n'est plus fonctionnelle mais générique. C'est celle que je me suis forgée pour mon usage personnel, et qui m'a toujours suffi : Est un être humain tout être né de deux êtres humains. Biologisme strict, et de précaution. Qu'il parle ou pas, qu'il pense ou pas, qu'il soit ou non capable de socialisation, de création ou de travail, tout être entrant dans cette définition a les mêmes droits que nous (même s'il ne peut, en fait, les exercer), ou plutôt, mais cela revient au même, nous avons les mêmes devoirs vis-à-vis de lui.
L'humanité est un fait avant d'être une valeur, une espèce avant d'être une vertu. Et si elle peut devenir valeur ou vertu (au sens où l'humanité est le contraire de l'inhumanité), ce n'est que par fidélité d'abord à ce fait et à cette espèce. « Chaque homme, disait Montaigne, porte la forme entière de l'humaine condition. » Le pire d'entre nous n'y échappe pas. Il y a des hommes inhumains à force de cruauté, de sauvagerie, de barbarie. Mais ce serait l'être autant qu'eux que de leur contester l'appartenance à l'humanité. On naît homme ; on devient humain. Mais qui échoue à le devenir n'en est pas moins homme pour autant. L'humanité est reçue avant d'être créée ou créatrice. Naturelle avant d'être culturelle. Ce n'est pas une essence, c'est une filiation : homme, parce que fils de l'homme.
Cela pose la question du clonage, de l'eugénisme, d'une éventuelle fabrication artificielle de l'homme - ou du surhomme. Et ce m'est une raison forte de les refuser. Si l'humanité se définit par la filiation plutôt que par son essence, par l'engendrement plutôt que par l'esprit, enfin par nos devoirs vis-à-vis d'elle plutôt que par ses fonctions ou performances, il faut tenir bon et sur cette filiation, et sur cet engendrement, et sur ces devoirs. L'humanité n'est pas un jeu ; c'est un enjeu. Pas d'abord une création, mais une transmission. Pas une invention, mais une fidélité. Qu'on puisse se servir des formidables progrès de la génétique pour rendre à tout être humain, autant que faire se peut, la plénitude de son humanité (c'est ce qu'on appelle les thérapies géniques), nul ne songe à s'en plaindre. Ce n'est pas une raison pour vouloir transformer l'humanité elle-même, fût-ce pour l'améliorer. La médecine combat les maladies ; mais l'humanité n'en est pas une c'est dire qu'elle ne saurait relever légitimement de la médecine.
Dépasser l'homme? Ce serait le trahir ou le perdre. Tout être tend à persévérer dans son être, disait Spinoza, et l'être d'un homme n'est pas moins détruit s'il se change en ange que s'il se change en cheval... Eugénisme et barbarie, même combat ! Guérir un individu, oui, et on ne le fera jamais trop. Modifier l'espèce humaine, non. Je sais bien que la frontière entre les deux, s'agissant des thérapies géniques, est ténue ou problématique. Raison de plus pour y réfléchir, et pour y veiller. L'homme n'est pas Dieu : il ne restera pleinement humain qu'à la condition d'accepter de n'être ni sa cause ni sa ruine.
Que l'humanité soit d'abord une espèce animale, c'est ce qui pose aussi, et surtout, la question de l'humanisme. Le mot peut se prendre en deux sens. Il y a un humanisme pratique ou moral, qui consiste simplement à accorder une certaine valeur à l'humanité, autrement dit à s'imposer, vis-à-vis de tout être humain, un certain nombre de devoirs et d'interdits. C'est ce qu'on appelle aujourd'hui les droits de l'homme, ou plutôt leur enracinement philosophique : si les hommes ont des droits, c'est d'abord que nous avons des devoirs, tous, les uns par rapport aux autres. Ne pas tuer, ne pas torturer, ne pas opprimer, ne pas asservir, ne pas violer, ne pas voler, ne pas humilier, ne pas calomnier... Cet humanisme est une morale avant d'être une politique, et c'est celle, presque toujours, de nos contemporains. Pourquoi ne considérons-nous plus la masturbation ou l'homosexualité comme des fautes ? Parce que cela ne fait de mal à personne. Pourquoi condamnons-nous toujours, et plus que jamais, le viol, le proxénétisme, la pédophilie ? Parce que ces comportements supposent ou entraînent la violence, l'asservissement de l'autre, son exploitation, son oppression, bref parce qu'ils portent atteinte à ses droits, à son intégrité, à sa liberté, à sa dignité... Cela en dit long sur ce qu'est devenue la morale dans nos sociétés laïques. Non plus la soumission à un interdit absolu ou transcendant, mais la prise en compte des intérêts de l'humanité, et d'abord de l'autre homme ou de l'autre femme. Non plus un appendice de la religion, mais l'essentiel, nous y revoilà, de l'humanisme pratique.
Pourquoi « pratique » ? Parce qu'il concerne l'action (praxis) plus que la pensée ou la contemplation (théoria). Ce qui est en jeu, ce n'est pas ce que nous savons ou croyons de l'humanité, mais ce que nous voulons pour elle. Si l'homme est sacré pour l'homme, comme disait déjà Sénèque, ce n'est pas parce qu'il serait Dieu, ni parce qu'un Dieu l'ordonne. C'est parce qu'il est homme, et cela suffit.
Humanisme pratique, donc : l'humanisme comme morale. C'est agir humainement, et pour l'humanité.
Mais il y a un autre humanisme, qu'on peut appeler théorique ou transcendantal. De quoi s'agit-il ? D'une certaine pensée, d'une certaine croyance, d'une certaine connaissance, ou qui se veut telle c'est ce que nous saurions de l'homme et de sa valeur, ou ce que nous devrions en croire, qui viendrait fonder nos devoirs à son égard... Cet humanisme-là bute sur le savoir même dont il se réclame. Car ce que nous savons de l'homme, c'est d'abord qu'il est capable du pire, voyez Auschwitz, et du médiocre plus souvent que du meilleur. C'est