et en français, c'est le titre d'un des Essais de Montaigne, le vingtième du livre I. Mais Montagne en emprunte expressément l'idée à Cicéron, lequel, dans les Tusculanes, la présente comme une citation de Platon... Disons que c'est une idée de Platon, traduite en latin par Cicéron, puis en français par Montaigne... L'important est ailleurs: l'important, c'est que cette phrase peut se prendre en deux sens différents, comme Montaigne le remarquait déjà, entre lesquels, peu ou prou, toute la vie - et toute une partie de la philosophie - se décide.

Il y a le sens de Platon: la mort, c'est-à-dire ici la séparation de l'âme et du corps, serait le but de la vie, vers lequel la philosophie ferait une espèce de raccourci. Un suicide ? Au contraire: une vie plus vivante, plus pure, plus libre, parce que libérée par anticipation de cette prison - voire de ce tombeau, comme dit le Gorgias - qu'est le corps... « Les vrais philosophes sont déjà morts », écrit Platon, et c'est pourquoi la mort ne les effraie pas: que pourrait-elle leur prendre ?

Et puis il y a le sens de Montaigne: la, mort serait non « le but » mais « le bout » de la vie, son terme, sa finitude (et non sa finalité) essentielle. Il faut s'y préparer, l'accepter, puisqu'on ne peut la fuir, sans la laisser pourtant gâcher notre vie ou nos plaisirs. Dans les premiers Essais, Montaigne veut y penser toujours, pour s'y habituer, pour s'y préparer, pour se roidir, comme il dit, contre elle. Dans les derniers, l'habitude est telle, semble-t-il, que cette pensée

devient moins nécessaire, moins constante, moins pressante: l'acceptation suffit, qui se fait, avec le temps, de plus en plus légère et douce... C'est moins une contradiction qu'une évolution, qui marque la réussite, ou en tout cas les progrès, de Montaigne. L'angoisse ? Ce n'est qu'un moment. Le courage ? Ce n'est qu'un moment. La nonchalance vaut mieux, qui n'est pas le divertissement ou l'oubli, mais l'acceptation sereine. C'est ce que Montaigne résume en une phrase, l'une des plus belles qu'il ait jamais écrites: « Je veux qu'on agisse, et qu'on allonge les offices de la vie tant qu'on peut, et que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d'elle, et encore plus de mon jardin imparfait. » Philosopher ce n'est apprendre à mourir que parce que c'est apprendre à vivre, et parce que la mort - l'idée de la mort, l'inéluctabilité de la mort en fait partie. Mais c'est la vie qui vaut, et elle seule. Les vrais philosophes ont appris à l'aimer comme elle est; pourquoi s'effraieraient-ils qu'elle soit mortelle ?

Néant ou renaissance ? Une autre vie, ou plus de vie du tout ? Entre ces deux voies, c'est à chacun de choisir, et l'on peut même - comme les sceptiques, comme Montaigne peut-être - refuser de choisir laisser la question ouverte, comme elle est en effet, et habiter cette ouverture qui est vivre. Mais c'est une façon encore de penser à la mort, et il le faut bien. Car comment ne penserait-on pas à cela même qui est - pour toute pensée, pour toute vie - l'horizon ultime ?

« L'homme libre ne pense à rien moins qu'à la mort, écrit pourtant Spinoza, et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie. » La seconde partie de la phrase est aussi évidente que lapremière semble paradoxale. Comment méditer la vie - c'est-à-dire philosopher - sans méditer aussi sa brièveté, sa précarité, sa fragilité ? Que le sage (lui seul est libre, pour Spinoza) pense l'être plutôt que le non-être, la vie plutôt que la mort, sa puissance plutôt que sa faiblesse, soit. Mais comment penser la vie dans sa vérité sans la penser aussi - toute détermination est une négation - dans sa finitude ou sa mortalité ?

D'ailleurs, Spinoza corrige, dans un autre passage de l'Éthique, ce que cette pensée, seule, pourrait avoir de trop unilatéral. Pour tout être fini, explique-t-il, il en existe un autre plus fort, qui peut le détruire. C'est reconnaître que tout être vivant est mortel, et que nul ne peut vivre ou persévérer dans son être sans résister aussi à cette mort qui de partout l'assaille ou le menace. L'univers est plus fort que nous. La nature est plus forte que nous. C'est pourquoi nous mourons. Vivre c'est combattre, résister, survivre, et nul ne le peut indéfiniment. Â la fin il faut mourir, et c'est la seule fin qui nous soit promise. Y penser toujours, ce serait y penser trop. Mais n'y penser jamais, ce serait renoncer à penser.

Au reste, nul n'est libre absolument: nul n'est sage en entier. Cela laisse à la pensée de la mort de beaux jours, ou de difficiles nuits, qu'il faut bien accepter.

On voudrait qu'il y ait une vie après la mort, parce que cela seul nous permettrait de répondre absolument à la question qui la concerne. Mais la curiosité, pas plus que l'espérance, n'est un argument.

Dans la mort, les uns voient un salut, qu'ils atteindront peut-être, ou encore, l'expression est de Platon, « un beau risque à courir ». Les autres, qui n'en attendent rien que le rien, y voient pourtant plus et moins qu'un repos: la disparition de la fatigue. Les deux idées sont douces, ou peuvent l'être. C'est à quoi l'idée de la mort peut servir: à rendre la vie plus acceptable, par l'espérance, ou plus irremplaçable, par l'unicité. Une raison, dans les deux cas, de ne la gaspiller point.