Tel est le sens de la fameuse formulation kantienne de l'impératif catégorique, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs: « Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle. » C'est agir selon l'humanité, plutôt que selon le « cher petit moi », et obéir à sa raison plutôt qu'à ses penchants ou à ses intérêts. Une action n'est bonne que si le principe auquel elle se soumet (sa « maxime ») peut valoir, en droit, pour tous: agir moralement, c'est agir de telle sorte que tu puisses désirer, sans contradiction, que tout individu se soumette aux mêmes principes que toi. Cela rejoint l'esprit des Évangiles, ou l'esprit de l'humanité (on trouve des formulations équivalentes dans les autres religions), tel que Rousseau en énonce la « maxime sublime »: « Fais à autrui comme tu veux qu'on te fasse. » Cela rejoint aussi, plus modestement, plus lucidement, l'esprit de la compassion, dont Rousseau, là encore, exprime la formule, « bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente Fais ton bien avec le moindre mal d'autrui qu'il est possible ». C'est vivre au moins en partie selon l'autre, ou plutôt selon soi, mais en tant qu'on juge et pense. « Tout seul, disait Alain, universellement... » C'est la morale même.
Faut-il, pour légitimer cette morale, un fondement ? Ce n'est pas nécessaire, ni forcément possible. Un enfant se noie. As-tu besoin d'un fondement pour le sauver ? Un tyran massacre, opprime, torture... As-tu besoin d'un fondement pour le combattre ? Un fondement, ce serait une vérité incontestable, qui viendrait garantir la valeur de nos valeurs: cela nous permettrait de démontrer, y compris à celui qui ne les partage pas, que nous avons raison et qu'il a tort. Mais il faudrait pour cela fonder d'abord la raison, et c'est ce qu'on ne peut. Quelle démonstration sans principe préalable, qu'il faudrait d'abord démontrer ? Puis quel fondement, s'agissant de valeurs, qui ne présuppose la morale même qu'il prétend fonder ? L'individu qui mettrait l'égoïsme plus haut que la générosité, le mensonge plus haut que la sincérité, la violence ou la cruauté plus haut que la douceur ou la compassion, comment lui démontrer qu'il a tort, et qu'est-ce que cela pourrait bien lui faire ? Celui qui ne pense qu'à soi, que lui importe la pensée ? Celui qui ne vit que pour soi, que lui importe l'universel ? Celui qui n'hésite pas à profaner la liberté de l'autre, la dignité de l'autre, la vie de l'autre, pourquoi respecterait-il le principe de non-contradiction ? Et pourquoi faudrait-il, pour le combattre, avoir les moyens d'abord de le réfuter ? L'horreur ne se réfute pas. Le mal ne se réfute pas. Contre la violence, contre la cruauté, contre la barbarie, nous avons moins besoin d'un fondement que de courage. Et vis-à-vis de nous-mêmes, moins d'un fondement que d'exigence et de fidélité. Il s'agit de n'être pas indigne de ce que l'humanité a fait de soi, et de nous. Pourquoi aurions-nous besoin pour cela d'un fondement ou d'une garantie ? Comment seraient-ils possibles ? La volonté suffit, et vaut mieux.
« La morale, écrivait Alain, consiste à se savoir esprit et, à ce titre, obligé absolument; car noblesse oblige. Il n'y a rien d'autre, dans la morale, que le sentiment de la dignité. » C'est respecter l'humanité en soi et en l'autre. Cela ne va pas sans refus. Cela ne va pas sans efforts. Cela ne va pas sans combats. Il s'agit de refuser la part de toi qui ne pense pas, ou qui ne pense qu'à toi. Il s'agit de refuser, ou en tout cas de surmonter, ta propre violence, ton propre égoïsme, ta propre bassesse. C'est te vouloir homme, ou femme, et digne de l'être. « Si Dieu n'existe pas, dit un personnage de Dostoïevski, tout est permis. » Mais non, puisque, croyant ou incroyant, tu ne te permets pas tout: tout, y compris le pire, ce ne serait pas digne de toi !
Le croyant qui ne respecterait la morale que dans l'espoir du paradis, que par crainte de l'enfer, ne serait pas vertueux: il ne serait qu'égoïste et prudent. Celui qui ne fait le bien que pour son propre salut, explique à peu près Kant, ne fait pas le bien, et n'est pas sauvé. C'est dire qu'une action n'est bonne, moralement, qu'à la condition qu'on l'accomplisse, comme dit encore Kant, « sans rien espérer pour cela ». C'est où l'on entre, moralement, dans la modernité, autrement dit dans la laïcité (au bons sens du terme: au sens où un croyant peut être aussi laïque qu'un athée). C'est l'esprit des Lumières. C'est l'esprit de Bayle, Voltaire, Kant. Ce n'est pas la religion qui fonde la morale; c'est la morale, bien plutôt, qui fonde ou justifie la religion. Ce n'est pas parce que Dieu existe que je dois bien agir; c'est parce que je dois bien agir que je peux avoir besoin - non pour être vertueux, mais pour échapper au désespoir - de croire en Dieu. Ce n'est pas parce que Dieu m'ordonne quelque chose que c'est bien; c'est parce qu'un commandement est moralement bon que je peux envisager qu'il vienne de Dieu. Ainsi la morale n'interdit pas de croire, et même elle mène, selon Kant, à la religion. Mais elle n'en dépend pas et ne saurait s'y réduire. Quand bien même Dieu n'existerait pas, quand bien même il n'y aurait rien après la mort, cela ne te dispenserait pas de faire ton devoir, autrement dit d'agir humainement. « Il n'est rien si beau et légitime, écrivait Montaigne, que de faire bien l'homme, et dûment. » Le seul devoir c'est d'être humain (au sens où l'humanité n'est pas seulement une espèce animale, mais un acquis de la civilisation), la seule vertu c'est d'être humain, et nul ne peut l'être à ta place.
Cela ne tient pas lieu de bonheur, et c'est pourquoi la morale n'est pas tout. Cela ne tient pas lieu d'amour, et c'est pourquoi la morale n'est pas l'essentiel. Mais aucun bonheur n'en dispense; mais aucun amour n'y suffit: c'est dire que la morale, toujours, reste nécessaire.
C'est elle qui te permettra, en étant librement toi-même (plutôt que de rester prisonnier de tes instincts et de tes peurs !), de vivre librement avec les autres.