il y a de l'incompréhensible, il y a du mystère, et il y en aura toujours. Les scientistes ont tort, assurément, de le nier. Mais de quel droit les croyants voudraient-ils s'approprier ce mystère, se le réserver, s'en faire une spécialité ? Qu'il y ait du mystère, cela ne donne pas raison à la religion, ni tort à la raison ! Cela donne tort au dogmatisme, et à tout dogmatisme, qu'il soit religieux ou rationaliste. C'est pourquoi cela donne tort, spécialement, aux religions, qui n'existent que par leurs dogmes. Un savant n'a pas besoin d'adorer la science. Mais que serait un croyant qui n'adorerait pas son Dieu ?

Être athée, ce n'est pas refuser le mystère; c'est refuser de s'en débarrasser ou de le réduire à trop bon compte, par un acte de foi ou de soumission. Ce n'est pas tout expliquer; c'est refuser d'expliquer tout par l'inexplicable. Croire en Dieu, à l'inverse, ce n'est pas ajouter du mystère au monde; c'est ajouter un nom (fûtil

imprononçable) à ce mystère, et le ramener, bien tranquillement, bien petitement, à une histoire de pouvoir ou de famille, d'alliance ou d'amour... Dieu tout-puissant, Dieu créateur, Dieu juge et miséricordieux - « Notre Père, qui êtes aux cieux... » Cela explique tout, mais par quelque chose qui ne s'explique pas. Cela n'explique donc rien; cela ne fait que déplacer le mystère - du côté, presque toujours, de l'anthropomorphisme. « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre, puis l'homme, à son image... » C'est expliquer l'univers, qui nous contient, par quelque chose qui nous ressemble, ou par quelqu'un, à qui nous ressemblons. « Si Dieu nous a faits à son image, écrivait Voltaire, nous le lui avons bien rendu. » Psychologiquement, quoi de plus compréhensible ? Philosophiquement, quoi de plus douteux ? L'univers est plus mystérieux que la Bible ou le Coran. Comment ces livres, qu'il contient, pourraient-ils l'expliquer ?

La moindre fleur fait un mystère insondable. Mais pourquoi voudrait-on que ce mystère soit soluble dans la foi ?

L'essentiel nous est inconnu. Mais pourquoi voudrait-on que l'inconnu soit Dieu ?

Les trois autres arguments sont plutôt positifs. Le premier est à la fois le plus trivial et le plus fort c'est l'argument du mal. Il y a trop d'horreurs dans le monde, trop de souffrances, trop d'injustices, pour qu'on puisse croire facilement qu'il a été créé par un Dieu absolument bon et tout-puissant. L'aporie est bien connue, depuis Épicure ou Lactance: ou bien Dieu veut éliminer le mal et ne le peut, mais alors il n'est pas tout-puissant; ou bien il le pourrait et ne le veut pas, mais alors il n'est pas parfaitement bon... Or s'il n'est pas l'un et l'autre (et a fortiori s'il n'est ni l'un ni l'autre: s'il ne veut ni ne peut supprimer le mal), est-ce encore un Dieu ? C'est le problème de toute théodicée, tel que Leibniz le formule: « Si Dieu existe, d'où vient le mal ? S'il n'existe pas, d'où vient le bien ? » Mais le mal fait une objection plus forte, contre la foi, que le bien contre l'athéisme. C'est qu'il est plus incontestable, plus illimité, plus irréductible. Un enfant rit ? On n'a guère besoin d'un Dieu pour l'expliquer. Mais quand un enfant meurt, mais quand un enfant souffre atrocement ? Qui oserait, devant cet enfant, devant sa mère, célébrer la grandeur de Dieu et les merveilles de sa création ? Or combien d'enfants souffrent atrocement, à chaque instant, de par le monde ?

Les croyants rétorqueront que, de ces horreurs, l'homme est souvent responsable... Certes. Mais il n'est pas cause de toutes, ni de soi. La liberté n'explique pas tout. Le péché n'explique pas tout. On pense à la forte boutade de Diderot: « Le Dieu des chrétiens est un père qui fait grand cas de ses pommes, et fort peu de ses enfants. » Cela vaut aussi contre le Dieu des juifs ou des musulmans. Cela vaut contre tout Dieu supposé d'amour et de miséricorde et comment, autrement, serait-il Dieu ? Pourquoi accepter de lui, à nouveau, ce qu'on ne tolérerait d'aucun père ? Il m'est arrivé de passer plusieurs heures dans le service de pédiatrie d'un grand hôpital parisien. Cela donne une assez haute idée de l'homme. Et une assez basse de Dieu, s'il existait. « La souffrance des enfants, écrit à juste titre Marcel Conche, est un mal absolu », qui suffit à rendre impossible toute théodicée. Combien d'atrocités qu'aucune faute ne saurait expliquer ni justifier ? Combien de souffrances avant le premier péché ? Combien d'horreurs, même, avant l'existence de l'humanité ? Quel est ce Dieu qui abandonne les gazelles aux tigres, et les enfants au cancer ?

Le deuxième argument est plus subjectif, et je le donne pour tel. Je n'ai pas une assez haute idée de l'humanité en général et de moi-même en particulier pour imaginer qu'un Dieu ait pu nous créer. Cela ferait une bien grande cause, pour un si petit effet ! Trop de médiocrité partout, trop de bassesse, trop de misère, comme dit Pascal, et trop peu de grandeur.

Non qu'il convienne, sur ce terrain, d'en rajouter. Toute misanthropie est injuste: c'est faire comme si les héros n'existaient pas, comme si les braves gens n'existaient pas, et donner raison par-là, bien sottement, aux méchants et aux lâches. Mais enfin les héros ont aussi leurs petits côtés, qui les fait humains, comme les braves gens leurs faiblesses. Ni les uns ni les autres n'ont besoin d'un Dieu pour exister ou pour être concevables. Le