universelle et nécessaire (nous avons le sentiment que tout le monde devrait trouver beau, en droit, ce que nous jugeons, en fait, être tel), enfin qui manifeste une certaine forme de finalité, sans qu'aucun but ne soit pour cela représenté (nous percevons une finalité dans la fleur ou l'œuvre, qui nous paraissent pourtant d'autant plus belles qu'elles ne supposent aucune fin extérieure). Pour moi, qui ne suis pas kantien, j'en retiens surtout qu'il n'y a pas de beauté sans plaisir, et cela me fait une finalité suffisante. C'est l'esprit de Poussin: « Le but de l'art, disait-il, c'est la délectation. » C'est l'esprit de Molière: « La seule règle est de plaire. » C'est l'esprit tout court, qui se réjouit de ce qu'il aime.

De ce qu'il aime, ou de ce qu'il connaît ? L'un et l'autre, et c'est ce qui rend l'art le plus précieux. Il nous aide à aimer la vérité, en faisant ressortir –même quand l'objet évoqué est laid ou banal - sa beauté. Deux pommes, un oignon, une paire de vieux souliers... Ou bien quelques notes, quelques mots... Et tout d'un coup c'est comme si l'absolu lui-même était là, suspendu au mur ou au silence, comme rayonnant dans sa splendeur, dans son éternité, dans sa vérité enfin et à jamais révélée... « La vraie vie, écrivait Proust, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature. » Cela ne veut pas dire que les livres vaillent mieux que la vie, ni que les écrivains vivent davantage que les autres. Cela veut dire plutôt, et à l'inverse, que la littérature, comme tout art, nous aide à percevoir et à habiter cette vie vraie, qui se trouve « à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste », comme dit encore Proust, mais que la plupart ne voient pas, faute d'attention, faute de talent, et que l'artiste, dans sa singularité, nous révèle. La beauté n'y suffit pas. La vérité n'y suffit pas. Et moins encore la laideur ou, malgré Nietzsche, l'illusion. Nous avons besoin du beau, nous avons besoin du vrai, mais plus encore de leur rencontre, de leur fusion, de leur unité, et c'est pourquoi nous avons besoin des artistes: non pour embellir la vérité, ce qui ne serait qu'artifice ou décoration, mais pour manifester ou révéler sa beauté intrinsèque, pour nous apprendre à la voir, à en jouir et à nous en réjouir - à l'aimer. Il ne s'agit pas de faire joli, ni de faire ressemblant. Il s'agit d'aimer sans mentir voyez Mozart, voyez Vermeer -, et c'est l'art vrai.

« L'art fait jaillir la vérité, écrit Heidegger. D'un seul bond qui prend les devants, l'art fait surgir, dans l'œuvre en tant que sauvegarde instauratrice, la vérité de l'étant. » Cette vérité n'est pas celle des sciences, toujours faite de concepts, de théories, d'abstractions. La vérité de l'art est toujours concrète, au contraire, toujours pratique, toujours silencieuse à sa façon (même quand elle s'exprime par des mots ou des sons): c'est la vérité de l'être, pour autant que nous sommes capables de l'accueillir, c'est « l'être à découvert de l'étant comme tel », écrit Heidegger, et cela fait comme une figure humaine, nécessairement humaine, de l'absolu qui nous contient ou que nous sommes. Tant pis pour les esthètes. Tant pis pour les virtuoses, s'ils, ne sont que cela. La beauté n'est pas tout. La technique n'est pas tout. Avant d'être production ou habileté, l'art est d'abord dévoilement, instauration ou mise en œuvre d'une vérité. Or quelle vérité, pour l'homme, sans langage ? Quel silence, même, sans langage ? C'est où l'on rencontre la poésie, qui est l'essence de l'art en tout art, et son sommet: parce que « l'essence de l'art, c'est le poème », comme dit encore Heidegger, et parce que « l'essence du poème, c'est l'instauration de la vérité ».

Si « l'homme habite le monde en poète », c'est grâce à ces créateurs (on dirait en grec: ces poiètai) qui nous ont appris à le voir, à le connaître, à le célébrer - aussi à l'affronter et à le transformer -, à en jouir, même quand il est désagréable, à nous en réjouir ou à le supporter, même quand il est triste ou cruel, bref à l'aimer ou à lui pardonner, puisqu'il faut bien en venir là, puisque c'est la seule sagesse de l'homme et de l'œuvre. C'est où l'esthétique touche à l'éthique. « Il y a en effet quelque chose dans la conception selon laquelle le beau serait le but de l'art, écrit Wittgenstein, et le beau est justement ce qui rend heureux. » Point toute beauté pourtant, ni pour n'importe quel bonheur. La vérité compte aussi, et davantage: ne vaut, en art, que la beauté qui ne ment pas.

J'évoquais la musique sans Bach ou Beethoven, les arts plastiques sans Michel-Ange ou Rembrandt, la littérature sans Shakespeare ou Hugo... Mais qui ne voit que c'est l'humanité elle-même, sans ces artistes incomparables - tous universels, tous singuliers -, qui ne serait pas ce qu'elle est ?

Parce qu'elle serait moins belle, moins cultivée, moins heureuse ? Pas seulement ni surtout. Parce qu'elle serait moins vraie et moins humaine. L'art est un fait de l'homme. L'homme est un fait de l'art.