les choses comme elles sont ; savoir ce qu'on veut. Ne pas se raconter d'histoires. Ne pas faire semblant. « Ne pas jouer l'acteur tragique », disait Marc Aurèle. Connaître et accepter. Comprendre et transformer. Résister et surmonter. Car nul ne peut affronter que cela même d'abord dont il accepte l'existence. Comment se soigner, tant qu'on n'accepte pas d'être malade ? Comment combattre l'injustice, tant qu'on ne reconnaît pas qu'elle existe ? Le réel est à prendre ou à laisser, et nul ne peut le transformer qu'à la condition, d'abord, de le prendre.

C'est l'esprit du stoïcisme : accepter ce qui ne dépend pas de nous ; faire ce qui en dépend. C'est l'esprit du spinozisme : connaître, comprendre, agir. C'est l'esprit, aussi bien, des sages d'Orient, par exemple de Prajnânpad : « Voir et accepter ce qui est, et ensuite, si besoin est, essayer de le changer. » Le sage est un homme d'action, quand nous ne savons ordinairement qu'espérer ou trembler. Il affronte ce qui est, quand nous ne savons ordinairement qu'espérer ce qui n'est pas encore, que regretter ce qui n'est pas ou plus. Prajnânpad encore : « Ce qui est achevé est devenu le passé ; il n'existe pas maintenant. Ce qui doit arriver est dans le futur et n'existe pas maintenant. Alors ? Qu'est-ce qui existe ? Ce qui est ici et maintenant. Rien d'autre... Restez dans le présent : agissez, agissez, agissez ! » C'est vivre sa vie, au lieu d'espérer vivre. Et faire son salut, pour autant qu'on en est capable, au lieu de l'attendre.

La sagesse ? Le maximum de bonheur, dans le maximum de lucidité. C'est la vie bonne, comme disaient les Grecs, mais une vie qui soit humaine, autrement dit responsable et digne. Jouir ? Sans doute. Se réjouir? Le plus qu'on peut. Mais pas n'importe comment. Mais pas à n'importe quel prix. « Tout ce qui donne de la joie est bon », disait Spinoza ; toutes les joies pourtant ne se valent pas.

Tout plaisir est un bien », disait Épicure. Cela ne veut pas dire que tous méritent d'être recherchés, ni même qu'ils soient tous acceptables. Il faut donc choisir, comparer les avantages et les désavantages, comme disait encore Épicure, autrement dit juger. C'est à quoi sert la sagesse. C'est à quoi sert aussi, et par là même, la philosophie. On ne philosophe pas pour passer le temps, ni pour se faire valoir, ni pour faire joujou avec les concepts on philosophe pour sauver sa peau et son âme.

La sagesse est ce salut, non pour une autre vie mais pour celle-ci. En sommes-nous capables ? Point complètement sans doute. Ce n'est pas une raison pour renoncer à nous en rapprocher. Nul n'est sage en entier ; mais qui se résignerait à être fou totalement ?

Si tu veux avancer, disaient les stoïciens, il faut savoir où tu vas. La sagesse est le but : la vie est le but, mais une vie qui serait plus heureuse et plus lucide ; le bonheur est le but, mais qui serait vécu dans la vérité. Attention pourtant de ne pas faire de la sagesse un idéal de plus, une espérance de plus, une utopie de plus, qui nous séparerait du réel. La sagesse n'est pas une autre vie, qu'il faudrait attendre ou atteindre. Elle est la vérité de celle-ci, qu'il faut connaître et aimer. Parce qu'elle est aimable ? Pas forcément ni toujours. Mais pour qu'elle le soit.

« La plus expresse marque de la sagesse, disait Montaigne, c'est une jouissance constante ; son état est comme des choses au-dessus de la lune : toujours serein. » Et aussi bien pourrais-je citer Socrate, Épicure (« il faut rire tout en philosophant... »), Descartes, Spinoza, Diderot ou Alain... Tous ont dit que la sagesse est du côté du plaisir, de la joie, de l'action, de l'amour. Et que la chance n'y suffit pas.

Ce n'est pas parce que le sage est plus heureux que nous qu'il aime la vie davantage. C'est parce qu'il l'aime davantage qu'il est plus heureux.

Quant à nous, qui ne sommes pas des sages, qui ne sommes que des apprentis en sagesse, c'est-à-dire des philosophes, il nous reste à apprendre à vivre, à apprendre à penser, à apprendre à aimer. On n'en a jamais fini, et c'est pourquoi on a toujours besoin de philosopher.

Cela ne va pas sans efforts, mais cela ne va pas non plus sans joies. « Dans toutes les autres occupations, écrivait Épicure, la jouissance vient à la suite de travaux accomplis avec peine ; mais en philosophie, le plaisir va du même pas que la connaissance car ce n'est pas après avoir appris que l'on jouit de ce qu'on sait, mais apprendre et jouir vont ensemble. »

Aie confiance : la vérité n'est pas le bout du chemin ; elle est le chemin même.