La solidarité est une façon de se défendre à plusieurs; la générosité, à la limite, une façon de se sacrifier soi, pour les autres. C'est pourquoi la générosité, moralement, est supérieure; et c'est pourquoi la solidarité, socialement, politiquement, est plus urgente, plus réaliste, plus efficace. Nul ne cotise à la Sécurité sociale par générosité. Nul ne paie ses impôts par générosité. Et quel étrange syndicaliste que celui qui ne se syndiquerait que par générosité ! Pourtant la Sécurité sociale, la fiscalité et les syndicats ont fait plus pour la justice - beaucoup plus ! - que le peu de générosité dont tel ou tel, parfois, a su faire preuve. Cela vaut aussi pour la politique. Nul ne respecte la loi par générosité. Nul n'est citoyen par générosité. Mais le droit et l'État ont fait beaucoup plus, pour la justice ou la liberté, que les bons sentiments.
Solidarité et générosité ne sont pas pour autant incompatibles: être généreux n'empêche pas d'être solidaire; être solidaire n'empêche pas d'être généreux. Mais elles ne sont pas davantage équivalentes, et c'est pourquoi aucune des deux ne saurait suffire ni tenir lieu de l'autre. Ou plutôt la générosité pourrait suffire, peut-être, si nous étions assez généreux. Mais nous le sommes si peu, si rarement, si petitement... Nous n'avons besoin de solidarité que parce que nous manquons de générosité, et c'est pourquoi, de solidarité, nous avons tellement besoin !
Générosité: vertu morale. Solidarité: vertu politique. La grande affaire de l'État, c'est la régulation et la socialisation des égoïsmes. C'est pourquoi il est nécessaire. C'est pourquoi il est irremplaçable. La politique n'est pas le règne de la morale, du devoir, de l'amour... Elle est le règne des rapports de forces et d'opinions, des intérêts et des conflits d'intérêts. Voyez Machiavel ou Marx. Voyez Hobbes ou Spinoza. La politique n'est pas une forme de l'altruisme: c'est un égoïsme intelligent et socialisé. Cela non seulement ne la condamne pas, mais la justifie: puisque nous sommes tous égoïstes, autant l'être ensemble et intelligemment ! Qui ne voit que la recherche patiente et organisée de l'intérêt commun, ou de ce qu'on croit tel, vaut mieux, pour presque tous, que l'affrontement ou le désordre généralisés ? Qui ne voit que la justice vaut mieux, pour presque tous, que l'injustice ? Que ce soit aussi moralement justifié, c'est une évidence, qui montre que morale et politique, dans leur visée, ne s'opposent pas. Mais que la morale ne suffise pas à l'obtenir, c'est une autre évidence, qui montre que morale et politique ne sauraient non plus se confondre.
La morale, dans son principe, est désintéressée; aucune politique ne l'est.
La morale est universelle, ou se veut telle; toute politique est particulière.
La morale est solitaire (elle ne vaut qu'à la première personne); toute politique est collective.
C'est pourquoi la morale ne saurait tenir lieu de politique, pas plus que la politique de morale: nous avons besoin des deux, et de la différence entre les deux
Une élection, sauf exception, n'oppose pas des bons et des méchants: elle oppose des camps, des groupes sociaux ou idéologiques, des partis, des alliances, des intérêts, des opinions, des priorités, des choix, des programmes... Que la morale y ait aussi son mot à dire, il faut bien sûr le rappeler (il y a des votes moralement condamnables). Mais cela ne saurait nous faire oublier qu'elle ne tient lieu ni de projet ni de stratégie. Que propose la morale contre le chômage, contre la guerre, contre la barbarie ? Elle nous dit qu'il faut les combattre, certes, mais point comment nous avons le plus de chances de les vaincre. Or c'est le comment, politiquement, qui importe. Tu es pour la justice et la liberté ? Moralement, c'est la moindre des choses. Mais politiquement, cela ne te dit ni comment les défendre ni comment les concilier. Tu souhaites qu'Israéliens et Palestiniens disposent d'une patrie sûre et reconnue, que tous les habitants du Kosovo puissent vivre en paix, que la mondialisation économique ne se fasse pas au détriment de peuples et des individus, que tous les vieux puissent bénéficier d'une retraite décente, tous les jeunes d'une éducation digne de ce nom ? La morale ne peut que t'approuver, mais point te dire comment augmenter nos chances, ensemble, d'y parvenir. Et qui peut croire que l'économie ou le libre jeu du marché puissent y suffire ? Le marché ne vaut que pour les marchandises. Or le monde n'en est pas une. Or la justice n'en est pas une. Or la liberté n'en est pas une. Quelle folie ce serait que de confier au marché ce qui n'est pas à vendre ! Quant aux entreprises, elles tendent d'abord au profit. Je ne le leur reproche pas: c'est leur fonction, et de ce profit nous avons tous besoin. Mais qui peut croire que le profit suffise à faire une société qui soit humaine ? L'économie produit des richesses, et il en faut, et on n'en aura jamais trop. Mais nous avons besoin aussi de justice, de liberté, de sécurité, de paix, de fraternité, de projets, d'idéaux... Aucun marché n'y pourvoit. C'est pourquoi il faut faire de la politique: parce que la morale ne suffit pas, parce que l'économie ne suffit pas, et qu'il serait dès lors moralement condamnable et économiquement désastreux de prétendre s'en contenter.
Pourquoi la Politique?parce que nous ne sommes ni des saints ni seulement des consommateurs: parce que nous sommes des citoyens, parce que nous devons l'être, et pour que nous puissions le rester.