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La mort
« À l'égard de toutes les autres choses, il est possible de se procurer la sécurité; mais, à cause de la mort, nous, les hommes, nous habitons tous une cité sans murailles. »
ÉPICURE. La mort constitue, pour la pensée, un objet nécessaire et impossible.
Nécessaire, puisque toute notre vie porte sa marque, comme l'ombre portée du néant (si nous ne mourions pas, chaque instant sans doute aurait un goût différent, une lumière différente), comme le point de fuite, pour nous, de tout.
Mais impossible, puisqu'il n'y a rien, dans la mort, à penser. Qu'est-elle ? Nous ne le savons pas. Nous ne pouvons le savoir. Ce mystère ultime rend toute notre vie mystérieuse, comme un chemin dont on ne saurait où il mène, ou plutôt on ne le sait que trop (à la mort), mais sans savoir pourtant ce qu'il y a derrière - derrière le mot, derrière la chose -, ni même s'il y a quelque chose.
Ce mystère, où l'humanité commence peut-être (il est vraisemblable qu'aucun animal ne s'est jamais interrogé là-dessus), n'est certes pas sans recours. À la question « Qu'est-ce que la mort ? », les philosophes n'ont cessé de répondre. Toute une partie de la métaphysique se joue là. Mais leurs réponses, pour simplifier à l'extrême, se répartissent en deux camps: les uns qui disent que la mort n'est rien (un néant, strictement); les autres qui affirment qu'elle est une autre vie, ou la même continuée, purifiée, libérée... C'est deux façons de la nier: comme néant, puisque le néant n'est rien, ou comme vie, puisque la mort, alors, en serait une. Penser la mort, c'est la dissoudre: l'objet, nécessairement, échappe. La mort n'est rien (Epicure), ou bien n'est pas la mort (Platon) mais une autre vie.
Entre ces deux extrêmes, on ne voit guère quel juste milieu serait possible - sinon celui, qui n'en est pas un, de l'ignorance avouée, de l'incertitude, du doute, voire de l'indifférence... Mais puisque l'ignorance, s'agissant de la mort, est notre lot à tous, cette troisième position n'est pas autre chose que la prise en compte de ce que les deux premières ont de fragile ou d'indécidable. Au reste, celles-ci énoncent moins des positions extrêmes que des propositions contradictoires, soumises comme telles au principe du tiers exclu. Il faut que la mort soit quelque chose, ou bien qu'elle ne soit rien. Mais si elle est quelque chose, cela, qui la distingue du néant, ne peut être qu'une autre vie, un peu plus sombre ou un peu plus lumineuse, selon les cas ou les croyances, que l'autre... Bref, le mystère de la mort n'autorise guère que deux types de réponse, et c'est pourquoi peut-être il structure si fortement l'histoire de la philosophie et de l'humanité: il y a ceux qui prennent la mort au sérieux, comme un néant définitif (c'est dans ce camp, notamment, qu'on trouvera la quasi- totalité des athées et des philosophes matérialistes), et ceux, au contraire, qui n'y voient qu'un passage, qu'une transition entre deux vies, voire le commencement de la vraie (comme l'annoncent la plupart des religions et, avec elles, des philosophies spiritualistes ou idéalistes). Le mystère, bien sûr, n'en demeure pas moins. Penser la mort, disais-je, c'est la dissoudre. Mais cela n'a jamais dispensé personne de mourir, ni ne l'a éclairé à l'avance sur ce que mourir signifiait.
À quoi bon alors, demandera-t-on, réfléchir à une question pour nous insoluble ? C'est que toute notre vie en dépend, comme l'a vu Pascal, et toute notre pensée: on ne vivra pas de la même façon, on ne pensera pas de la même façon, selon qu'on croit ou non qu'il y a « quelque chose » après la mort. Au reste, qui voudrait ne s'intéresser qu'à des problèmes susceptibles d'être véritablement résolus (et dès lors supprimés en tant que problèmes) devrait renoncer à philosopher. Mais comment le pourrait-il, sans s'amputer de soi ou d'une partie de la pensée ? Les sciences ne répondent à aucune des questions les plus importantes que nous nous posons. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? La vie vaut elle la peine d'être vécue ? Qu'est-ce que le bien ? Qu'est-ce que le mal ? Sommes-nous libres ou déterminés ? Dieu existe-t-il ? Y a-t-il une vie après la mort ? Ces questions, qu'on peut dire métaphysiques en un sens large (elles excèdent en effet toute physique possible), font de nous des êtres pensants, ou plutôt des êtres philosophants (les sciences pensent aussi, qui ne se posent pas ces questions), et c'est ce qu'on appelle l'humanité ou, comme disaient les Grecs, les mortels: non ceux qui vont mourir les bêtes meurent aussi -, mais ceux qui savent qu'ils vont mourir, sans savoir pourtant ce que cela veut dire et sans pouvoir davantage s'empêcher d'y penser... L'homme est un animal métaphysique; c'est pourquoi la mort, toujours, est son problème. Il s'agit, non de le résoudre, mais de l'affronter.
On rencontre ici la formule fameuse: « Que philosopher c'est apprendre à mourir... » Sous cette forme,