellement; ce sont plutôt trois pôles dans un même champ, qui est le champ d'aimer, ou trois moments dans un même processus, qui est celui de vivre. Éros est premier, toujours, et c'est ce que Freud, après Platon ou Schopenhauer, nous rappelle; agapè est le but (vers lequel nous pouvons au moins tendre), que les Évangiles né cessent de nous indiquer; enfin philia est le chemin, ou la joie comme chemin: ce qui transforme le manque en puissance, et la pauvreté en richesse.
Voyez l'enfant, qui prend le sein. Et voyez la mère, qui le donne. Elle a bien sûr été un enfant d'abord: nous commençons tous par prendre, et c'est une façon déjà d'aimer. Puis nous apprenons à donner, au moins un peu, au moins parfois, et c'est la seule façon d'être fidèle jusqu'au bout à l'amour reçu, à l'amour humain, jamais trop humain, à l'amour si faible, si inquiet, si limité, et qui fait pourtant comme une image de l'infini, à l'amour dont nous avons été l'objet, et qui nous a faits sujets, à l'amour immérité qui nous précède, comme une grâce, qui nous a engendrés, et non pas créés, à l'amour qui nous a bercés, lavés, nourris, protégés, consolés, à l'amour qui nous accompagne, définitivement, et qui nous manque, et qui nous réjouit, et qui nous bouleverse, et qui nous éclaire... S'il n'y avait pas les mères, que saurions-nous de l'amour ? S'il n'y avait pas l'amour, que saurions- nous de Dieu ?
Une déclaration philosophique d'amour ? Ce pourrait être, par exemple, celle-ci
« Il y a l'amour selon Platon: "Je t'aime, tu me manques, je te veux."
Il y a l'amour selon Aristote ou Spinoza: "Je t'aime: tu es la cause de ma joie, et cela me réjouit."
Il y a l'amour selon Simone Weil ou Jankélévitch: "Je t'aime comme moi-même, qui ne suis rien, ou presque rien, je t'aime comme Dieu nous aime, s'il existe, je t'aime comme n'importe qui je mets ma force au service de ta faiblesse, mon peu de force au service de ton immense faiblesse..."
Éros, philia, agapè: l'amour qui prend, qui ne sait que jouir ou souffrir, que posséder ou perdre; l'amour qui se réjouit et partage, qui veut du bien à celui qui nous en fait; enfin l'amour qui accepte et protège, qui donne et s'abandonne, qui n'a même plus besoin d'être aimé...
Je t'aime de toutes ces façons: je te prends avidement, je partage joyeusement ta vie, ton lit, ton amour, je me donne et m'abandonne doucement...
Merci d'être ce que tu es: merci d'exister et de m'aider à exister ! »