Tu viens de lire ces quelques lignes qui précèdent. Ce ne fut rien qu'un petit moment de ton présent, que tu auras vite oublié. Il restera vrai que tu les as lues ? Sans doute; mais vrai aussi que tu les auras oubliées... Au reste, quand bien même tu devrais t'en souvenir toute ta vie, ces minutes n'en sont pas moins derrière toi, définitivement. Tu peux bien relire ces pages demain ou dans dix ans, tu ne retrouveras jamais ce moment qui n'est plus, celui de la première lecture, celui d'avant. C'est que le temps, lui, n'aura pas cessé de continuer, de passer, de changer, et c'est le vrai mystère: le présent s'abolit toujours (dans le passé) sans disparaître jamais (puisqu'il continue). Ce mystère est le temps, que le passé ne peut ni contenir ni dissiper. Comment le passé serait-il le temps, puisqu'il n'est plus? Comment le temps serait-il passé, puisqu'il demeure ?
L'avenir ? Pour toi, l'avenir le plus proche, le plus vraisemblable, c'est par exemple de lire les lignes qui suivent... Mais cela n'est pas certain, mais cela n'est pas encore: un ami peut te déranger, tu peux te lasser, penser à autre chose, égarer ce petit livre, mourir, peut-être, dans un instant... Si l'avenir existait, il ne serait pas à venir: il serait du présent. Il n'est ce qu'il est, c'est tout le paradoxe de l'attente, qu'à la condition de n'être pas. Ce n'est pas du réel; c'est du possible, du virtuel, de l'imaginaire. Liras-tu ce chapitre jusqu'au bout ? Tu ne le sauras que lorsque tu l'auras terminé: ce ne sera plus du futur mais du passé. D'ici là ? Tu ne peux que continuer ou arrêter: ce n'est pas de l'avenir mais du présent. L'espérance ? L'attente ? L'imagination ? La résolution ? Elles n'existent elles-mêmes qu'au présent elles sont actuelles ou elles ne sont pas. Demain ? L'année prochaine ? Dans dix ans ? Ce n'est à venir que parce que ce n'est pas; ce n'est possible qu'à la condition de n'être pas réel. Tu peux bien sauter des pages, courir à la fin du livre, aller toujours plus vite, prendre des trains, des avions, des fusées... Tu ne sortiras pas pour cela du présent, ni du réel, ni du temps. Il faut attendre ou agir, et nul ne peut l'un ou l'autre qu'ici et maintenant. Comment l'avenir serait-il le temps, puisqu'il n'est pas encore ? Comment le temps serait-il à venir, puisqu'il est toujours déjà là, puisqu'il nous précède, puisqu'il nous accompagne, puisqu'il nous contient ?
Le temps passe, mais il n'est pas passé. Il vient, mais il n'est pas à venir. Rien ne passe, rien ne vient, rien n'arrive que le présent.
Encore ce présent n'arrive-t-il, comme présent, qu'à l'instant même où il s'abolit: essaie de le saisir, il est déjà passé. Si le présent restait toujours présent, remarque saint Augustin, s'il n'allait pas rejoindre le passé, « il ne serait pas du temps, il serait l'éternité ». Mais alors, continue l'auteur des Confessions, « si le présent, pour être du temps, doit rejoindre le passé, comment pouvons-nous déclarer qu'il est, lui qui ne peut être qu'en cessant d'être ? ». La conclusion prend la forme d'un paradoxe: « Si bien que ce qui nous autorise à affirmer que le temps est, c'est qu'il tend à n'être plus. »
La difficulté est peut-être moins considérable qu'il n'y paraît.
D'abord parce que l'objection de saint Augustin (si le présent restait présent, il ne serait pas du temps, il serait l'éternité) suppose que le temps et l'éternité sont incompatibles, ce qui n'a pas été démontré et ne va pas de soi.
Ensuite parce que rien ne prouve que le présent rejoigne le passé, ni même que ce soit concevable. Où pourrait-il le rejoindre, puisque le passé n'est pas ? Et comment, puisqu'on ne peut_ rejoindre quoi que ce soit qu'au présent ?
Enfin, et surtout, l'analyse de saint Augustin, jusqu'alors exemplaire, semble s'éloigner ici de notre expérience. Qui a jamais vu le présent cesser ? Il change ? Bien sûr ! Mais il ne le peut qu'à la condition de demeurer. Ce qui était présent ne l'est plus ? Certes ! Mais le présent, lui, l'est encore. As-tu jamais vécu autre chose ? Depuis que tu es né, as-tu jamais vécu une seconde de passé ? un millième de seconde d'avenir ? As-tu vécu un seul instant qui ne soit pas du présent, un seul jour qui ne soit pas un aujourd'hui ? Et quel sens y a-t-il à dire que le présent « cesse d'être », puisque rien ne peut cesser qu'à la condition que le présent, lui, ne cesse pas ? Pour ma part, en tout cas, je suis bien certain de n'avoir jamais vu le présent disparaître, mais toujours continuer, durer, persister. À bien y réfléchir, le présent est même la seule chose qui ne m'ait jamais fait défaut. J'ai manqué d'argent, bien souvent, parfois manqué d'amour, de santé, de courage... Mais de présent, non. J'ai manqué de temps ? Comme tout le monde. Mais le temps qui me manquait, c'était presque toujours l'avenir (c'est ce qu'on appelle l'urgence: quand on n'a plus de temps devant soi), parfois le passé (ce qu'on appelle la nostalgie: le manque, derrière soi, de ce qui fut), jamais le présent: lui était toujours là, lui seul et tout entier !
D'ailleurs comment pourrait-on manquer de ce que tout manque suppose ? Comment pourrait-on voir cesser d'être ce que toute vue, toute cessation et tout être requièrent ?