s'excluent pas. Il se pourrait que l'une et l'autre soient vraies, chacune de son point de vue, autrement dit qu'il y ait deux temps différents, ou deux façons différentes de penser le temps: d'une part le temps objectif, le temps du monde ou de la nature, qui n'est qu'un perpétuel maintenant, comme disait Hegel, comme tel toujours indivisible (essaie un peu de diviser le présent !); et d'autre part le temps de la conscience ou de l'âme, qui n'est guère que la somme dans et pour l'esprit - d'un passé et d'un avenir. On peut appeler le premier la durée, le second le temps. Mais à condition de ne pas oublier qu'il s'agit en vérité d'une seule et même chose, considérée de deux points de vue différents: que le temps n'est que la mesure humaine de la durée. « Pour déterminer la durée, écrit Spinoza, nous la comparons à la durée des choses qui ont un mouvement invariable et déterminé, et cette comparaison s'appelle le temps. » Mais aucune comparaison ne fait un être. C'est ce qui interdit de confondre la durée et le temps, mais aussi de les distinguer absolument, comme s'ils existaient au même titre. Ce n'est pas le cas. La durée fait partie du réel, ou plutôt elle est le réel même: c'est la continuation indéfinie de son existence. Le temps, lui, n'est qu'un être de raison: c'est notre façon de penser ou de mesurer l'indivisible et incommensurable durée de tout.
La durée est de l'être; le temps, en ce sens, du sujet. Ce dernier temps, le temps vécu, le temps subjectif (qui seul permet de mesurer le temps objectif: il n'y a d'horloge que pour une conscience), c'est ce que les philosophes du XXe siècle appellent volontiers la temporalité. C'est une dimension de la conscience, plutôt que du monde. Une distension de l'âme, comme disait encore saint Augustin, plutôt que de l'être. Une forme a priori de la sensibilité, comme dirait Kant, plutôt qu'une réalité objective ou en soi. Une donnée du sujet, plutôt que de l'objet. Mais que nous ne puissions expérimenter le temps qu'à travers la subjectivité, ce qu'on peut accorder à Kant ou Husserl, cela ne prouve pas qu'il s'y réduise, et même, me semble-t-il, ce n'est pas vraisemblable. Car si le temps n'existait que pour nous, comment aurions-nous pu advenir dans le temps ? Quelle réalité accorder à ces milliards d'années qui ne se présentent à la conscience (grâce à nos physiciens, géologues et autres paléontologues) que rétrospectivement, comme le temps d'avant nous, le temps d'avant la conscience, qui dut d'autant plus la précéder qu'elle n'aurait pu, sans lui, émerger ? Entre le big-bang et l'apparition de la vie, comment le temps, s'il n'existe que pour nous, faisait-il pour passer ? Et comment, s'il ne passait pas, la nature put-elle évoluer, changer, créer ? Si le temps n'était que subjectif, comment la subjectivité aurait-elle pu apparaître dans le temps ?
Considérons un laps de temps quelconque, disons cette journée que nous vivons. Une partie est passée, une autre est à venir... Quant au présent qui les sépare, ce n'est qu'un instant sans durée (s'il durait, il serait composé lui-même de passé et d'avenir), qui n'est pas du temps. Si nous vivons cela comme temps, c'est que notre conscience retient ce qui n'est plus, anticipe ce qui n'est pas encore, bref fait exister dans un même présent - le présent vécu - ce qui ne saurait, en réalité, exister ensemble. C'est en quoi, comme l'a bien vu Marcel Conche, la temporalité ne nous permet d'appréhender le temps que parce qu'elle est d'abord sa négation: l'homme résiste au temps (puisqu'il se souvient, puisqu'il anticipe); c'est par quoi il en prend conscience. L'esprit toujours nie, et c'est l'esprit même, qui est mémoire, imagination, obstination, volonté... Mais on ne résiste au temps que dans le temps. Mais la mémoire, l'imagination, l'obstination ou la volonté n'existent elles-mêmes qu'au présent. Mais l'esprit n'existe que dans le monde ou le corps, et c'est ce qu'on appelle exister. Comment pourrions-nous vaincre le temps, puisqu'on ne peut le combattre qu'à la condition d'abord de lui appartenir ?
Le temps, toujours, est le plus fort: parce qu'il est toujours là, parce qu'il y a toujours du temps, parce que le présent est le seul « il y a » de l'être, dans quoi tout passe et qui ne passe pas. C'est pourquoi l'on vieillit, et c'est pourquoi l'on meurt. Ronsard, en deux vers, a dit l'essentiel
« Le temps s'en va, le temps s'en va, ma Dame... Las ! le temps non, mais nous nous en allons ! »
Raison de plus pour profiter de la jeunesse et de la vie. Mais comment ?
Vivre au présent ? Il le faut bien, puisque cela seul nous est donné. Vivre dans l'instant ? Surtout pas ! Ce serait renoncer à la mémoire, à l'imagination, à la volonté - à l'esprit et à soi. Comment penser sans se souvenir de ses idées ? Aimer, sans se souvenir de ceux qu'on aime ? Agir, sans se souvenir de ses désirs, de ses projets, de ses rêves ? Si tu fais des études ou si tu cotises pour la retraite, c'est pour préparer ton avenir, et tu as bien raison. Mais c'est au présent que tu étudies ou cotises, non au futur ! Si tu tiens tes promesses, c'est d'abord que tu t'en souviens, et il le faut. Mais c'est au présent que tu les tiens, non au passé ! Vivre au présent, ce n'est pas s'amputer de la mémoire ou de la volonté,
puisqu'elles en font partie. Ce n'est pas vivre dans l'instant, puisque c'est durer, puisque c'est persister, puisque c'est grandir ou vieillir. Aucun instant n'est une demeure pour l'homme, mais le présent seul, qui dure et change, mais l'esprit seul, qui imagine et se souvient. Que cet esprit n'existe lui-même qu'au présent - dans le cerveau -, c'est vraisemblable. Nous sommes du monde, c'est ce qu'on appelle le corps, nous sommes au monde, c'est ce qu'on appelle l'esprit, et les deux, à mon sens, ne font