tous différents, tous changeants, mais aussi tous actuels. C'est ce qu'on appelle l'univers, qui n'est pas davantage dans le temps que dans l'espace parce qu'il est l'espace-temps et son unique réalité.
Comment pourrait-on sortir du présent, puisqu'il est tout ? Pourquoi le voudrait-on, puisque l'esprit même lui appartient ? Vois ce chapitre qui s'achève il est presque entièrement derrière toi, comme un passé déjà qui s'estompe. Mais tu ne l'as lu et ne le liras jamais qu'au présent, comme je ne l'ai écrit qu'au présent. Il en va de même de ta vie, et c'est autrement important. Elle n'est pas tapie dans l'avenir, comme un destin ou un fauve menaçants. Ni cachée dans le ciel, comme un paradis ou une promesse. Ni enfermée dans ton passé, comme dans une cave ou une prison. Elle est ici et maintenant: elle est ce que tu vis et fais. Au cœur de l'être. Au cœur du présent. Au cœurde tout - dans le grand vent du réel et de vivre. Rien n'est écrit. Rien n'est promis. Si seul le présent existe, comme disaient les stoïciens, seuls les actes sont réels. Rêver, fantasmer, imaginer ? C'est agir encore, puisque c'est vivre, mais a minima. Tu aurais tort de te l'interdire, mais plus encore de t'en contenter. Prends plutôt ta vie en main: sois plutôt présent à la présence ! « Le plus grand obstacle à la vie, écrit Sénèque, c'est l'attente. Tout ce qui arrivera plus tard est du domaine de l'incertain: vis dès maintenant. »
Carpe diem (cueille le jour) ? Ce n'est pas assez, puisque les jours passent, puisque aucun ne demeure. Cueille plutôt le présent, qui change et continue: Carpe aeternitatem.
Vivre dans l'instant ? Il n'en est pas question. Comment pourrais-tu, dans l'instant, préparer un examen ou tes vacances, tenir tes promesses, construire une amitié ou un amour ? Vivre au présent ? C'est le seul chemin. Comment pourrais-tu travailler, t'amuser, agir ou aimer au futur ?
Le présent est le seul lieu de l'action, le seul lieu de la pensée, le seul lieu, même, de la mémoire et de l'attente. C'est le kairos du monde (l'instant propice, le moment opportun: celui de l'action), ou le monde comme kairos - le réel en acte.
Ce n'est pas parce que l'être est dans le temps qu'il dure; c'est parce qu'il dure qu'il y a du temps.
Vivre au présent ? C'est simplement vivre en vérité. Nous sommes déjà dans le Royaume: l'éternité, c'est maintenant.
Le présent ne cesse jamais, ni ne commence. Il ne vient pas plus de l'avenir qu'il ne s'abolit dans le passé: il demeure et change, il dure et se transforme - et il ne peut changer ou se transformer que parce qu'il dure et demeure. « La durée, disait Spinoza, est une continuation indéfinie de l'existence. » C'est le temps même: la présence continuée, et toujours changeante, de l'être. Il faut donc renverser la formule de saint Augustin. « Ce qui nous autorise à affirmer que le temps est, écrivait-il, c'est qu'il tend à n'être plus. » C'est le contraire qui me paraît vrai la seule chose qui nous autorise à affirmer que le temps est, c'est qu'il ne cesse de se maintenir. On dira qu'alors le temps et l'éternité ne font qu'un. Pourquoi non ? Mais sur cela nous reviendrons pour finir.
Le passé n'est plus, l'avenir n'est pas encore: il n'y a que le présent, qui est l'unique temps réel. Toutefois ce n'est pas ainsi que nous le vivons. Nous ne prenons conscience du temps, au contraire, que parce que nous nous souvenons du passé, que parce que nous anticipons l'avenir, que parce que nous
appréhendons, par l'esprit ou par nos horloges, ce qui les sépare... Par nos horloges ? Mais ces aiguilles qui bougent, ce n'est qu'un morceau du présent: ce n'est pas du temps, disait Bergson, c'est de l'espace. Seul l'esprit, qui se souvient de leur position passée, qui anticipe leur position à venir, peut y lire une durée. Supprime l'esprit, il ne resterait qu'un présent sans passé ni futur: il ne resterait que la position actuelle des aiguilles, il ne resterait que l'espace. Mais l'esprit est là, puisque la mémoire est là - puisque le corps est là, qui se souvient du passé, du présent, et même (vois nos rendez-vous, nos projets, nos promesses...) de l'avenir. Ce n'est plus de l'espace; c'est de la durée. Ce n'est plus du mouvement; c'est de la conscience. Ce n'est plus de l'instant; c'est de l'intervalle. C'est pourquoi nous pouvons mesurer le temps (essaie un peu de mesurer le présent !), c'est pourquoi le temps, pour nous, s'oppose à l'éternité (qui serait un pur présent, sans passé ni futur), bref c'est pourquoi nous sommes dans le temps (et pas seulement dans le présent) - à moins que ce ne soit le temps, peut-être, qui soit en nous...
Pourquoi cette hésitation ? Parce que ce temps, que nous mesurons ou imaginons, est composé surtout de passé et d'avenir, lesquels n'ont d'existence que pour l'esprit: comment savoir si ce n'est pas le cas, aussi, du temps lui- même ? Cette question, qui est celle de l'objectivité ou de la subjectivité du temps, est philosophiquement importante. Le temps fait-il partie du monde, de la nature, de la réalité en soi ? Ou bien n'existe-t-il que pour nous, que pour notre conscience, que subjectivement ? On remarquera que les deux thèses, en toute rigueur, ne