9 L'art

« Ce que nous recherchons dans l'art, comme dans la pensée, c'est la vérité. »

HEGEL.

L'art est un fait de l'homme. Ni le nid de l'oiseau ni son chant ne sont des couvres d'art, pas plus que la ruche ou la danse de l'abeille. La beauté n'est pas ce qui fait la différence. Quel peintre figuratif prétendrait que ses œuvres sont plus belles que celles que la nature nous offre, qu'il imite sans pouvoir les égaler ? Quel peintre abstrait fera mieux que le ciel ou l'océan ? Quel sculpteur, mieux que la vie ou le vent ? Et combien de musiciens nous plaisent moins, hélas, que le premier rossignol venu ?

La beauté fait partie des buts au moins possibles de l'art; mais elle ne suffit pas à le définir. La nature est belle aussi, et davantage. Si l'homme seul est artiste, ce n'est pas d'abord en tant qu'artisan (un singe peut fabriquer un outil), ni en tant qu'esthète (qui sait si sa femelle, devant la roue du paon, n'éprouve pas aussi une espèce de plaisir esthétique ?), ni même par l'union, fût-elle sans autre exemple, de ces deux facultés. Une œuvre d'art n'est pas seulement le beau produit d'une activité, ni tout beau produit une œuvre d'art. Il y faut autre chose, que la nature sans l'homme ne contient pas, et qu'aucune bête sans doute ne perçoit. Quoi ? L'humanité elle-même, en tant qu'elle s'interroge sur le monde et sur soi, en tant qu'elle cherche une vérité ou un sens, en tant qu'elle questionne ou interprète, en tant qu'elle est esprit, si l'on veut, disons en tant qu'elle ne peut se représenter ce que la nature lui présente qu'à la condition de se projeter en elle, sur elle, qu'à la condition d'essayer de s'y « retrouver », comme dit Hegel, ce qui suppose toujours - puisque la nature ni n'interroge ni ne répond - qu'elle le transforme ou le recrée. Cela peut se faire sans l'art. Mais l'art le fait plus et mieux. C'est que l'esprit y est moins diverti par ses buts habituels, qui sont d'utilité, de puissance, d'efficacité. C'est que l'artiste, même quand il ne veut qu'imiter le monde, n'y a d'autre modèle - puisque le monde ne s'imite jamais soi - que lui-même en train d'imiter. S'il suffisait de regarder, la peinture serait plus facile. Mais serait-elle de l'art ? Et quel modèle, en musique, sinon l'œuvre elle-même en train de naître, sinon une certaine idée - mais sans concepts, mais sans discours - que l'artiste s'en fait ? Voyez Rembrandt ou Mozart. Cette beauté n'est pas du monde. Cette vérité n'est pas du monde. Ou elle n'est du monde que parce qu'elfe est, d'abord, de Mozart ou de Rembrandt. « Les choses de la nature se contentent d'être, écrit Hegel, elles sont simples, ne sont qu'une fois; mais l'homme, en tant que conscience, se dédouble: il est une fois, mais il est pour lui-même. » C'est pourquoi il a besoin d'art: pour « extérioriser ce qu'il est » et y retrouver « comme un reflet de lui- même ». Que nul n'entre ici si le monde sans l'homme lui suffit.

Dans l'art, l'humanité se contemple elle-même contemplant, s'interroge interrogeant, se reconnaît connaissant. Cette réflexivité, mais incarnée, mais sensible, c'est l'art même. «Tous les arts sont comme des miroirs, disait Alain, où l'homme connaît et reconnaît quelque chose de lui-même qu'il ignorait. » Sans doute. Mais point parce que l'homme, dans l'art, ne regarderait que soi. Plutôt parce qu'il ne peut regarder quoi que ce soit sauf à s'y perdre tout à fait - sans aussitôt se reconnaître dans son regard. Le monde est le vrai miroir, où l'homme se cherche. L'art n'est qu'un reflet, où il se trouve.

Faut-il alors imiter la nature? Ce n'est qu'une possibilité parmi d'autres. La vieille problématique grecque de la mimêsis (l'imitation), pour éclairante qu'elle demeure, est à la fois partielle et réductrice, elle ne saurait valoir ni pour tout art ni pour tout l'art. L'imitation n'a guère de place en musique ou en architecture. Toute une partie de la peinture et de la sculpture contemporaine s'en est exemptée. Et que nous fait qu'un peintre, un romancier ou un cinéaste imite la réalité, s'il ne nous apporte rien de nouveau, de plaisant ou de fort ? Une œuvre d'art, disait Kant, n'est pas la représentation d'une chose belle, mais « la belle représentation d'une chose ». Voyez Les Souliers de Van Gogh, La Raie de Chardin, ou les Peintures noires de Goya... Il ne s'agit pas d'imiter le beau, qui n'en a pas besoin, mais de le célébrer, quand il est là, de le créer ou de le dévoiler, quand il fait défaut ou passe inaperçu. C'est ce que la photographie aujourd'hui nous rappelle. Le moindre cliché fait une imitation convenable. Mais combien sont de l'art ? Combien valent par eux-mêmes ? L'imitation est souvent un moyen ou une exigence de l'art. Mais ce n'est qu'un moyen, non une fin. Mais ce n'est qu'une exigence parmi d'autres, souvent tonique, certes, parfois salutaire, mais qui n'est pas toujours nécessaire et jamais suffisante. Imiter le beau ? C'est une esthétique de carte postale. L'artiste crée; il ne copie pas.

Kant nous approche plus près du mystère. « Les beaux-arts sont les arts du génie », écrit-il. Mais qu'est-ce que le génie ? « Un talent ou un don naturel, répond Kant, qui donne à l'art ses règles. » Peu importe que cette puissance créatrice soit innée, comme le veut Kant, ou acquise- elle est

vraisemblablement l'un et l'autre. L'important, et qui donne raison à Kant, c'est qu'elle ne donne des