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L'athéisme

La foi sauve, donc elle ment. »

NIETZSCHE.

L'athéisme est un objet philosophique singulier. C'est une croyance, mais négative. Une pensée, mais qui ne se nourrit que du vide de son objet.

C'est ce qu'indique suffisamment l'étymologie ce petit a privatif, devant l'immense théos (dieu)... Être athée, c'est être sans dieu, soit parce qu'on se contente de ne croire en aucun, soit parce qu'on affirme l'inexistence de tous. Dans un monde monothéiste, comme est le nôtre, on pourra en conséquence distinguer deux athéismes différents: ne pas croire en Dieu (athéisme négatif) ou croire que Dieu n'existe pas (athéisme positif, voire militant). Absence d'une croyance, ou croyance en une absence. Absence de Dieu, ou négation de Dieu.

Entre ces deux athéismes, on évitera pourtant de trop marquer la différence. Ce sont deux courants plutôt que deux fleuves; deux pôles, mais dans un même champ. Tout incroyant, entre les deux, peut ordinairement se situer, hésiter, fluctuer... Il n'en est pas moins athée pour autant. On croit en Dieu ou on n'y croit pas: est athée toute personne qui choisit le second terme de l'alternative.

Et l'agnostique ? C'est celui qui refuse de choisir. Très proche en cela de ce que j'appelais l'athéisme négatif, mais plus ouvert, c'est sa marque propre, à la possibilité de Dieu. C'est comme un centrisme métaphysique, ou un scepticisme religieux. L'agnostique ne prend pas parti. Il ne tranche pas. Il n'est ni croyant ni incroyant: il laisse le problème en suspens. Il a pour cela d'excellentes raisons. Dès lors qu'on ne sait pas si Dieu existe (si on le savait, la question ne se poserait plus), pourquoi faudrait-il se prononcer sur son existence ? Pourquoi affirmer ou nier ce qu'on ignore ? L'étymologie, ici encore, est éclairante. Agnôstos, en grec, c'est l'inconnu ou l'inconnaissable. L'agnostique, en matière" de religion, c'est celui qui ignore si Dieu existe ou pas, et qui s'en tient à cette ignorance. Comment le lui reprocher ? L'humilité semble de son côté. La lucidité semble de son côté. Par exemple dans cette belle formule de Protagoras: « Sur les dieux, je ne puis rien dire, ni qu'ils soient, ni qu'ils ne soient pas. Trop de choses empêchent de le savoir: d'abord l'obscurité de la question, ensuite la brièveté de la vie humaine. » Position respectable, cela va de soi, et qui paraît même de bon sens. Elle renvoie le croyant et l'athée à leur outrance commune: l'un et l'autre en disent plus qu'ils n'en savent.

Mais cela, qui fait la force de l'agnosticisme, fait aussi sa faiblesse. Si être agnostique c'était seulement ne pas savoir si Dieu existe, nous devrions tous être agnostiques - puisque aucun de nous, sur cette question, ne dispose d'un savoir. L'agnosticisme, en ce sens, serait moins une position

philosophique qu'une donnée de la condition humaine. Si tu rencontres quelqu'un qui te dit « Je sais que Dieu n'existe pas »: ce n'est pas un athée, c'est un imbécile. Disons que c'est un imbécile qui prend son incroyance pour un savoir. Et de même si tu rencontres quelqu'un qui te dit «Je sais que Dieu existe »: c'est un imbécile qui a la foi. La vérité, il faut y insister, c'est que nous ne savons pas. Croyance et incroyance sont sans preuve, et c'est ce qui les définit: quand on sait, il n'y a plus lieu de croire ou non. Si bien que l'agnosticisme perd en compréhension, comme disent les logiciens, ce qu'il gagne en extension. Si tout le monde en relève, à quoi bon s'en réclamer ?

L'agnosticisme ne devient philosophiquement significatif que lorsqu'il va, lui aussi, plus loin que la simple affirmation de son ignorance: en affirmant que cette affirmation suffit ou vaut mieux que les autres. C'est choisir de ne pas choisir. Cela dit assez, par différence, ce qu'est l'athéisme: un choix, qui peut être négatif (ne pas croire en Dieu) ou positif (croire que Dieu n'existe pas), mais qui suppose toujours une prise de position, un engagement, une réponse - là où l'agnosticisme, c'est sa grandeur et sa limite, s'en tient à la question et la laisse ouverte.

L'agnostique ne prend pas parti. L'athée, si: il prend parti contre Dieu, ou plutôt contre son existence. Pourquoi ? Il n'y a pas de preuve, et les athées, là-dessus, ont souvent été plus lucides que les croyants. Il n'y a guère l'équivalent, dans,l'histoire de l'athéisme, des fameuses et prétendues « preuves de l'existence de Dieu »... Comment prouver une inexistence ? Qui pourrait prouver, par exemple, que le Père Noël n'existe pas ? Que les fantômes n'existent pas ? Comment prouver, a fortiori, que Dieu n'existe pas ? Comment notre raison pourrait-elle démontrer que rien ne la dépasse ? Comment pourrait- elle réfuter ce qui, par essence, serait hors de sa portée ? Cette impossibilité ne nous voue pourtant pas à la bêtise,