3 L'amour

« Aimer, c'est se réjouir. »

ARISTOTE.

L'amour est le sujet le plus intéressant. D'abord en lui-même, par le bonheur qu'il promet ou semble promettre - voire par celui, parfois, qu'il menace ou fait perdre. Quel sujet, entre amis, plus agréable, plus intime, plus fort ? Quel discours, entre amants, plus secret, plus doux, plus troublant ? Et quoi de plus passionnant, de soi à soi, que la passion ?

On dira qu'il y a d'autres passions qu'amoureuses, d'autres amours que passionnels... Cela, qui est très vrai, confirme mon propos: l'amour est le sujet le plus intéressant, non seulement en lui-même par le bonheur qu'il promet ou compromet -, mais aussi indirectement: parce que tout intérêt le suppose. Tu t'intéresses davantage au sport ? C'est que tu aimes le sport. Au cinéma ? C'est que tu aimes le cinéma. A l'argent ? C'est que, tu aimes l'argent, ou ce qu'il te permet d'acheter. A la politique ? C'est que tu aimes la politique, ou le pouvoir, ou la justice, ou la liberté... A ton travail ? C'est que tu l'aimes, ou que tu aimes, à, tout le moins, ce qu'il t'apporte ou t'apportera... A ton bonheur? C'est que tu t'aimes toi-même, comme tout le monde, et que le bonheur n'est pas autre chose, sans doute, que l'amour de ce qu'on est, de ce qu'on a, de ce qu'on fait... Tu t'intéresses à la philosophie ? Elle porte l'amour dans son nom (philosophia, en grec, c'est l'amour de la sagesse) et dans son objet (quelle autre sagesse que d'aimer ?). Socrate, que tous les philosophes révèrent, n'a jamais prétendu à autre chose. Tu t'intéresses, même, au fascisme, au stalinisme, à la mort, à la guerre ? C'est que tu les aimes, ou que tu aimes, plus vraisemblablement, plus justement, ce qui leur résiste: la démocratie, les droits de l'homme, la paix, la fraternité, le courage... Autant d'intérêts différents, autant d'amours différents. Mais nul intérêt sans amour, et cela me ramène à mon point de départ: l'amour est le sujet le plus intéressant, et aucun autre n'a d'intérêt qu'à proportion de l'amour que nous y mettons ou y trouvons.

Il faut donc aimer l'amour ou n'aimer rien - il faut aimer l'amour ou mourir; c'est pourquoi l'amour, non le suicide, est le seul problème philosophique vraiment sérieux.

Je pense, on l'a compris, à ce qu'écrivait Albert Camus, au tout début du Mythe de Sisyphe: « Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. » Je souscrirais volontiers à la deuxième de ces phrases; c'est ce qui m'interdit d'acquiescer absolument à la première. La vie vaut-elle la peine d'être vécue ? Le suicide supprime le problème, davantage qu'il ne le résout; l'amour seul, qui ne le supprime pas (puisque la question se repose tous les matins, et tous les soirs), le résout à peu près, tant que nous sommes vivants, et nous maintient en vie. Que la vie vaille ou non la peine d'être vécue, qu'elle vaille ou non, plutôt, la peine et le plaisir d'être vécue, cela dépend d'abord de la quantité d'amour dont on est capable. C'est ce qu'avait vu Spinoza: « Toute notre félicité et toute notre misère ne résident qu'en un seul point: à quelle sorte d'objet sommes-nous attachés par l'amour ? » Le bonheur c'est un amour heureux, ou plusieurs; le malheur, un amour malheureux, ou plus d'amour du tout. La psychose dépressive ou mélancolique, dira Freud, se caractérise d'abord par la perte de la capacité d'aimer » y compris de s'aimer soi. Qu'on ne s'étonne pas si elle est si souvent suicidaire. C'est l'amour qui fait vivre, puisque c'est lui qui rend la vie aimable. C'est l'amour qui sauve; c'est donc lui qu'il s'agit de sauver.

Mais quel amour ? Et pour quel objet ?

Car l'amour est multiple, d'évidence, comme ses objets sont innombrables. On peut aimer l'argent ou le pouvoir, je l'ai dit, mais aussi ses amis, mais aussi cet homme ou cette femme dont on est amoureux, mais aussi ses enfants, ses parents, voire n'importe qui: celui qui est là, simplement, et c'est ce qu'on appelle le prochain.

On peut aussi aimer Dieu, si l'on y croit. Et croire en soi, si l'on s'aime au moins un peu.

L'unicité du mot, pour tant d'amours différents, est source de confusions, voire parce que le désir

inévitablement s'en mêle d'illusions. Savons-nous de quoi nous parlons, lorsque nous parlons d'amour ? Ne profitons-nous pas, bien souvent, de l'équivoque du mot pour cacher ou enjoliver des amours équivoques, je veux dire égoïstes ou narcissiques, pour nous raconter des histoires, pour faire semblant d'aimer autre chose que nous- mêmes, pour masquer - plutôt que pour corriger - nos erreurs ou nos errements ? L'amour plaît à tous. Cela, qui n'est que trop compréhensible, devrait nous pousser à la vigilance. L'amour de la vérité doit accompagner l'amour de l'amour, l'éclairer, le guider, quitte à en modérer, peut-être, l'enthousiasme. Qu'il faille s'aimer soi, par exemple, c'est une évidence comment pourrait-on nous demander, sinon, d'aimer notre prochain comme nous-même ? Mais qu'on n'aime souvent que soi, ou que pour soi, c'est